Par Nicolas Haupais – Professeur en droit public à l’Université d’Orléans
Depuis plus d’un an, les conflits se poursuivent en Ukraine. Chaque nouvel événement semble questionner le droit : de l’adhésion du pays à l’Union européenne et à l’OTAN, au missile tombé en Pologne, ce conflit armé laisse les juristes songeurs.  La récente insurrection du groupe paramilitaire Wagner met quant à elle en exergue la complexe organisation juridique d’une telle société. Nicolas Haupais, professeur à l’Université d’Orléans, nous éclaire à ce sujet dans cet article.

A quoi fait-on référence lorsqu’on parle des sociétés militaires privées ?

Le phénomène des sociétés militaires privées n’est en réalité pas facile à appréhender, d’autant qu’il est facilement assimilé à quelque chose de proche mais qui s’en distingue, à savoir le mercenariat. Ce que l’on appelle « la privatisation de la guerre » commence dans les années 1990, avec une société sud-africaine, Executive Outcomes, dont les activités en Sierra-Léone et en Angola, ont défrayé la chronique. Mais elle a été finalement dissoute. Les interventions militaires en Afghanistan et en Irak marqueront l’âge d’or pour les sociétés militaires privées puisqu’on estime que le nombre de « contractors » engagés a été même supérieur à celui des membres des armées étatiques. Cela correspond tant à des besoins réels qu’à une logique idéologique, très en vogue dans une administration dominée par les néo-conservateurs, selon laquelle les entreprises privées sont en toute hypothèse plus efficaces que les structures publiques. Toutefois, il ne faut pas tout confondre. En-dehors de quelques participations directes aux hostilités, en particulier lors de l’attaque de Najaf en 2004, dans laquelle des militaires étatsuniens ont été épaulés par des employés de Blackwater, la tendance a plutôt consisté à les éloigner du combat proprement dit. A ce titre, la variété des activités réalisées par les sociétés concernées est extrême. Elle va de la formation à la sécurisation (impliquant, il est vrai l’armement), en passant par les communications, le transport de munitions, la maintenance du matériel, le soutien logistique. On conçoit que ces diverses activités posent des problèmes radicalement différents les uns des autres au regard du droit international humanitaire, du droit international des droits de l’homme et de la responsabilité internationale de l’Etat qui y recourt. Que des sociétés privées forment des pilotes n’en pose guère. Que certaines, telles que Wagner, se battent ouvertement, est beaucoup plus épineux.

En quoi consiste la ‘société’ Wagner et comment est-elle organisée juridiquement ?

Wagner est entouré d’un halo de mystère qui tend d’ailleurs, sur certains aspects, à se dissiper et sur d’autres, en particulier depuis la mutinerie de Prigojine, à se renforcer. Il ne fait guère de doutes que Wagner a été créé, probablement en 2014, pour réaliser des actions non assumées de la part de la Russie. Les hommes de Wagner sont signalés sur des nombreux théâtres d’opération, sans qu’il soit toujours simple de démêler le vrai du faux, dans l’est de l’Ukraine, en Syrie, au Soudan, en Centrafrique, au Vénézuala, au Mozambique et en Libye, au soutien des troupes du Maréchal Haftar, allié de la Russie et des Emirats Arabes Unis. Sous couvert de fausses missions d’instruction, le Mali a largement sous-traité sa sécurité à Wagner, qui est intervenu dans des conditions controversées à de très nombreuses reprises. Le recours à ces structures privées combine de multiples avantages : il externalise les pertes, permet de mener des actions dont la légalité est douteuse. Il permet aussi de créer une grammaire de la conflictualité qui crée de l’ambiguïté, des situations d’entre-deux qui peuvent être exploitées dans les relations mutuelles entre Etats. Quelle aurait, par exemple, été la situation si, en Syrie, des soldats russes avaient été tués par des soldats états-uniens ? La logique est celle du flou, dans l’organisation interne, sa structure juridique, les liens avec les commanditaires, étatiques ou autres, les financements, les bénéfices. Le statut juridique de la ‘Société’ Wagner a été lui-même pendant très longtemps incertain, et l’est encore. A été évoqué un siège en Argentine. Mais un bâtiment officiel a été ouvert en novembre 2022 à Saint-Petersbourg. Il ne fait en tout cas aucun doute que Wagner est bien l’instrument, malgré les épisodes récents, d’une politique d’influence et de subversion par laquelle le Kremlin tente de vassaliser des Etats et d’aider des régimes ‘amis’.

