Par Aude-Solveig Epstein, Maître de conférences en droit privé à l’Université Paris Nanterre et Alice Di Concetto, Chief Legal Adviser, The European Institute for Animal Law & Policy

Quel est l’apport de l’arrêt de la CEDH en termes de protection animale ? 

Il faut distinguer la théorie de la pratique.  

Au plan théorique, l’arrêt marque une étape supplémentaire dans la construction d’un régime juridique de protection des animaux en tant qu’êtres sensibles. En effet, la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales n’évoque pas les animaux. A plusieurs reprises déjà, la CEDH a cependant admis que la protection des animaux constitue un objectif légitime susceptible d’entrer en ligne de compte dans l’examen des cas qui lui sont soumis. Au cas présent, elle affirme que la protection du bien-être animal se rattache à la “moralité publique”, et peut comme telle justifier des ingérences dans l’exercice de la liberté religieuse en vertu de l’article 9.2 de la Convention. L’arrêt est notable car il affirme l’importance, en Europe, de protéger les animaux pour eux-mêmes, et non simplement au titre des avantages qui en résultent pour les humains et l’épanouissement de leurs droits (selon les cas leur droit de propriété, leur liberté de conscience, etc.).  

Pour autant, en pratique, les apports de l’arrêt à la protection animale sont plus discutables.  

D’une part, les décrets litigieux n’interdisent pas l’importation de produits animaux issus d’abattages rituels pratiqués ailleurs qu’en Flandre et en Wallonie, y compris dans la région Bruxelles-Capitale qui n’a pas interdit l’abattage sans étourdissement. Il pourrait donc en résulter simplement une augmentation de l’importation de produits kasher et halal importés, y compris en provenance de pays non européens où les normes de protection des animaux d’élevage sont encore plus faibles qu’en Europe, voire inexistantes.  

D’autre part, les décrets litigieux se focalisent sur la question de l’étourdissement est suspecte, alors que les facteurs de souffrance animale sont très nombreux, à la fois lors de l’abattage et plus en amont. Lors de l’abattage, il y a de très nombreux facteurs de souffrance: coups, blessures, abattage de femelles gestantes, etc. L’étourdissement lui-même est douloureux. Dans une étude publiée en 2020, l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) a ainsi établi une liste de 39 recommandations afin d’améliorer la protection animale au moment de l’abattage, dont une seule se réfère à l’étourdissement, qui n’est  pas présentée comme prioritaire ou optimale. Sans compter que, dans un certain nombre de cas, les cadences effrénées et le défaut de formation des personnels d’abattoir contribuent à priver d’effectivité l’étourdissement préalable, si bien que des produits qui ne sont pas vendus comme halal ou kasher proviennent néanmoins d’animaux qui n’étaient pas inconscients lors de leur mise à mort.  

En outre, dans l’élevage industriel, toute la vie des animaux est une succession de souffrances légales organisées, pas seulement leur abattage : les manipulations génétiques destinées à produire des races à croissance rapide déforment les animaux, quantité de mutilations à vif sont autorisées, les petits sont précocement séparés de leurs mères, l’engraissage et le transport s’opèrent dans des conditions incompatibles avec le respect des besoins physiologiques des animaux, etc.  

Dans ce contexte, focaliser les politiques publiques de bien-être animal sur l’abattage en général, et sur la question de l’étourdissement en particulier, est suspect.  

En quoi l’interdiction d’abattre les animaux d’élevage sans les étourdir contrarie-t-elle la liberté religieuse ? 

L’arrêt de la CEDH témoigne des possibles contradictions entre protection animale et droits humains, au cas présent la liberté religieuse. Les lois alimentaires juive et musulmane prescrivent en effet aux fidèles de consommer de la viande issue d’animaux vivants et intacts (sans lésion) lors de leur mise à mort. Certaines parties de l’animal sont également impropres à la consommation, dont le sang, ce qui implique que les animaux soient entièrement saignés au moment de l’abattage. La méthode d’abattage est détaillée dans les textes juridiques religieux (dont le Talmud et les Hadith), aux termes desquels un sacrificateur coupe, au moyen d’un instrument tranchant, la trachée, l’œsophage et les principales artères et veines du cou de l’animal. L’incision doit en outre se faire en une seule fois. 

