Par Julie Klein, Professeur à l’École de droit de Sciences Po, Membre du Club des juristes

Dans quel contexte s’inscrit la position du parlement européen sur la prescription des abus sexuels commis sur mineurs ?

La Commission européenne avait présenté, en 2020, une stratégie de l’Union européenne pour une lutte plus efficace contre les abus sexuels envers les enfants. Elle définissait huit initiatives visant à assurer la pleine mise en œuvre et, le cas échéant, le développement du cadre juridique pour lutter contre l’abus et l’exploitation sexuels des enfants.

A ce titre, elle soulignait la nécessité d’évaluer si le cadre pénal de l’Union européenne, c’est-à-dire la directive 2011/93/UE relative à la lutte contre les abus sexuels et l’exploitation sexuelle des enfants et la pédopornographie, était adapté aux changements sociétaux et technologiques survenus au cours de la dernière décennie.

Après évaluation, la Commission a estimé en 2022 que la directive était inadaptée au regard de la croissance exponentielle du partage en ligne de matériel pédopornographique et aux possibilités accrues pour les auteurs de cacher leur identité en ligne, et par suite d’échapper aux enquêtes et aux poursuites.

C’est dans ce contexte que la Commission avait soumis le 6 février 2024 une proposition de révision de la directive de 2011 visant à l’adapter à l’ère numérique. La directive révisée entend garantir que les abus et la sollicitation d’enfants à des fins sexuelles puissent faire identiquement l’objet de poursuites, qu’ils aient été commis en ligne ou dans le monde réel, en élargissant la définition des infractions pénales. Elle englobe notamment la création de contenus falsifiés mais réalistes simulant des abus sexuels sur enfants au moyen de la technologie d’hypertrucage (« deepfake ») et renforce les sanctions encourues.

Afin d’assurer l’efficacité des enquêtes et des poursuites, la proposition initiale précisait qu’il fallait que « les délais de prescription permettent aux victimes de signaler l’infraction pendant une période considérablement prolongée » sans plus de précisions.

Pour veiller à ce que les victimes puissent effectivement demander justice, le Conseil avait, dans une position arrêtée le 13 décembre 2024, introduit un nouveau paragraphe sur les délais de prescription afin de garantir que les infractions puissent faire l’objet d’enquêtes et de poursuites pendant une période suffisante après que la victime a atteint l’âge de la majorité. Il était prévu que les Etats-membres veillent à ce que cette période aille d’au moins dix ans pour les infractions passibles d’une peine maximale d’au moins cinq ans d’emprisonnement, à au moins vingt ans pour les infractions passibles d’une peine d’emprisonnement maximale d’au moins dix ans, objectifs déjà largement remplis par le droit français.

Mais les parlementaires ont choisi d’aller plus loin. « Au regard des statistiques indiquant que la majorité des victimes ne se manifestent que longtemps après les faits », les députés européens ont par amendement proposé de supprimer purement et simplement les délais de prescription pour les infractions couvertes par la directive révisée. Le rapporteur Jeroen Lenaers (PPE, Pays-Bas) a ainsi déclaré que « comme il faut souvent des décennies aux victimes pour témoigner, nous devons supprimer les délais de prescription pour ces crimes. Nous devons aux victimes un soutien total dans le cadre judiciaire et l’assurance que justice soit faite ». Sur cette voie, il est également prévu que les victimes puissent demander réparation de leur préjudice sans limite dans le temps.

Quel est la portée de cette position du Parlement européen ?

La position du Parlement européen n’est qu’une étape dans le processus législatif européen. La position du Parlement constitue simplement une base de négociation en vue de l’adoption finale de la directive révisée, qui devra également être approuvée par le Conseil de l’Union européenne, lequel pour l’instant, à l’instar de la Commission, entend seulement allonger et non pas supprimer les délais de prescription. Les discussions interinstitutionnelles ont débuté le 23 juin. Il n’est donc absolument pas certain que la position adoptée soit consacrée par la version finale de la directive révisée, qui pourrait revenir à une position plus nuancée, proche de celle proposée par le Conseil, tout en laissant aux Etats membres la liberté d’aller plus loin.

Ces discussions ne seront d’ailleurs pas isolées. Une proposition de règlement distincte sur la lutte contre le matériel pédopornographique est également en cours d’examen auprès des législateurs. Le Parlement européen a adopté sa position sur le projet de règlement en 2023 et attend que le Conseil définisse sa position commune afin de commencer des négociations.

