L’argumentaire italien dans la crise de l’Ocean Viking : une position juridiquement risquée et à l’encontre de ses intérêts immédiats
Par Henri Labayle – Professeur à l’Université de Pau et des pays de l’Adour
Le battage médiatique ayant accompagné le périple de l’Océan Viking en Méditerranée centrale nous amène à un constat désolant : nous avons la mémoire courte, même si les questions migratoires font l’objet d’une politique européenne bien peu « commune » dans l’Union européenne, malgré l’article 77 du TFUE qui donne à l’UE compétence pour développer une politique commune relative au contrôle aux frontières, à l’asile et à l’immigration. Les données juridiques de la crise de l’Ocean Viking permettent de contextualiser et d’apprécier les comportements de ses acteurs autrement que par les gazettes ou lors des questions d’actualité au gouvernement à l’Assemblée nationale.
Dans quel contexte factuel s’inscrit la crise politique et diplomatique suscitée par l’Ocean Viking ?
Les tensions entre Etats riverains de la Méditerranée centrale à propos du sauvetage de migrants en difficulté ne sont ni nouvelles ni exceptionnelles. Depuis plus d’une décennie et l’effondrement des régimes autoritaires bornant cet espace, les couloirs d’immigration irrégulière ont élu cette voie maritime pour gagner le Sud de l’Union.
Option aussi mortelle que durable. Mortelle car, comme en témoignent les chiffres de l’Organisation internationale des migrations (OIM), c’est par milliers que se comptent les « disparus » en mer, déjà oubliés comme le sont les centaines de morts de Lampedusa, en 2013 et ceux qui leur succédèrent…Par exemple, l’OIM décompte au moins 1 146 personnes mortes en tentant de rejoindre l’Europe par la mer au cours du premier semestre 2021. Durable, car la litanie des noms de bateaux en quête d’un port de débarquement pour les migrants sauvés en mer s’allonge chaque été et ne décourage pas les candidats à l’exil. À titre de rappel, l’odyssée de l’Aquarius en 2016, 2017 et 2018 avait déjà suscité les mêmes crispations que celles d’aujourd’hui, pour le bénéfice de plusieurs milliers de personnes. Son successeur, l’Ocean Viking s’inscrit dans ce registre. Affrété par une ONG, SOS Méditerranée, se présentant comme une « association européenne de sauvetage en mer », le navire enregistré sous pavillon norvégien, est familier de ces campagnes.
Ces navires participent au sauvetage de personnes en danger qui sont déjà en mer, abandonnées ou conduites par leurs passeurs, et ne sont donc pas les « taxis maritimes » que l’on dit. Sauver est un devoir ancestral, impératif. Débarquer ces personnes et donc leur trouver un port est indissociable de ce devoir. Là commence la difficulté que certains imaginent de contourner en avançant que ne pas sauver éviterait d’avoir à accueillir. La gravité du propos témoigne de la carence du droit positif.
Quel mécanisme juridique existe pour régler la question des navires humanitaires en mer et de leur débarquement et comment expliquer sa défaillance dans le contexte de l’Ocean Viking ?
Le problème de ce vide juridique est apparu tardivement, tant la sauvegarde des personnes en mer était a priori déconnectée des questions migratoires. Sa principale réponse se trouve dans le droit international (cf Question 4 pour ce qui est du droit de l’UE).
Le lien s’est opéré dans les années 70 et 80 avec la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer et les conventions de l’OMI sur la sauvegarde de la vie humaine en mer (SOLAS) et sur la recherche et le sauvetage maritime (SAR), comblant partiellement le vide juridique.
L’obligation de secours à la charge des Etats est codifiée et bénéficie à « quiconque se trouvant en péril de mer », sans discrimination aucune. Elle fait peser sur les Etats et les navires une contrainte indiscutable : il faut sauver. Pour la rendre effective, le droit international a délimité et mis en place des zones de recherche et de sauvegarde (zones SAR). Ces dernières sont confiées aux Etats souverains qui en sont responsables et coordonnent leurs interventions. Indépendantes de la délimitation territoriale des espaces maritimes, elles maillent les océans à des fins de secours.
Dans le silence du droit et l’hostilité des souverainetés nationales, la question du débarquement avait fait l’objet d’amendements de précision, en 2004, sous forme de Directives sur le traitement des personnes secourues en mer. Leur valeur non contraignante en réduit l’intérêt, mais elles dessinent le sens de la règle : l’Etat en charge de la zone SAR est responsable de la détermination du lieu de débarquement dans un « délai raisonnable ». Une circulaire de 2009 précise ainsi qu’en cas d’impossibilité de trouver rapidement une solution, le gouvernement responsable « devrait » accepter que le débarquement se fasse chez lui. L’épisode de l’Aquarius (où M. Salvini, alors ministre de l’Intérieur italien refusa de laisser le navire humanitaire accoster) démontra en 2018 la vanité d’un appui sur la soft law en temps de crise et la relativité du conditionnel utilisé.