La CEDH tente de minimiser l’intensité du conflit à l’œuvre, en jouant sur les mots: à l’en croire, l’“abattage rituel” ne devrait pas être confondu avec l’abattage sans étourdissement, car certaines techniques d’étourdissement seraient en réalité compatibles avec les prescriptions religieuses juives et musulmanes.  Pourtant, ni les juifs observants ni les certificateurs kasher ne considèrent l’abattage sans étourdissement comme compatible avec le rite juif (shehita). Il en va de même de la majorité des musulmans, pour qui le rituel musulmans (dhabiha) requiert également une absence d’étourdissement. Seule une minorité de certificateurs halal autorise l’étourdissement réversible – à l’aide d’un instrument qui ne fracture pas la boîte crânienne de l’animal – ou post-saignée – lorsque l’animal est étourdi après que sa gorge a été tranchée.  

En ce sens, comme l’affirme d’ailleurs la CJUE dans son arrêt rendu le 17 décembre 2020, “en imposant l’obligation d’étourdissement préalable de l’animal lors de l’abattage rituel, tout en prescrivant que cet étourdissement soit réversible et qu’il ne provoque pas la mort de l’animal”, les décrets contestés sont bel et bien “incompatible[s] avec certains préceptes religieux juifs et islamiques” (CJUE, 17 déc. 2020, Aff. C‑336/19, para 53).   

Vous estimez que la justification de l’arrêt de la CEDH n’est pas proprement scientifique. Quels sont alors les facteurs qui ont pesé sur la décision ? 

Les contentieux environnementaux qui se multiplient aujourd’hui donnent parfois l’impression que les juges sont les relais naturels des scientifiques et qu’ils oeuvrent au primat de la science sur la politique. Pourtant, au cas présent, les impacts de l’interdiction de l’abattage rituel en Wallonie et en Flandre sur le bien-être animal n’ont pas été documentés scientifiquement, que ce soit avant l’adoption des décrets litigieux, ou au moment de leur examen judiciaire. L’arrêt de la CEDH nous semble surtout guidé par le souci d’éviter de contredire l’appréciation du bon équilibre entre liberté religieuse et protection animale à laquelle se sont livrés les pouvoirs publics belges et la CJUE.   

Du fait de la diversité des points de vue des Etats membres du Conseil de l’Europe en matière religieuse, la CEDH est accoutumée à leur reconnaître une importante marge d’appréciation dans les affaires qui mettent en cause la liberté religieuse. Toutefois, la Cour de Strasbourg affirme classiquement qu’il lui revient tout de même de rechercher “si les mesures prises au niveau national se justifient dans leur principe et sont proportionnées” (v. par ex. CEDH, 1er juillet 2014, S.A.S. c. France, § 131). Or, au cas présent, la CEDH s’en remet à l’analyse des autorités belges et de la CJUE pour apprécier le bien-fondé de la mesure et sa proportionnalité. Pourtant, la décision de la CJUE est juridiquement discutable. D’ailleurs, l’avocat général avait recommandé à la CJUE de conclure à la contrariété des décrets litigieux au droit de l’Union européenne. De la sorte, en s’alignant sur la solution de la CJUE, sans examiner à nouveaux frais les questions de bien-fondé, de nécessité et de proportionnalité des décrets belges pour améliorer la protection des animaux d’élevage, la CEDH rend une décision faiblement motivée.  

Afficher un front judiciaire désuni en Europe sur une question aussi controversée aurait sans doute alimenté les accusations de gouvernement des juges. Pour autant, aucune juridiction ne devrait trancher une controverse suscitant des opinions aussi polarisées sans s’être préalablement livrée à une argumentation rigoureuse, a fortiori si l’arrêt est rendu au nom de “la moralité publique”. En tant que juristes très attachées à la cause animale, nous sommes préoccupées : la décision de la CEDH risque d’être interprétée comme un blanc-seing donné aux partisans de l’intolérance religieuse pour instrumentaliser la cause animale à des fins discriminatoires, sans plus-value avérée en termes de bien-être animal.