Il reste que la position des députés européens, même si elle ne devait in fine pas se concrétiser dans le texte final de la directive, relance le débat sur l’harmonisation des législations nationales face à la diversité des délais de prescription en Europe. Il faut dire que les délais de prescription varient considérablement d’un Etat européen à l’autre. Certains, parmi lesquels la Suisse, les Pays-Bas, le Danemark, ou encore la Belgique, ont aboli les délais de prescription en la matière, d’autres ont conservé des délais de prescription relativement courts, ou au contraire adopté des délais plus longs, ce qui est le cas de la France.

On connaît les termes du débat : d’un côté, la gravité des crimes en cause, le constat d’un nombre important de victimes privées de procès du fait de la prescription de leur action, l’impossibilité d’agir que générerait le mécanisme d’amnésie post traumatique militerait en faveur d’une imprescriptibilité ; de l’autre, la spécificité reconnue en droit français aux crimes contre l’humanité, la fonction du procès pénal, le caractère illusoire pour la victime d’un procès tardif en raison de la difficulté probatoire s’y opposerait.

Nul doute que la position adoptée par le parlement européen va, quelle que soit sa postérité, relancer le débat.

Quelle pourrait être l’incidence de cette position du Parlement européen sur la prescription des infractions sexuelles sur mineurs en France ? 

En France, le délai de prescription en cas de viol sur mineur est depuis la loi du 3 aout 2018 de trente ans à compter de la majorité de la victime. Il faut ajouter que, dans le dernier état de la législation, issu de la loi n° 2021-478 du 21 avril 2021 visant à protéger les mineurs des crimes et délits sexuels et de l’inceste, cette durée butoir de trente ans à compter de la majorité est encore tempérée par l’introduction dans le code de procédure pénale le principe de « prescription glissante » prévu aux articles 7 et 8 du Code de procédure pénale. Le mécanisme permet que la commission d’un nouveau délit sexuel sur mineur puisse prolonger le délai de prescription d’un ancien délit non encore prescrit. Enfin, en matière civile, un arrêt de la Cour de cassation du 7 juillet 2022 (n° 20-19.147), assimilant le dommage purement psychique subi par la victime d’une infraction sexuelle à un dommage corporel, a fait application de la règle posée à l’article 2226 du Code civil selon lequel « l’action en responsabilité née à raison d’un événement ayant entraîné un dommage corporel, engagée par la victime directe ou indirecte des préjudices qui en résultent, se prescrit par dix ans à compter de la date de la consolidation du dommage initial ou aggravé » à l’action en réparation engagée par la victime d’abus sexuels. Le dommage psychique étant par hypothèse difficilement consolidable, la solution conduit en pratique à reporter le point de départ de ce délai à une date très éloignée des faits, en l’occurrence celle de l’aboutissement d’une psychothérapie entreprise par la victime d’abus sexuels. C’est dire si le droit positif français permet aujourd’hui concrètement aux victimes d’agir de longues années après les faits.

Il reste qu’en dépit de l’état du droit positif, la question de la prescription des infractions sexuelles commises sur des mineurs revient de façon récurrente dans le débat français, et les propositions visant à rendre imprescriptibles les infractions sexuelles sur mineur se multiplient (v. par ex. la proposition de la CIIVISE du 17 novembre 2023).

En dernier lieu, une proposition de loi du 3 décembre 2024 visant à renforcer la lutte contre les violences faites aux femmes et aux enfants, proposait, outre l’extension du mécanisme de prescription glissante aux victimes de viols majeures, de consacrer une imprescriptibilité civile des viols commis sur des enfants. L’Assemblée nationale avait écarté une telle proposition lors de l’adoption du texte en première lecture le 28 janvier 2025. Si le Sénat, adoptant à son tour le texte en première lecture le 3 avril 2025, ne l’a pas réintroduite, il a en revanche allongé à 30 ans (contre 20 aujourd’hui) la durée de prescription en matière civile en cas d’actes de torture, de barbarie ou de violences sexuelles commises sur un enfant, l’alignant ainsi sur la durée de la prescription en matière pénale. 

C’est dans ce contexte qu’intervient la position du Parlement européen. Si elle devait être reprise dans le texte final de la directive révisée, elle obligerait évidemment la France à transposer la solution en droit interne, et à abandonner la solution actuellement retenue. Mais, même si elle n’aboutissait pas dans la version finale de la directive, la position adoptée par le parlement européen pourrait bien, au regard de l’hostilité manifestée par beaucoup à l’égard de la prescription des infractions sexuelles sur mineurs, influencer le législateur français, et apporter un argument décisif aux partisans de l’imprescriptibilité des infractions sexuelles sur mineurs. A suivre donc…