Par Jean-Jacques Urvoas, ancien garde des Sceaux, professeur de droit public à l’Université de Brest.

Quel était l’enjeu de cette contestation ?

Le 23 mai dernier, l’Assemblée a adopté une motion de rejet préalable par 274 voix contre 121, mettant un terme abrupt à un débat à peine amorcé. Aussi les groupes de gauche, à l’origine de la saisine du Conseil, ont-ils articulé trois griefs majeurs contre cette initiative, qu’ils considéraient comme une manœuvre procédurale dévoyée.

Le premier reproche, particulièrement saillant, visait la qualité du déposant : le rapporteur du texte, le député LR Julien Dive, pourtant favorable à son adoption. Une telle initiative, affirmaient les requérants, contrevenait à la vocation même de la motion de rejet préalable, traditionnellement mobilisée par l’opposition pour signifier son refus d’un texte. Comme le soulignait le groupe socialiste de l’Assemblée dans sa saisine, « cet outil constitue un instrument classique pour que l’opposition ou la minorité exprime son opposition à un texte en séance publique ».

Le deuxième grief portait sur les motivations invoquées. Le rapporteur justifiait la motion par une « obstruction massive, méthodique et manifeste », illustrée par le dépôt de 3500 amendements, dont « bon nombre visent assurément à entraver le débat plutôt qu’à l’enrichir ». Une telle lecture, selon la saisine commune des groupes LFI, Écologistes et Communistes, trahissait l’esprit de la procédure. Ils rappelaient que l’article 91, alinéa 5, du règlement de l’Assemblée nationale limite strictement le recours à la motion de rejet préalable, laquelle ne peut avoir pour seule finalité que « de faire reconnaître que le texte proposé est contraire à une ou plusieurs dispositions constitutionnelles ou de faire décider qu’il n’y a pas lieu à délibérer ».

Enfin, les groupes de gauche, tant à l’Assemblée qu’au Sénat, dénonçaient une atteinte frontale au droit d’amendement des parlementaires, consacré à l’article 44 de la Constitution. La motion, adoptée sans qu’aucun des amendements déposés n’ait été examiné, avait en effet interrompu la discussion avant même qu’elle ne débute réellement.

Ainsi, au-delà du contenu de la loi « Duplomb », c’était une série de questions procédurales décisives qui se trouvaient soumises à l’arbitrage du Conseil constitutionnel. Las, la limpidité de sa réponse n’a d’égale que son caractère désarmant.

Le Conseil s’est borné à constater, dans une formule d’une concision presque désinvolte, que « l’adoption de la motion de rejet préalable en première lecture à l’Assemblée nationale n’a méconnu ni le droit d’amendement, ni les exigences de clarté et de sincérité du débat parlementaire ». Une affirmation sèche, sans démonstration, qui laisse le juriste, et le lecteur averti, sur sa faim.

En quoi cette réponse peut-elle être jugée insatisfaisante ?

D’abord, parce que le Conseil n’expose à aucun moment, ni dans sa décision, ni dans le communiqué de presse qui l’accompagne, les raisons qui le conduisent à valider la procédure contestée. Le silence est total, et l’argumentation, absente.

Certes, la jurisprudence du Conseil en matière de motions de rejet préalable n’invitait guère à l’optimisme, en dépit de la solidité des arguments formulés par les requérants. Mais il demeure profondément frustrant de ne pas connaître le raisonnement des huit membres ayant siégé. Car le droit n’est pas une science exacte, et c’est dans l’explication que réside sa vertu pédagogique. Plus le juge est laconique, plus s’amplifie la présomption d’arbitraire qui plane sur sa décision. Et dans le cas d’espèce, on aurait espéré – enfin – une clarification sur le périmètre du fameux principe de « clarté et de sincérité du débat parlementaire », que le Conseil invoque à chaque fois qu’il est saisi d’une question procédurale, sans jamais en définir les contours.

Ce principe est apparu dans la décision n° 2005-512 DC du 21 avril 2005, relative à la loi d’orientation pour l’avenir de l’école. Il fut ensuite précisé dans la décision n° 2005-526 DC du 13 octobre 2005 sur le règlement de l’Assemblée où le Conseil le rattacha formellement à une lecture combinée de l’article 3 de la Constitution et de l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Il connut enfin son plein déploiement dans la décision n° 2009-581 DC du 25 juin 2009 relative à la révision du règlement de l’Assemblée.

