L’accord de Windsor : une sortie de crise pérenne ?
Par Aurélien Antoine – Professeur à la faculté de droit de l’Université Jean-Monnet – Titulaire de la Chaire de Droit public et politique comparés – Directeur de l’Observatoire du Brexit
La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, et le Premier ministre britannique, Rishi Sunak, ont annoncé lundi 27 février « avoir enfin trouvé un accord commercial post-Brexit sur l’Irlande du Nord ». L’accord de Windsor modifie le Protocole nord-irlandais annexé à l’accord de retrait du Royaume-Uni de l’Union européenne (UE).
Pourquoi le Protocole sur la République d’Irlande et l’Irlande du Nord a-t-il été révisé ?
L’accord de Windsor signé solennellement le 27 février entre Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, et Rishi Sunak, Premier ministre britannique, formule des propositions qui amendent et interprètent le Protocole nord-irlandais annexé à l’accord de retrait du Royaume-Uni de l’Union européenne (UE). Ce texte n’a jamais été pleinement appliqué depuis son entrée en vigueur au 1er février 2020. Il est à l’origine d’interruptions des échanges commerciaux et de difficultés d’acheminement des marchandises de la Grande-Bretagne vers l’Irlande du Nord. En effet, la solution qui avait été trouvée en octobre 2019 afin d’éviter le rétablissement d’une frontière matérielle et des contrôles douaniers entre les deux Irlande fut de les repousser en mer d’Irlande. Par conséquent, l’Irlande du Nord demeurait au sein de deux unions douanières : celles de l’UE et du Royaume-Uni, mais dans le respect strict de l’ensemble des obligations issues du Code des douanes de l’UE. Il revenait aux autorités britanniques de réaliser l’ensemble des contrôles avant la distribution des marchandises en Irlande du Nord, y compris pour celles qui n’avaient pas vocation à pénétrer le marché européen via la République d’Irlande. Malgré une certaine souplesse de l’UE dans l’exécution du Protocole afin d’éviter des pénuries de produits de première nécessité (notamment de santé), il est rapidement apparu qu’une révision du texte devenait indispensable.
L’exploitation politicienne des écueils du Protocole par Boris Johnson (qui en fut pourtant le premier signataire et promoteur en 2019) et la succession de trois Premiers ministres à l’automne 2022 ont empêché de progresser sur ce dossier de manière satisfaisante. L’arrivée de Rishi Sunak au 10 Downing Street a changé la donne. Favorable au Brexit, il n’en est pas moins une personnalité attachée au libre-échange et à des relations apaisées avec l’UE. En outre, le blocage des institutions nord-irlandaises du fait du refus du Democratic Unionist Party (DUP)[1] de participer à la formation d’un gouvernement tant que le Protocole n’était pas modifié ou abrogé devait connaître une issue. La conclusion du cadre de Windsor vise à résoudre cette crise afin d’assurer la bonne application de l’accord du Vendredi saint de 1998.
Quels sont les apports essentiels de l’accord de Windsor ?
Le nouveau cadre est adopté en vertu de l’article 164, § 5 de l’accord de retrait. Les formalités administratives inutiles sont supprimées pour le commerce de la majorité des biens au sein du marché britannique (nouvel article 6, § 2 du Protocole). Par exemple, les contraintes des règles d’origines ou les déclarations en douane pour les colis sont levées. Les certificats officiels exigés pour le transit de produits agroalimentaires sont allégés. Un système inédit de partage de données dématérialisées afin de contrôler les échanges et d’en gérer les risques est créé. Les inspections physiques n’auront vocation à s’imposer qu’en cas de danger spécifique ou de soupçon d’infraction. Certaines marchandises peuvent de nouveau être exportées de la Grande-Bretagne vers le territoire nord-irlandais, comme les pommes de terre germées ou les saucisses. La TVA et les taxes sur les biens destinés à rester en Irlande du Nord seront alignées sur ceux du Royaume-Uni (modification de l’annexe 3 du Protocole). Ces impôts et taxes seront ainsi supprimés pour les matériels contribuant à la sobriété énergétique (panneaux solaires, pompes à chaleur etc.). Les contrôles de l’Agence européenne de médecine sont écartés pour les produits pharmaceutiques ne sortant pas du marché britannique. En revanche, pour les marchandises à destination du marché européen, les règles qui leur sont applicables sont celles du Code des douanes de l’Union européenne. Dans l’hypothèse d’une difficulté d’interprétation et de mises en œuvre de ces normes, la Cour de justice demeure pleinement compétente.
