Par Jacques-Henri Robert, Professeur émérite de l’Université Paris-Panthéon-Assas. Expert du Club des juristes.

Article publié le 22 novembre 2024, mis à jour le 1er avril 2025.

En vertu de quels textes Mme Le Pen encourait-elle la peine d’inéligibilité ?

Le délit de détournement de biens publics, du chef duquel Mme Le Pen est poursuivie, fait encourir à titre de peine complémentaire, c’est-à-dire en plus de l’emprisonnement et de l’amende, l’interdiction des droits civiques, civils et de famille (art. 432-17 du C. pén.), dont un des éléments est justement l’inéligibilité (art. 131-26, 2° C. pén.).

La loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 a modifié l’article 432-17 du Code pénal pour rendre obligatoire cette peine, en vertu d’une disposition qui a été ensuite transportée dans un nouvel article 131-26-2 du même code.  Le caractère obligatoire d’une peine a pour effet d’imposer au juge la motivation de la décision par laquelle il épargne cette peine au condamné. Comme les faits reprochés à Marine Le Pen s’étaient déroulés « entre 2004 et 2016 » on pouvait douter que la loi du 9 décembre 2016 lui fût applicable et c’est pourquoi le tribunal correctionnel devra motiver le prononcé de l’inéligibilité comme il en était tenu en vertu du droit antérieur à cette loi.

La durée maximum de cette sanction est, selon l’article 132-26-1 du Code pénal, de dix ans si le condamné exerçait un « mandat électif public au moment des faits », ce qui est le cas du mandat de député européen. Mais le tribunal peut limiter cette durée et, en l’espèce, il aurait pu la réduire à un an, à compter de sa décision, pour éviter le grief qui lui est fait de s’immiscer dans la prochaine élection présidentielle.

À quelles conditions le tribunal pouvait-il prononcer l’exécution provisoire ?

Il est de principe qu’en matière pénale, l’appel et le pourvoi sont suspensifs.

Une très ancienne tradition législative qui remonte au Code d’instruction criminelle de 1808 apporte une exception à ce principe au préjudice des prévenus condamnés à l’emprisonnement (art. 465 CPP) : le tribunal peut les placer ou les maintenir en détention provisoire, mais comme la liberté est le principe et sa privation, l’exception, la juridiction doit justifier cette mesure. Le condamné qui fait appel ou forme un pourvoi en cassation est alors considéré comme détenu provisoirement et n’est pas réputé exécuter sa peine tant que son appel ou son pourvoi ne sont pas jugés. Et, surtout, il peut demander à être libéré comme n’importe quel autre détenu provisoire sans avoir à attendre la solution de son appel ou de son pourvoi en cassation.

Cette faculté n’est pas ouverte aux personnes condamnées à des peines autres que l’emprisonnement (l’inéligibilité, la suspension du permis de conduire, la confiscation de biens ou encore les interdictions professionnelles). Que ces peines se substituent ou s’ajoutent à une peine d’emprisonnement, elles peuvent faire l’objet d’une exécution provisoire, en application du 4ème alinéa de l’article 471 du Code de procédure pénale.

La chambre criminelle de la Cour de cassation a été saisie à trois reprises de questions prioritaires de constitutionnalité contre ce texte et a refusé de les renvoyer au Conseil constitutionnel. Les deux premiers arrêts de non-renvoi concernaient d’autres peines que l’inéligibilité à savoir l’interdiction d’exercer des professions commerciales (Cass. crim. 4 avr. 2018, n° 17-84.577) et l’ajournement avec injonction Cass. crim. 21 sept. 2022, n° 22-82.377) et ils étaient très sommairement motivés : « La faculté pour la juridiction d’ordonner l’exécution provisoire répond à l’objectif d’intérêt général visant à favoriser l’exécution de la peine et à prévenir la récidive ». En revanche, la troisième QPC visait bien l’exécution provisoire de l’inéligibilité et le non-lieu à renvoi contient un avertissement destiné au juge : « L’exécution provisoire d’une peine d’inéligibilité ne peut être ordonnée par le juge pénal qu’à la suite d’un débat contradictoire au cours duquel la personne prévenue peut présenter ses moyens de défense et faire valoir sa situation » (Cass. crim. 18 déc. 2024, n° 24-83.556). Mais il ne conteste pas le principe de cette modalité de la peine.

