Par Aurore Gaillet, Professeure à l’Université Toulouse Capitole, Ecole de droit de Toulouse

Quel est le procédé de désignation des juges constitutionnels fédéraux en Allemagne ?

La procédure est régie en partie par la Constitution allemande (Loi fondamentale du 23 mai 1949 – ci-après LF), par la loi d’application sur la Cour constitutionnelle fédérale (loi du 12 mars 1951 – ci-après BVerfGG) et par des règles plus informelles.

La première a été révisée le 20 décembre 2024 pour intégrer, au niveau constitutionnel, des dispositions jusqu’alors prévues au seul niveau législatif et renforcer ce faisant la « résilience » de la Cour face à d’éventuelles majorités hostiles. Le nouvel article 93 LF prévoit que les deux chambres, soit « le Bundestag et le Bundesrat désignent pour moitié huit juges par chambre » (al. 2), que « la durée du mandat […] est de douze ans », mandat non renouvelable et dans le respect de la limite d’âge de 68 ans (al. 3).

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La loi d’application précise que les « juges fédéraux » qui doivent être désignés, au côté des « autres membres » (art. 93 al. 2), sont au nombre de trois par chambre et proviennent des (cinq) cours suprêmes fédérales (§ 2 al. 3 BVerfGG). La loi prévoit également l’élection des juges à la majorité des deux tiers (§ 6 et 7 BVerfGG). Cette dernière règle n’a pas été constitutionnalisée, en dépit d’appels en ce sens par des membres de la doctrine et d’anciens juges de la Cour, insistant sur son importance pour la modération et l’indépendance de la Cour – et emporter une telle majorité qualifiée suppose en effet un large consensus politique.

C’est également ce qui explique que, avant ces phases formelles d’élection, se soit développée, dès les années 1950, la pratique d’une répartition des « droits de proposition » (Vorschlagsrechte) des juges entre les partis politiques. Le partage initial entre les conservateurs de la CDU/CSU et les sociaux-démocrates du SPD, les deux premiers grands « partis de masse » (Volksparteien), s’est enrichi, à partir de 1975 : les partis se sont alors accordés sur le principe d’une « rétrocession » partielle aux « petits partis » partenaires des coalitions, libéraux du FDP pour les conservateurs, Verts pour les sociaux-démocrates. À l’issue des élections législatives de 2017, cette « rétrocession » s’est transformée en un véritable droit de proposition, selon une clé de répartition 3-3-1-1 (CDU/CSU-SPD-FDP-Verts). S’il n’est pas requis que les juges proposés par les différents partis en soient membres, cette procédure conduit inévitablement à une politisation du processus, supposant arrangements informels et faisant intervenir comités ad hoc des partis politiques et représentants des Länder (États fédérés représentés au Bundesrat).

Pour l’heure, il y a peu d’exemples de blocages durables ; mais la fragmentation et la polarisation du Bundestag – phénomène que l’on connaît donc également outre-Rhin – n’en complexifie pas moins l’obtention de consensus. La conscience du risque a même justifié l’inscription dans la Constitution, lors de la révision de 2024 précitée, d’un « mécanisme de remplacement » : si la majorité des deux tiers ne peut pas être obtenue au Bundestag, l’élection pourra avoir lieu au Bundesrat, et inversement (art. 93 al. 2 LF et § 7a al. 5 BVerfGG).

Pourquoi ce processus a-t-il été chaotique cette année ?

Notons d’abord que, hasard relativement exceptionnel, la succession discutée concernait trois sièges (sur seize) : ceux de Josef Christ, de Doris König et d’Ulrich Maidowski.

Les premières difficultés sont apparues dès la fin de l’année 2024, avec l’échéance du mandat de Josef Christ. Les turbulences de la vie politique allemande (rupture de la coalition Scholz, dissolution du Bundestag) n’ont pas permis à la CDU/CSU, titulaire du droit de proposition en l’espèce, de s’accorder sur un nom consensuel. Les élections du 23 février 2025 n’ont rien arrangé : les seuls partis de la coalition (officiellement depuis l’élection du chancelier Friedrich Merz le 6 mai 2025) ne sont pas en mesure d’obtenir la majorité des deux tiers requise (208 sièges pour la CDU/CSU, 120 pour le SPD) ; et le seul soutien des Verts (85 sièges) ne suffit pas non plus. Ils doivent dès lors chercher le soutien d’un parti d’opposition ; or seul celui de la Gauche (Die Linke) est considéré comme acceptable en raison du refus de bénéficier du soutien de l’extrême-droite de l’AfD (politique dite du « cordon sanitaire » – Brandmauer, littéralement « pare-feu »).

C’est dans ce contexte que la Cour constitutionnelle fédérale a été incitée à accélérer le processus, pour mettre fin à la situation transitoire du juge Christ, tenu de rester en poste « jusqu’à la désignation d’un successeur » (art. 93 al. 3 LF). Selon une procédure quelque peu tombée dans l’oubli depuis sa dernière utilisation en 1993, l’Assemblée plénière de la Cour peut en effet proposer elle-même trois noms (§ 7a BVerfGG). Si ses propositions ne lient pas les partis, c’est bien, en l’espèce, le premier candidat proposé, Günter Spinner, juge à la Cour fédérale du travail, qui a été retenu.

