Par Romain Rambaud, Professeur de droit public à l’Université Grenoble-Alpes

Avant les affaires Sarkozy : quelles étaient les règles encadrant le financement des campagnes électorales ?

En 2007 comme en 2012, le financement des campagnes présidentielles était déjà encadré par le code électoral et, pour ce qui concerne l’élection présidentielle spécifiquement, par la loi n° 62-1292 du 6 novembre 1962 relative à l’élection du Président de la République au suffrage universel ayant valeur organique, et systématiquement actualisée avant chaque élection présidentielle. Par exemple, pour ce qui concerne le plafonds de dépenses, il était fixé en 2012  à 22 509 000 euros pour un second tour (décret n° 2009-1730 du 30 décembre 2009 portant majoration du plafond des dépenses électorales). Concernant les financements, existaient déjà l’interdiction des financements par un Etat étranger, par une personne morale étrangère et plus généralement la prohibition pour toute personne morale, hors partis, de contribuer, à l’exception des prêts bancaires (art. L. 52-8 du code électoral).

La Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques (CNCCFP), garante de la régularité financière, n’exerçe toutefois qu’un contrôle administratif, fondé exclusivement sur les pièces comptables transmises par les candidats : factures, déclarations, justificatifs. Ce modèle repose donc sur la sincérité des déclarations des candidats. Il suffisait ainsi d’un système de fausses et/ou doubles factures pour échapper à la détection : ce sera l’affaire Bygmalion.

Le premier choc survient en 2012. Les comptes de Nicolas Sarkozy, candidat à sa réélection, sont rejetés une première fois par la CNCCFP, puis par le Conseil constitutionnel en juillet 2013 (Conseil constitutionnel, décision n° 2013-156 PDR du 4 juillet 2013). À l’époque, on constate un dépassement du plafond et l’irrégularité de certaines dépenses, dont certaines financées par l’Etat: le Conseil constitutionnel réintégra 1 669 930 euros de dépenses que le candidat n’avait pas ou avait insuffisamment fait figurer dans son compte de campagne, soit 7,8 % de plus que le montant des dépenses qu’il a déclarées et 7,4 % du plafond de dépenses autorisées, conduisant à un dépassement de 466 118 euros, soit 2,1 %, du plafond autorisé.

Cependant, les autorités de contrôle ne détectent pas l’ampleur des irrégularités et ce n’est qu’ensuite, grâce à l’enquête associée à l’affaire Bygmalion, que l’ampleur réelle du dépassement apparaît : bien au-delà de ce qu’avaient identifié la CNCCFP et le Conseil constitutionnel, puisque l’enquête aurait révélé des dépenses à hauteur de 43 millions d’euros, soit un dépassement de 20 millions d’euros environ. Le contrôle administratif montre alors ses limites.

Après les révélations : un durcissement de la loi et un tournant jurisprudentiel

Les suites de l’affaire Bygmalion ont conduit à une série de réformes destinées à combler ces failles. La CNCCFP peut désormais recourir (loi n°2016-508 de modernisation de diverses règles applicables aux élections, art. L. 52-14) à des experts pour évaluer la réalité et les prix des prestations facturées à un candidat. Elle peut aussi faire appel à des officiers de police judiciaire pour interroger des tiers, même si elle demeure dépourvue de tout pouvoir d’enquête judiciaire et de coercition stricto sensu, compétence que le Conseil constitutionnel a réservée au parquet dans sa jurisprudence de 1990 (Cons. const., 11 janv. 1990, n° 89-271 DC, §3).

Pour éviter la dissimulation de dépenses par un parti politique, les candidats à l’élection présidentielle doivent désormais annexer à leur compte de campagne une liste des dépenses engagées par les partis politiques pour leur bénéfice direct (Loi organique n° 2016-506 du 25 avril 2016 de modernisation des règles applicables à l’élection présidentielle): une réponse explicite aux pratiques mises en lumière dans l’affaire Bygmalion.

Le législateur a également durci l’arsenal pénal. L’article L. 113-1 du Code électoral prévoyait, avant l’affaire, un an d’emprisonnement et 3 750 € d’amende. Depuis, et dans sa version en vigueur depuis le 1er janvier 2018, les peines peuvent atteindre trois ans d’emprisonnement et 45 000 € d’amende, une augmentation significative destinée à restaurer l’effet dissuasif de la loi (loi n°2017-1338 et 2017-1139 du 15 septembre 2017 pour la confiance dans la vie politique).