Un regard sur une carte suffit à comprendre que la trajectoire de l’Ocean Viking chargé de 234 migrants impliquait les zones SAR de trois Etats : celles de la Libye, de Malte et de l’Italie. Sollicités par SOS Méditerranée afin d’indiquer un lieu de débarquement « sûr » à l’Ocean Viking, les centres de coordination de Libye et de Malte vont refuser d’exercer leur responsabilité. Et l’Italie garder le silence. Refus politiques, incapacité opérationnelle, conflits de délimitation à propos de la zone SAR expliquent cette défaillance dans la mise en œuvre du droit positif.
Quels stratégies/argumentaires ont pu tenter les gouvernements italiens pour tenter de diminuer cette pression migratoire et qu’en penser juridiquement ?
En droit international, la responsabilité de l’Italie est peu discutable au regard de la situation de l’Ocean Viking dans sa zone SAR. L’injustice de sa proximité géographique avec les lieux de pression migratoire le veut ainsi, comme c’est le cas de la Grèce, de Malte ou de l’Espagne. Du reste, par-delà l’arrivée d’un gouvernement d’extrême droite et ses promesses électorales d’un « blocus maritime », le durcissement de l’Etat italien s’était déjà traduit de différentes façons.
La première stratégie, spectaculaire, a consisté à interdire l’accès des ports italiens aux navires humanitaires en vertu de la compétence souveraine de l’Etat à réglementer cet accès. Ce que pressentait l’Ocean Viking en s’adressant à la France et à l’Espagne après vingt jours d’errance. Cette option est paradoxalement offerte par les directives de l’OMI précitées quand elles avancent les « risques pour la sécurité, la santé ou la sûreté de l’Etat ». Cette politique du refus a ainsi connu son paroxysme avec la crise de l’Open Arms qui vit en 2019 le ministre de l’Intérieur Matteo Salvini refuser pendant six jours le débarquement de 147 migrants, malgré une ordonnance contraire de la justice italienne et un avis contraire du chef du gouvernement. Accusé de « séquestration » de personnes et d’abus de pouvoir, son procès pénal s’est ouvert mi-septembre à Palerme après la levée de son immunité parlementaire.
Une variante a consisté à effectuer un « tri » parmi les migrants, les personnes vulnérables étant désormais autorisées à débarquer après un blocage en mer par le gouvernement Meloni, comme ce fut d’ailleurs le cas pour l’Océan Viking entraînant une série de recours judiciaires en Italie.
La seconde stratégie a consisté à mettre en cause l’Etat du pavillon du navire, dans une tentative vaine pour inverser la charge. Dès 2019 et malgré le refus des juges italiens, l’argument de leur responsabilité a été opposé par l’Italie à l’Espagne, à la Norvège pour l’Ocean Viking en même temps qu’à l’Allemagne pour l’Humanity 1, assorti d’une accusation « d’hégémonisme ».
Outre la criminalisation de l’aide aux migrants, une troisième voie visant l’immobilisation des navires humanitaires a été explorée par les gouvernements italiens : celle du blocage administratif des navires au port. Là c’est la Cour de justice de l’Union qui a contré la tentative. Son arrêt de grande chambre du 1er août 2022 encadre ainsi sérieusement « l’immobilisation » des navires par l’Etat du port visant à les empêcher de se livrer à des sauvetages (cf §136).
A votre sens, la réponse européenne au comportement de l’Italie dans la crise de l’Ocean Viking est-elle satisfaisante ?
Malgré la concordance des manquements italiens à ses obligations en droit international et le silence de son droit national, la responsabilité de l’Union européenne interroge cependant, la question du droit maritime ne relevant pas de sa compétence à l’inverse de celle de la lutte contre l’immigration irrégulière.
L’argument de la solidarité et du partage des charges entre Etats membres face à la pression migratoire demeure inaudible et déchire tout espoir d’avancée en la matière.
Sous présidence française pourtant et devant l’impossibilité d’un accord juridiquement contraignant (plusieurs pays d’Europe de l’Est notamment refusant de s’engager dans ce sens), un mécanisme d’application volontaire de répartition des migrants unissant 18 Etats membres (dont l’Italie) et trois Etats associés a fait l’objet d’une déclaration, le 22 juin 2022.
Cela répond précisément au principal grief de l’Italie : celui de voir les migrants débarqués sur son sol faire l’objet d’un transfert dans d’autres Etats membres au nom du principe de solidarité que prévoit cette déclaration. D’application pratique incertaine, elle aurait néanmoins permis que, pour 2022, près de 3500 transferts aient lieu de l’Italie vers la France… La France ayant immédiatement stoppé le mécanisme face au refus de G. Meloni d’accueillir l’Ocean Viking, le refus italien va donc à l’encontre de ses intérêts immédiats et de ce progrès dans l’européanisation de la prise en charge de l’immigration clandestine.
En revanche, cette déclaration n’étant pas à proprement parler un traité, pour ce qui est des sanctions éventuelles du comportement des uns mais aussi des autres, c’est une tout autre histoire…
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