La guerre en Ukraine constitue cependant une rupture majeure dans la pratique du recours à Wagner. Ici, le groupe intervient directement et aux côtés de l’armée régulière dans des opérations de combat liées à un conflit armé international ouvert. Le matériel est fourni par la Russie ; les objectifs déterminés au plus haut niveau du commandement militaire. On sait que Bakhmout est tombé grâce à l’action obstinée (et suicidaire) de ses combattants, parfois des détenus extraits de prisons russes et auxquels on a promis la liberté s’ils survivaient un certain nombre de mois. Le financement de ses opérations est réalisé par l’allocation de revenus réalisés ailleurs, en particulier en Afrique avec des concessions minières, et par, c’est désormais officiel, la conclusion de contrats avec le ministère de la Défense russe. Cette clarification permet d’ailleurs à la fois d’établir avec certitude une responsabilité internationale de la Russie pour les actes commis par les affiliés de la société et de définir le statut juridique des personnes qui agissent sous son autorité.

Quel est le statut juridique des combattants de Wagner ?

Cette question est très délicate. La « privatisation de la guerre » perturbe profondément les juristes de droit public puisque la prérogative de faire la guerre semble constituer une des prérogatives attachées à la souveraineté de l’Etat ; elle n’est pas une affaire « privée ». Il va alors de soi que la qualification qui vient spontanément à l’esprit est celle de mercenaire. Mais les choses ne sont pas si simples. Il existe des normes spécifiques sur le mercenarisme et une définition « internationale » de cette figure maudite, issue de la Convention contre le recrutement, l’utilisation, le financement et l’instruction de mercenaires du 4 octobre 1989, à laquelle la Russie n’est au demeurant pas partie. Or la définition est exigeante. Au sens de l’article 1er, « le terme « mercenaire » s’entend de toute « personne […] spécialement recrutée dans le pays ou à l’étranger pour combattre dans un conflit armé ».  Elle doit prendre part aux hostilités « essentiellement en vue d’obtenir un avantage personnel et à laquelle est effectivement promise, par une partie au conflit ou en son nom, une rémunération matérielle nettement supérieure à celle qui est promise ou payée à des combattants ». Elle ne doit être « ni ressortissante d’une partie au conflit, ni résidente du territoire contrôlé par une partie au conflit » et pas « membre des forces armées d’une partie au conflit ». Un mercenaire fait la guerre pour de l’argent dans le cadre d’un conflit qui ne le concerne pas. Selon cette définition, il ne fait guère de doutes que, dans de nombreux cas, le personnel de Wagner relève bien du mercenariat, en particulier lorsqu’il intervient en Afrique ou au Moyen-Orient. En revanche, dans le cas ukrainien, la situation est sensiblement différente, en particulier au regard du critère de la nationalité : les soldats de Wagner sont russes pour la plupart d’entre eux et combattent clairement pour la Russie. Ils sont ressortissants d’une partie au conflit, ce qui fait obstacle à la qualification de mercenaire.

Au regard du droit international humanitaire, leur statut est lui aussi problématique. Or, l’enjeu est essentiel : sont-ils éligibles au statut, très protecteur, de prisonnier de guerre ? Bénéficient-ils du privilège du combattant tel qu’énoncé à l’article 43.2 du Protocole I de 1977 aux quatre conventions de Genève de 1949 ? Dans ce cas, ils ne peuvent pas être poursuivis pour leur participation directe aux hostilités. Sur ce plan, ils ne sont pas membres des forces armées proprement dites. Mais ils peuvent sans doute être considérés comme des combattants au sens de l’article 4.A.(2) de la 3ème Convention de Genève de 1949, relatif aux « membres des milices et autres corps de volontaires ». La pratique semble s’orienter en ce sens, avec des échanges de prisonniers entre l’Ukraine et groupe Wagner. Cela semble accréditer l’idée, avec prudence, qu’ils sont traités comme des soldats de l’armée régulière. C’est d’ailleurs l’intérêt de toutes les parties au conflit, Ukraine comprise.

D’autres questions juridiques se posent, bien entendu. La responsabilité de la Russie pour les actes commis par Wagner nous semble évidente et facile à établir. Trop d’éléments montrent la collusion, malgré l’épisode récent, entre l’Etat russe et le groupe pour que l’on ne puisse pas imputer au premier les violations du droit international commises par le second. Malgré les dissensions qui traduisent la volonté de Prigojine de ne pas perdre le contrôle de son outil, la dépendance à la Russie est évidente. Il va de soi que jamais un tel outil militaire ne pourrait agir sans l’aval de l’appareil d’Etat russe et de Poutine. Et de toute manière, s’appliquent aux membres du groupe Wagner les règles du droit international humanitaire. Donc un engagement de la responsabilité pénale, des exécutants comme des chefs, pour des crimes commis par eux parait en toute hypothèse parfaitement possible.

 

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