Saisi enfin d’une autre QPC ayant le même objet, la Conseil d’État a consenti à la renvoyer au Conseil constitutionnel (CE, 9e et 10e chambres réunies, 27 décembre 2024, n° 498271) lequel reprit, pour la rejeter, les arguments avancés par la Cour de cassation. Mais il ajouta, pour réfuter le grief de la méconnaissance du droit à un recours juridictionnel effectif, un argument propre au régime de l’inéligibilité des élus locaux : cette sanction, au lieu de s’appliquer automatiquement, dépend d’une décision du préfet, prévue par l’article L. 236 du Code électoral, laquelle peut faire l’objet d’un recours devant le juge administratif, qui est suspensif de l’exécution provisoire (Cons. const. 28 mars 2025, n° 2025-1129 QPC et le blog de M. S. Detraz).

Or, les justiciables des tribunaux judiciaires répressifs ne bénéficient d’aucun recours spécifique de cette nature et doivent attendre l’examen de leur appel pour demander la suspension de l’exécution provisoire de leur condamnation. Ils sont donc plus mal traités que les élus locaux et que les détenus provisoires qui peuvent à tout moment demander leur libération.

Existe-t-il des moyens d’éviter l’exécution provisoire de la condamnation de Marine Le Pen ?

L’inégalité du sort des condamnés, telle qu’évoquée ici, est inscrite dans le droit positif. Il n’existe aucun recours spécifique dirigé contre l’exécution provisoire.

Toutefois, afin d’envisager une évolution de ce cadre, il serait possible de proposer la procédure suivante : à l’instar de l’article 515-1 du Code de procédure pénale, qui permet un référé spécial devant le Premier président de la cour d’appel pour suspendre l’exécution provisoire d’une condamnation à des dommages et intérêts « si elle risque d’entraîner des conséquences manifestement excessives », les condamnés de l’article 471, alinéa 4, pourraient envisager de recourir à une démarche similaire. Et face à la probable irrecevabilité d’une telle requête, il resterait la possibilité de soulever une nouvelle question prioritaire de constitutionnalité (QPC), pour demander au Conseil constitutionnel d’inviter le législateur à instaurer une voie de recours spéciale.

Avec davantage d’audace encore, Marine Le Pen pourrait obtenir de la même institution une sorte de grâce : en effet, selon l’article 3, § 1 de la loi n° 62-1292 du 6 novembre 1962 relative à l’élection du Président de la République au suffrage universel, « la liste des candidats est préalablement établie par le Conseil constitutionnel au vu des présentations qui lui sont adressées par au moins cinq cents citoyens » importants. Si le Conseil ignorait l’inéligibilité de Marine Le Pen, il commettrait certes un acte illégal, mais il n’existe aucun recours contre les décisions du Conseil constitutionnel. La célèbre décision n° 71-44 DC du 16 juillet 1971, par laquelle il se reconnut compétent pour apprécier le contenu des lois en se référant aux principes fondamentaux reconnus par les lois de la République et solennellement réaffirmés par le préambule de la Constitution, pour bienfaisante qu’elle soit, n’était pas conforme à l’esprit de la Constitution.

Pourrait-on imaginer une grâce présidentielle pour dispenser Marine Le Pen et ses coprévenus de l’exécution de l’inéligibilité, quoique l’intéressée ait repoussé une telle faveur dans une interview donnée le soir même de sa disgrâce judiciaire ? Des commentateurs ont objecté que seules les peines prononcées définitivement pouvaient faire l’objet d’une grâce. Mais cette règle, d’origine doctrinale et jurisprudentielle, n’a été appliquée que pour l’interprétation de décrets de grâces collectives, d’ailleurs interdites par l’article 17 de la Constitution depuis la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008 (Cass. crim. 24 oct. 1991, n° 91-81.675. Cass. crim. 20 oct. 1992, n° 92-83.285). Aucune disposition constitutionnelle ou légale n’interdit au Président de la République d’ignorer cette restriction, et sa décision échappe, elle aussi, à tout contrôle juridictionnel.