Par Nicolas Haupais, professeur de droit public à l’Université d’Orléans

La Russie balaie les dernières traces de traités qui pourraient la lier dans le domaine du contrôle des armements. Il ne s’agit plus de s’en prendre à des traités effectifs mais au Traité d’interdiction complète des essais nucléaires (TICE), non entré en vigueur faute de réalisation des conditions posées par le traité, ainsi qu’ au Traité sur les Forces Conventionnelles en Europe (FCE), dont la Russie est déjà partiellement sortie.

Elle s’est ainsi officiellement retirée du premier le 2 novembre, et du second le 6 novembre. Sur le plan juridique, les conséquences peuvent paraître faibles, au moins à court terme. Mais il convient de ne pas oublier que ces traités sont des signes politiques et symboliques forts. 

Pourquoi la Russie s’est-elle écartée du Traité sur les Forces Conventionnelles en Europe ?

Le Traité FCE est un instrument emblématique de la fin de la guerre froide, perçu par certains comme une forme de « traité de paix » signant sa fin. Cette qualification est évidemment exagérée et juridiquement parfaitement inadéquate. Mais elle trouve une pertinence si on mesure la portée de son objet et le fait qu’il soit devenu, à un moment, possible. Conclu à Paris, le 2 novembre 1990, entre tous les Etats de la zone euro-atlantique, il vise à réduire le nombre d’équipements conventionnels qui y sont présents. Il distingue cinq catégories d’équipements, les ELT (équipements limités par le Traité) : les chars, pièces d’artillerie, véhicules blindés, avions et hélicoptères de combat. Pour chacune des catégories, des plafonds nationaux sont fixés ; les équipements surnuméraires doivent, et l’ont été, être détruits. 

Cependant, des difficultés apparaissent rapidement . Les plafonds évoqués doivent en effet être inscrits dans une perspective plus globale, à une époque où l’Union soviétique existe encore, soutenue par quelques alliés. Doit être établie une parité entre les équipements de l’Est et ceux de l’Ouest. Or, le contexte va radicalement changer dans les années qui suivent la conclusion des traités. Les anciens partenaires s’éloignent de la nouvelle Russie et rejoignent, pour beaucoup d’entre eux, l’OTAN. La Russie va donc se plaindre d’un traité qui lui est devenu très défavorable. Un traité remanié, prenant en compte les préoccupations russes, a été conclu en 1999 mais n’est jamais entré en vigueur, les Etats occidentaux reprochant à la Russie des violations du traité initial.

Dans ces conditions, la Russie a décidé de suspendre, en 2007, le traité conclu en 1990. Cette mesure, perçue comme révocable, est à distinguer d’un retrait pur et simple, à vocation définitive,qui a, lui, finalement été décidé le 7 novembre par Vladimir Poutine. C’est un constat d’échec que fait le ministère russe dans sa justification de la décision présidentielle. Les Occidentaux ne permettront pas que le traité remanié en 1999 entre en vigueur. Les Etats de l’OTAN ont mis de l’huile sur le feu dans le conflit ukrainien ; ils ont admis la Finlande parmi eux. 

Qu’en est-il pour le Traité d’interdiction complète des essais nucléaires ?

La situation est différente mais s’inscrit dans le même contexte de défiance à l’égard de l’OTAN et des Etats-Unis en particulier. Le Traité en cause a été conclu le 10 septembre 1996. Il interdit, comme son nom l’indique, tout test de dispositif explosif réel dans domaine nucléaire.La préoccupation qui l’anime est moins environnementale que liée à la volonté de renforcer le régime de non-prolifération. Il va de soi qu’un Etat qui ne dispose pas encore de l’arme ne peut pas mettre en place une dissuasion crédible sans avoir préalablement testé les dispositifs qui l’assureront. Les Etats qui possèdent l’arme nucléaire ont à leur disposition des alternatives, en particulier ce qu’on appelle la simulation, non interdite par le Traité. Mais elle ne peut être mise en place que par des Etats qui disposent d’informations et de techniques acquises lors de campagnes d’essais passées. Un nouvel entrant dans le club nucléaire n’y aura jamais accès.

Le Traité conclu en 1996 est un mélange de succès et d’échecs. Il est parvenu à réunir 177 Etats parties. Mais il n’est toujours pas en vigueur. En effet, pour que ce soit le cas, 44 États doivent avoir donné leur consentement. Il s’agit d’Etats qui ont, à des degrés très divers, déjà mené des activités nucléaires. Or, la Chine, la Corée du Nord, l’Iran, l’Inde, le Pakistan et les Etats-Unis sont restés en dehors du traité et bloquent son entrée en vigueur. 

Toutefois, il est déjà effectif sur de nombreux points. A été mise en place à titre provisoire  l’OTICE (Organisation du traité d’interdiction complète des essais) ,l’organisation internationale chargée de le garantir,dont le siège est à Vienne. Elle gère un réseau mondial de détection des essais, déjà effectif et particulièrement efficace. Et de nombreux Etats, comme la France, ont déclaré qu’ils étaient liés par le Traité, quand bien même il ne serait pas en vigueur. D’autres ont annoncé des moratoires sur les essais nucléaires. A part quelques exceptions (Corée du Nord en 2006, Inde et Pakistan en 1998), aucun Etat n’en a mené depuis sa conclusion.

La position de la Russie a été longtemps très favorable au TICE. Elle l’a ratifié en 2000. Elle insistait sur le fait qu’elle n’avait pas procédé à des tests depuis le début des années 1990 et annonçait qu’elle en avait toujours respecté la lettre et l’esprit. Elle a donc radicalement changé de position, apparemment, sur ce point. 

Qu’est-ce que cela va changer ?

Le retrait de la ratification est une énième réplique de la guerre en Ukraine et du soutien occidental à une partie au conflit. Dans un contexte où le droit recule, la force reprend sa place. Les Etats-Unis ne sont pas engagés sur la question des essais ; la Russie cherche à se trouver dans une situation identique. La parité stratégique est une parité juridique. Et la Russie accuse les Etats-Unis de préparer un test dans le Nevada, ce que ces derniers démentent. 

Sur le plan juridique, le retrait de la ratification d’un traité non encore en vigueur, et qui reste signé, ne modifie pas l’état du droit existant. Son entrée en vigueur deviendra certes encore plus compliquée. Mais comme elle paraissait de toute manière inenvisageable à court et moyen terme, ce n’est pas sur ce plan que les choses vont radicalement évoluer. 

La question que beaucoup se posent est la suivante : ce retrait est-il l’annonce d’un essai à plus ou moins brève échéance ? Le moratoire reste d’actualité, d’après les déclarations russes. Le retrait de ratification prévient cependant les autres acteurs : la Russie réagira promptement à toute action qui pourrait remettre en cause sa dissuasion. 

C’est donc un constat clairement négatif que l’on peut émettre sur cette dénonciation. Le TICE, on l’a dit, visait un objectif de non-prolifération. Il aurait pu, à terme, jouer un autre rôle, de désarmement. Des observateurs s’interrogent en effet sur la crédibilité d’armes que l’on n’aurait pas testées depuis des décennies, voire des siècles. S’il avait été scrupuleusement respecté par les Etats nucléaires, il aurait pu aboutir à une forme de déchéance de l’arme. C’est ce pari fou que les récentes prises de position russes remettent en cause. C’est donc dans un monde de dissuasion nucléaire que l’humanité vivra encore pendant une longue période.