Par Alice Dejean de la Bâtie, maître de conférences à l’Université de Tilburg et membre associée du CEJESCO

En quelques mots, qu’est-ce que l’« affaire Majani » ?

En 2011, Priscilla Majani a emmené du jour au lendemain sa fille de 5 ans vivre à l’étranger sans la permission de son père avec lequel elle partageait pourtant l’autorité parentale. Elle s’est installée en Suisse avec l’enfant, où elle a vécu pendant onze ans sous une fausse identité jusqu’à son arrestation et son extradition vers la France en 2022. Le 4 janvier 2023, la cour d’appel d’Aix-en-Provence l’a condamnée à deux ans et neuf mois d’emprisonnement ferme pour soustraction et non représentation d’enfant. La cour a également prononcé, à titre de peine complémentaire, une interdiction de quitter le territoire national pendant trois ans, ainsi que la privation de ses droits civiques, civils, et de famille sur la même période.

C’est la ligne de défense de Mme Majani qui nous intéresse aujourd’hui. Elle indique avoir emmené sa fille en Suisse à la suite de déclarations de celle-ci l’ayant convaincue qu’elle était victime d’inceste de la part de son père. Mme Majani avait d’ailleurs contacté les autorités pénales à ce sujet en 2011, mais sa plainte avait été classée sans suite faute de preuves suffisantes. En particulier, les examens médicaux pratiqués sur l’enfant n’avaient pas permis de conclure à une agression sexuelle. Juridiquement, la décision des juges d’Aix-en-Provence est ainsi cohérente : tant que le père de l’enfant, présumé innocent, exerçait sur elle l’autorité parentale, sa mère n’avait pas la liberté d’emmener secrètement leur fille à l’étranger et de l’y cacher pendant plus de dix ans. Par ces actes, elle a d’abord volontairement soustrait cette enfant mineure des mains de celui qui exerçait l’autorité parentale, puis refusé indûment de représenter l’enfant à son père qui avait pourtant le droit de la réclamer. Les infractions de soustraction et de non-représentation d’enfant telles qu’elles sont incriminées respectivement par les articles 227-7 et 227-5 du Code pénal étaient donc caractérisées tant sur le plan matériel que moral. En outre, la circonstance que l’enfant ait été retenue à l’étranger et au-delà de cinq jours sans que son père sache où elle se trouvait, explique que les juges aient pu prononcer la peine aggravée de 3 ans d’emprisonnement – au lieu d’un – prévue à l’article 227-9 du Code pénal.

Priscilla Majani semble absolument convaincue que sa fille a subi des agressions sexuelles de la part de son père. Cette conviction pourrait-elle suffire à justifier son acte ?

Il est important à ce stade du raisonnement de prendre garde au principe d’indifférence des mobiles. Selon celui-ci, les raisons – bonnes ou mauvaises – ayant poussé un individu à commettre une infraction sont indifférentes à la qualification pénale des faits. Cela dit, le droit n’est pas totalement insensible aux mobiles, et ceux-ci sont régulièrement pris en compte non au moment de la qualification, mais à celui de la justification. Autrement dit, il s’agirait ici de remettre en cause non la caractérisation des infractions qui sont reprochées à l’intéressée, mais la responsabilité pénale qui en découle. Pour mémoire, plusieurs mécanismes juridiques permettent d’échapper à la responsabilité pénale en droit français : au premier chef, la loi prévoit des causes objectives d’irresponsabilité, que sont les faits justificatifs comme la légitime défense ou l’état de nécessité, et des causes subjectives d’irresponsabilité, comme le trouble mental ou la minorité. À ces causes d’irresponsabilité proprement dites, s’ajoute le contrôle de proportionnalité tel qu’il a été développé notamment sous l’influence de la Cour européenne des droits de l’homme, qui consiste à mettre en balance des libertés ou droits fondamentaux.