La jurisprudence, elle aussi, s’est renforcée. Le Conseil constitutionnel, en confirmant le rejet des comptes de 2012, a rappelé la responsabilité directe du candidat dans la supervision financière de sa campagne : il lui appartient de garantir la sincérité du compte, y compris lorsque des irrégularités proviennent de son parti ou de son équipe. De même est-il responsable sur le plan pénal : le Conseil constitutionnel a affirmé que les sanctions administratives n’empêchent pas les sanctions pénales, le principe ne bis in idem ne trouvant pas à s’appliquer ici (Cons. const., décision Sarkozy nº 2019-783-QPC du 17 mai 2019). L’article L. 113-1 du code électoral étant un délit et le texte n’ayant pas entendu déroger au principe de l’infraction intentionnelle (même jurisprudence), démontrer celle de Nicolas Sarkozy dans le cadre de l’affaire Bygmalion était au cœur du procès, les faits n’étant en eux-mêmes pas véritablement contestables. Sur ce point, les juges ont appliqué la jurisprudence souple sur le critère moral issue notamment de la jurisprudence Tiberi (Cour de cassation, Chambre criminelle, 3 mars 2015, n°13-82.917), l’élément moral clé étant que le responsable politique « ne pouvait pas ignorer » les faits incriminés. Cela permet aux responsables politiques du plus haut niveau de ne pas reporter, trop facilement, leur responsabilité sur leurs subordonnés et parfois, inféodés…

Mais un angle mort demeure : la question de l’inéligibilité présidentielle. Contrairement aux élections législatives et aux élections en général, pour lesquelles une inéligibilité administrative peut être prononcée, la présidentielle n’est assortie d’aucune sanction équivalente, ce que le Conseil constitutionnel a explicitement confirmé en 2019 (Conseil constitutionnel, décision n° 2019-173 PDR du 11 juillet 2019). En 2012, Nicolas Sarkozy avait perdu : l’absence d’inéligibilité n’avait donc aucune conséquence. Mais si un candidat élu voyait son compte rejeté, aucune procédure claire ne permettrait aujourd’hui de l’empêcher d’exercer ses fonctions. La sanction d’inéligibilité administrative n’existant pas et le Président de la République élu disposant d’une immunité pénale, seule subsisterait l’hypothèse de la destitution, dont on sait qu’elle n’est pas dépourvue de dimension politique. Pour rappel, l’article 68 de la Constitution prévoit que « Le Président de la République ne peut être destitué qu’en cas de manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l’exercice de son mandat ». Plusieurs problèmes se poseraient ici. Une fraude dans les comptes de campagne du candidat pourrait-elle être qualifiée « de manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l’exercice de son mandat » de Président de la République ? Par ailleurs, seuls les parlementaires pourraient en décider, puisque la destitution est prononcée par le Parlement constitué en Haute Cour, les décisions étant à chaque étape prises à la majorité des deux tiers des membres composant l’assemblée concernée ou la Haute Cour.

Des moyens renforcés, mais une limite persistante : la CNCCFP réclame plus de moyens

Depuis ces affaires, la coopération entre la CNCCFP et le Parquet national financier (PNF) s’est intensifiée. Les saisines du parquet sont plus fréquentes, et l’articulation entre contrôle administratif et poursuites pénales s’est renforcée. La CNCCFP s’appuie davantage aujourd’hui sur les officiers de police judiciaire pour obtenir des informations.

Mais la limite demeure structurelle : la Commission ne dispose pas de pouvoirs d’enquête judiciaire. Elle ne peut ni perquisitionner, ni saisir des documents, ni investiguer au-delà des renseignements librement fournis. Le système reste donc fondé sur une coopération. À l’étranger, notamment au Québec, les autorités électorales cumulent pouvoirs administratifs et judiciaires, un modèle que la France n’a pas souhaité adopter.

L’affaire du financement libyen supposé de la campagne 2007, a eu un impact plus indirect. Elle rappelle néanmoins l’importance de disposer d’un volet pénal fort, et montre que le contrôle administratif ne peut suffire dans les dossiers politico-financiers majeurs.

La Commission le répète dans ses rapports, il faudrait renforcer ses moyens. C’est ainsi que dans ses rapports 2023 et 2024, elle appelle pêlemêle à créer un droit de communication envers les fournisseurs et prestataires de candidats, accéder à la compatibilité des partis politiques pendant l’instruction des comptes de campagne, lever le secret professionnel des membres et collaborateurs de la Haute autorité de l’audit au profit de la commission, interdire aux personnes physiques étrangères ne résidant pas en France de consentir des prêts, définir un point d’accès unique au juge pénal pour les affaires les plus complexes, etc. Autant de sujets connus, mais auquel le législateur n’a pas encore répondu favorablement, tant ce dernier préfère attendre que les problèmes soient intervenus pour les sanctionner, plutôt que de les prévenir…