Le deuxième apport est une innovation puisqu’il renforce le rôle des institutions nord-irlandaises déjà notable dans la première mouture du protocole. À l’origine, il était prévu que l’assemblée d’Irlande du Nord devait renouveler périodiquement son consentement aux arrangements du Protocole selon des modalités passablement complexes (article 18 du Protocole). Le cadre de Windsor ajoute désormais que l’Assemblée de Stormont pourra s’opposer à toute évolution des règles de l’UE relatives aux douanes, aux marchandises, et aux produits agricoles qui sont couverts par le Protocole. Ce frein potentiel à l’alignement réglementaire entre les deux Irlande (Stormont brake introduit à l’article 13, § 3a. du Protocole) pourra être actionné dès lors qu’un changement normatif provoquerait un ralentissement des échanges et perturberait le quotidien des citoyens nord-irlandais. Une pétition motivée sur cette base factuelle devra être portée par 30 députés nord-irlandais issus de deux formations politiques différentes au moins. Le Royaume-Uni signifiera alors à son partenaire européen un veto à l’application du texte qui sera suspendue. Des discussions seront initiées sur le sujet au sein de la commission mixte. En cas de désaccord, le recours à la procédure d’arbitrage est prévu, sans intervention de la Cour de Justice (ce qui n’était pas forcément le cas auparavant puisqu’elle avait vocation à être saisie dès lors que le droit de l’UE était en cause).
Le Royaume-Uni a souligné qu’il s’engagerait à renforcer les contrôles entre le nord et le sud de l’île d’Irlande dans l’optique de prévenir tout détournement de l’arrangement de Windsor. La Commission européenne sera, de surcroît, en droit de diligenter des vérifications si le Royaume-Uni n’exécute pas correctement ses obligations. Des évolutions du dispositif institutionnel de coopération entre les deux parties permettront d’opérer un suivi étroit de la mise en œuvre de l’accord.
L’appréciation qu’il convient de porter à ce nouveau dispositif est contrastée. À son actif, il met fin à près de deux années de conflit entre l’UE et un Royaume-Uni dont le gouvernement conservateur a multiplié les provocations juridiques en violant explicitement le Protocole, notamment par son Northern Ireland Protocol Bill – désormais retiré. Toujours est-il que l’accord de Windsor ne remet pas en cause fondamentalement le Protocole. Il en résultera des modifications limitées, tandis qu’il est surtout complété par des déclarations interprétatives en vue de clarifier ce qui était pressenti depuis des mois et parfois déjà consenti par l’UE (comme pour certains produits pharmaceutiques). En ce qui concerne le Stromont brake, il doit être mis à l’épreuve, car il pourrait s’avérer être un moyen indirect pour le Royaume-Uni de s’immiscer dans l’élaboration de nouvelles règles de l’Union en matière commerciale. Un veto de Stormont relayé par les autorités britanniques entraînerait des négociations dont l’issue pourrait contraindre les institutions européennes à réviser leur législation pour s’assurer de la poursuite de l’alignement du droit nord-irlandais sur celui de son voisin du sud. Le veto ne doit donc être qu’un ultime recours, motivé par des considérations exclusivement concrètes et objectives ainsi que le prévoit l’article 13, § 3a.
Est-ce que cet accord signifie que la question nord-irlandaise est définitivement résolue ?
Le cadre de Windsor est largement fondé sur la coopération de bonne foi et la confiance mutuelle qui doivent régir les relations entre les deux partenaires. Or le déroulement du Brexit depuis 2016 a montré que l’hypocrisie et les tentatives d’exploitation politique n’ont pas manqué, principalement du côté britannique. Les tensions ne disparaîtront donc pas forcément, d’autant que les divergences réglementaires entre les unions douanières européenne et du Royaume-Uni vont s’accroître avec le temps. En outre, le régime juridique applicable à certaines marchandises (l’alcool en particulier) différera progressivement entre le nord et le sud de l’île d’Irlande, ce qui pourrait encourager les fraudes. La coopération et des moyens renforcés actés par les deux partenaires traduisent une forme d’inquiétude sur ce point.
C’est néanmoins la validation de l’accord par la classe politique britannique et nord-irlandaise qui crée de l’incertitude.
Ce « Protocole 2.0 » ne pouvait revenir sur deux aspects critiqués par le DUP et la frange la plus à droite du parti conservateur : le maintien de la juridiction de la Cour de Justice et la préservation de l’essentiel du régime des aides d’État opposable à l’Irlande du Nord. Or le cadre de Windsor impliquera le soutien d’une majorité aux Communes et des discussions fructueuses avec les partis nord-irlandais pour lui donner plein effet en droit interne et modifier la législation existante. Le DUP a annoncé qu’il prononcerait son verdict en avril sur l’accord du 27 février. D’ici là, Rishi Sunak fait la promotion du texte en insistant sur la chance que les Nord-Irlandais auront à appartenir à deux unions douanières, notamment celle de l’UE, ce qui ne manque pas de sel de la part de celui qui s’affiche comme un brexiter de la première heure…
[1] Formation politique hostile à tout régime juridique différencié entre l’Irlande du Nord et le Royaume-Uni qui ne signa pas les accords de paix de 1998.
[vcex_button url= »https://www.leclubdesjuristes.com/newsletter/ » title= »Abonnement à la newsletter » style= »flat » align= »center » color= »black » size= »medium » target= » rel= »none »]En savoir plus…[/vcex_button]