À l’époque, la doctrine salua cette construction prétorienne comme une avancée majeure, traduisant l’attachement du Haut-Conseil à la préservation des droits du Parlement et des parlementaires, en particulier ceux de l’opposition et des groupes minoritaires.

Mais cette promesse n’a pas été tenue. Car si ce principe est désormais invoqué quasi-systématiquement dans les saisines, le Conseil ne l’a jamais utilisé comme fondement d’une censure. Il s’est seulement contenté, à de rares occasions, de formuler des réserves d’interprétation sans jamais franchir le seuil de la sanction. Vingt ans après son apparition, ses contours demeurent donc flous, sa portée incertaine, et sa fonction essentiellement rhétorique.

Les occasions de le mobiliser pourtant ne manquaient pas. On se souvient, par exemple, de la décision du 14 avril 2023 sur la réforme des retraites, où le Conseil avait écarté l’ensemble des griefs relatifs au déroulement chaotique de la procédure législative, au prix de motivations d’une concision déconcertante.

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Comment expliquer le laconisme du Conseil ?

Une première hypothèse tient à sa prudence. Lorsqu’il est saisi de griefs portant sur le déroulement de la procédure parlementaire, et singulièrement sur l’usage de la motion de rejet préalable, le Conseil hésite. Il redoute, semble-t-il, de franchir une ligne qui l’exposerait à l’accusation de s’immiscer dans le fonctionnement interne des assemblées.

Cette crainte n’est pas nouvelle. En 1986, lors des débats préparatoires à la décision du 18 novembre, le rapporteur Robert Fabre exprimait déjà ses réserves : « En sanctionnant le détournement de procédure représenté par l’usage de la question préalable au Sénat, le Conseil pourrait être accusé de gêner ou de retarder l’exercice du pouvoir législatif, ce qui risquerait de porter atteinte à son autorité. » Bien qu’il ait reconnu l’abus, il écarta la censure, jugée disproportionnée, et proposa un avertissement implicite, figurant dans la décision n° 86-2018 DC : les « conditions [d’adoption] n’affectent pas, au cas présent, la régularité de la procédure législative ». Huit ans plus tard, en 1994, la même retenue s’exprime lorsque le Conseil débat du rejet en bloc de 3 000 amendements au Sénat. Robert Badinter s’inquiète : « Je crains beaucoup que le Conseil s’engage dans une voie qui n’est pas la sienne. (…) Notre saisine porte sur ce qui est dans la loi. Ici, on va au-delà : on contrôle la vie parlementaire, le respect du règlement. » Ces deux épisodes traduisent une ligne de crête jurisprudentielle : celle d’un juge constitutionnel soucieux de préserver son autorité en évitant toute confrontation directe avec le pouvoir législatif. Peut-être ce manque d’audace traduit-il encore aujourd’hui l’état d’esprit des membres du collège, réticents à affirmer une conception exigeante de la démocratie parlementaire.

Une seconde hypothèse tient à la fidélité du Conseil à sa vocation originelle. En 1958, Charles Eisenmann le qualifiait de « canon braqué contre le Parlement », tandis que Michel Debré voyait en lui « un chien de garde de l’exécutif », garant du parlementarisme rationalisé. Cette conception, malgré les évolutions récentes, influence toujours sa jurisprudence : bienveillance envers les prérogatives gouvernementales, rigueur envers les droits parlementaires. Le Conseil, en validant sans réserve une procédure qui neutralisait toute discussion, semble avoir prolongé cette logique de maîtrise du débat, au détriment de la délibération démocratique.

Enfin, peut-être faut-il envisager une hypothèse plus radicale : celle d’un Conseil qui persiste à ne pas concevoir pleinement le rôle qui devrait être le sien dans un État de droit. Car au-delà du contrôle formel des normes, n’est-ce pas la mission du juge constitutionnel que de mettre en perspective les actes qu’il examine au regard des principes fondamentaux qui structurent notre ordre juridique ? Or, trop souvent, le Conseil se borne à valider ou invalider sans expliquer. Il ne dit ni pourquoi une disposition est conforme, ni en quoi elle ne l’est pas. Ce refus de justification affaiblit la portée normative de ses décisions et brouille la lisibilité du droit constitutionnel. N’est-ce pas pourtant l’essence même d’un État de droit que de permettre à chacun de comprendre les raisons qui fondent la conformité ou l’inconstitutionnalité d’une norme ?