À partir du moment où l’on s’interroge sur l’effet, sur sa responsabilité pénale, de la conviction de Mme Majani concernant les actes incestueux de son ex-époux, on entre dans le champ de la subjectivité, dont sont en principe exclus les faits justificatifs. Certes, la jurisprudence a pu admettre des cas de « légitime défense putative » dans lesquels l’agent se croyait (à tort) en état de légitime défense. On pourrait ainsi se demander si Mme Majani a agi dans le cadre de l’article 122-5 du code pénal, c’est-à-dire si cette mère, devant une atteinte injustifiée envers son enfant mineure, a accompli, dans le même temps, un acte proportionné commandé par la nécessité de la légitime défense de sa fille. Toutefois, tant la lettre du Code que la jurisprudence sur le sujet invitent à penser que ce fait justificatif n’est pas applicable aux faits dès lors qu’il nécessite une agression actuelle alors que les actes de Mme Majani étaient guidés par la volonté de défendre sa fille contre une agression future et éventuelle. Selon la même logique, l’état de nécessité doit sans doute être lui aussi écarté en raison de l’absence d’actualité ou d’imminence du danger. Si la question de la nécessité et de la proportionnalité pourrait également être débattue, c’est donc avant tout la temporalité qui s’oppose à la caractérisation d’un fait justificatif. L’invocation d’une cause subjective d’irresponsabilité ne serait pas plus fructueuse. En particulier, les faits, tels qu’ils nous sont parvenus, ne permettent pas de penser que la conviction de Mme Majani concernant la culpabilité de son ex-époux à l’égard de leur fille, aussi forte soit-elle, confinerait au trouble mental de l’article 122-1 du Code pénal.

Les causes d’irresponsabilité classiques sont donc exclues… quid du contrôle de proportionnalité ?

Ce serait une autre façon d’envisager la situation de Mme Majani. Le contrôle de proportionnalité, tel qu’il a progressivement été développé par le Cour de cassation et notamment par sa Chambre criminelle, permet en effet d’écarter la loi nationale dans une espèce donnée, lorsque l’application de cette loi porterait une atteinte disproportionnée aux droits et libertés fondamentaux. En matière pénale, il s’agit ainsi pour les juges de procéder à la mise en balance des intérêts en présence : d’un côté les intérêts protégés par le texte d’incrimination, et de l’autre les intérêts protégés par le comportement infractionnel. Dans le cas qui nous occupe, le contrôle de proportionnalité porterait en réalité sur deux variantes du droit au respect de la vie privée et familiale tel qu’il est garanti notamment par l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme.

D’une part, en effet, les articles 227-5, 227-7 et 227-9 du Code pénal protègent, comme l’indique le Code lui-même, l’exercice de l’autorité parentale. D’autre part, les agissements de Mme Majani visaient à protéger l’intégrité physique et morale de sa fille mineure contre son ex-époux qu’elle soupçonnait d’agressions sexuelles et de viol ; ce qui est également rattaché à l’article 8 par la Cour européenne. La question posée aux juges serait alors la suivante : la condamnation pénale d’une mère ayant caché sa fille de 5 ans à l’étranger pour la protéger contre un père qu’elle soupçonnait d’inceste était-elle nécessaire et proportionnée au regard de l’article 8 de la Convention ? En d’autres termes, la protection de l’exercice de l’autorité parentale d’un père justifie-t-elle l’emprisonnement pour plusieurs années d’une mère convaincue de n’avoir eu d’autre choix que celui de l’exil clandestin pour protéger son enfant ? À nouveau, se pose la question de la subjectivité : le contrôle de proportionnalité porte traditionnellement sur des circonstances objectives. Or ici, le père de l’enfant reste présumé innocent et n’est ainsi, dans les faits tels qu’ils sont pris en compte par le raisonnement juridique, pas coupable d’inceste sur sa fille. Ce n’est donc pas la protection de l’intégrité corporelle de l’enfant que le contrôle de proportionnalité mettrait en balance, mais la ferme conviction de Mme Majani d’agir pour cette protection. Il est loin d’être certain que la jurisprudence serait prête à s’engager sur cette voie.

La pétition en soutien à Priscilla Majani a déjà recueilli plus de 40 000 signatures dont celles de nombreuses célébrités et représentants de mouvements féministes. Le droit peut-il rester insensible à tout cela ?

En premier lieu, il est indispensable de rappeler à ce stade l’importance primordiale du respect de la présomption d’innocence. Ni la foule des citoyens réunis derrière le hashtag #JauraisFaitCommeElle, aussi louables soient leurs intentions, ni Mme Majani elle-même, ne peuvent se placer légitimement au-dessus ou au-delà de nos institutions et de nos lois. En matière pénale, la tentation de la justice privée, qu’elle soit individuelle ou collective, est trop dangereuse pour nos droits et nos libertés pour être envisagée à chaque déconvenue judiciaire. De plus, concrètement, les questions de proportionnalité posées ci-dessus ne pourraient être tranchées qu’au terme d’un examen approfondi de l’ensemble des pièces du dossier, et resteront donc nécessairement sans réponse ici.

Toutefois, on peut souligner que les différents mécanismes juridiques qui viennent d’être évoqués – causes d’irresponsabilité et contrôle de proportionnalité – visent avant tout à protéger les individus contre une rigueur excessive des autorités pénales. Cette vocation libérales’adosse à une conception magnanime du droit pénal qui sait parfois se montrer clément face aux écarts de conduite dictés par l’instinct propre à tout être humain d’agir pour la protection de sa personne et de celle des autres, notamment lorsque l’État manque aux obligations du contrat social. Le droit tend alors la main à la philosophie et à la morale.

Mme Majani n’est par le premier parent à avoir, face à l’inaction ou à l’impuissance des autorités, commis une infraction dans le but de protéger son enfant ; elle n’est certainement pas le dernier non plus. Sa condamnation à une peine proche du maximum encouru est, à cet égard, un dernier point qui mérite d’être soulevé. En effet, la question des mobiles brièvement évoquée plus haut s’invite à nouveau dans l’analyse juridique, cette fois au stade de la peine. Si le principe d’indifférence des mobiles s’applique à la qualification, il s’efface en revanche quand il s’agit pour le juge de déterminer la nature et le quantum de la peine. Au contraire, l’article 132-24 du Code pénal invite précisément à prendre en compte les circonstances de l’infraction et la personnalité de son auteur lors du prononcé. Pourquoi la justice pénale a-t-elle fait le choix de la sévérité à l’égard de Mme Majani ? Outre sa condamnation à une peine d’emprisonnement ferme de près de trois ans, elle a prononcé à titre de peine complémentaire l’interdiction des droits civiques, civils et de famille. Concrètement, cela signifie que Mme Majani s’est probablement vu retirer l’exercice de l’autorité parentale et que sa fille s’est ainsi retrouvée sous la seule garde de son père, du moins jusqu’à sa majorité aujourd’hui imminente.

Ce dernier point laisse d’ailleurs songeur : pourquoi avoir condamné Mme Majani à une peine d’emprisonnement si longue qu’elle court apparemment au-delà de la date à laquelle sa fille atteindra la majorité ? Par hypothèse, il ne peut plus s’agir de l’empêcher de soustraire à nouveau l’intéressée à l’autorité paternelle puisque ce délit ne concerne que les enfants mineurs. Parmi les autres fonctions classiquement attribuées à la peine (hormis la rétribution), on voit mal comment cet enfermement pourrait contribuer à la réhabilitation ou à la réinsertion de la condamnée. On doute également que la perspective d’un emprisonnement suffirait, à l’avenir, à dissuader un parent qui, inquiet pour l’intégrité de son jeune enfant, chercherait à l’éloigner, même au mépris de la loi, de celui ou celle qu’il considère comme posant une grave menace.

Autant la décision concernant la responsabilité pénale de Mme Majani est juridiquement cohérente, bien que justification et proportionnalité ouvrent des perspectives, autant le choix des juges quant à la nature et surtout au quantum de la peine ne semble pas répondre aux exigences de l’article 130-1 du Code pénal, en particulier en ce qui concerne la restauration de l’équilibre social. L’indignation collective soulevée par la décision s’explique, nous semble-t-il, en grande partie par la sévérité de cette peine qui est perçue comme profondément injuste. Une fois retombée la poussière des commentaires et des récriminations, ne restera, suspendue en l’air, que cette interrogation ultime : nous autres juristes, parents, citoyens, êtres humains, n’aurions-nous pas fait comme elle ?