Il a cependant fallu attendre, pour ce faire, qu’un accord soit trouvé pour le choix des successeurs des deux autres postes vacants. Or le processus s’est avéré plus compliqué encore. Et surtout plus polémique. Les noms des professeures de droit Ann-Kathrin Kaufhold et Frauke Brosius-Gersdorf ont d’abord été proposés par le SPD, titulaire du droit de proposition en l’espèce. Hasard des successions, l’élection revenait également au Bundestag. Tout semblait bien parti, les chefs des partis des SPD, CDU/CSU et Verts s’étaient d’abord déclarés favorables à l’élection de ces universitaires reconnues. La commission électorale (Wahlausschuss) du Bundestag, organe intermédiaire du processus, prévu par la loi (§ 7 BVerfGG) avait également voté en ce sens. Depuis une réforme adoptée en 2015, ce premier vote n’est néanmoins qu’un préalable au vote de l’ensemble des 630 députés que compte l’assemblée.

Or, ce qui aurait pu n’être qu’une formalité, a pris une tournure de campagne de diffamation. Celle-ci s’est enflammée à partir des positions de Frauke Brosius-Gersdorf, commentant (entre autres) une formule du contrat de coalition prévoyant la « prise en charge des coûts de l’assurance maladie obligatoire au-delà des dispositions en vigueur » pour l’interruption volontaire de grossesse. La question reste sensible en Allemagne : le délicat équilibre actuel d’un avortement « illégal mais dépénalisé » (§ 218 et 218a du Code pénal), qui résulte d’une jurisprudence de la Cour constitutionnelle fédérale de 1993, demeure vivement discuté, notamment autour de la garantie de la dignité humaine. Il n’en fallait pas moins pour que les positions de la candidate pressentie, considérant le droit à la vie plus relatif avant qu’après la naissance, enflamment les plus conservateurs – et le consensus, initialement obtenu au sein de la coalition gouvernementale, s’est étiolé. Se sont ajoutées des accusations de plagiat, des prises de positions multiples, commentées comme un feuilleton d’été dans les médias grand public et sur les réseaux sociaux. Ann-Kathrin Kaufhold n’a elle-même pas échappé à cette agitation, accusée notamment d’être une « activiste climatique ».

Prenant acte de ces conditions envenimées, des réticences croissantes des conservateurs, et refusant une escalade supplémentaire aux « conséquences imprévisibles sur la démocratie », Frauke Brosius-Gersdorf a fini par se déclarer indisponible – en dépit de nombreux soutiens (par exemple une pétition signée par près de 200 000 personnes en sa faveur).

A l’issue de la pause estivale, le SPD a finalement proposé le nom de Sigrid Emmenegger, juge à la Cour fédérale administrative. Si ses qualités de juge et de juriste sont reconnues (elle a notamment rédigé sa thèse de doctorat sous la direction de l’ancien Président de la Cour Andreas Voßkuhle), ce n’est donc pas une professeure de droit qui succèdera à Doris König. Pour l’heure, le feuilleton est donc clos : la commission électorale du Bundestag s’est prononcée en faveur de Sigrid Emmenegger le 22 septembre et l’élection des trois nouveaux juges a été confirmée en plénière le 26 septembre. Le lendemain, la juge Ann-Kathrin Kaufhold, professeur de droit à l’Université de Munich a été désignée vice-Présidente par le Bundesrat (succédant à Doris König).

Cet épisode suscite-t-il des débats sur l’évolution de la procédure de nomination des juges constitutionnels en Allemagne ?

L’élection des juges constitutionnels allemands a toujours suscité des débats. L’ancien Président de la Cour, Andreas Voßkuhle, y voyait lui-même un « talon d’Achille de la justice constitutionnelle ». Cela s’explique notamment par le caractère intrinsèquement politique de la justice constitutionnelle, qui la distingue des juridictions ordinaires. Reste à savoir s’il faut tirer des conséquences des difficultés de l’été 2025 en faisant évoluer le système. En Allemagne, la Cour constitutionnelle fédérale est en effet l’une des institutions jugées les plus légitimes. Et, sa large acceptation sociale repose également sur son indépendance politique. Or, d’un côté, il faut y insister, procédure de nomination intégrant des négociations politiques ne signifie pas ipso facto politisation de l’institution ; d’un autre côté, l’épisode 2025 illustre aussi les limites du système face à la fragmentation politique et la polarisation de la société.

Différents éléments du système actuels sont discutés. Faut-il revenir au système d’avant 2015, qui permettait un consensus plus rapide au sein du comité électoral du Bundestag (sans qu’un vote en assemblée plénière soit nécessaire) ? Plutôt que d’opter pour ce système, qui contrevient à la lettre de la Loi fondamentale (art. 93 al. 2 LF), faut-il faire un pas vers plus de transparence, en prévoyant un débat parlementaire sur le choix des juges (et donc une évolution du § 6 al. 1 de la loi sur la Cour (BVerfGG)) ? Cela pourrait supposer de prévoir l’audition des juges pressentis. L’exemple des États-Unis, toujours cité à ce sujet, fait néanmoins surtout figure d’épouvantail : les auditions devant le Sénat n’engendrent-elles pas une politisation supplémentaire de la procédure ? Cela ne doit en revanche pas empêcher les discussions sur la manière de mieux ouvrir le sujet à la discussion publique : la campagne dirigée contre Frauke Brosius-Gersdorf illustre les écueils liés à la méconnaissance d’une personnalité, dont les positions ont été divulguées, sorties de leur contexte.

Certains, tel l’ancien Président de la Cour Hans-Jürgen Papier, ont par ailleurs appelé à supprimer le droit de proposition accordé aux partis politiques – plutôt que de modifier les règles de répartition (ce qui permettrait de mieux rendre compte des forces politiques représentées au parlement, mais impliquerait d’associer l’extrême droite de l’AfD, force politique de premier plan, mais qui se voit toujours opposer le « cordon sanitaire », évoqué plus haut). Certains regards se tournent alors vers des modèles de procédure incluant une candidature expresse des juges (Cour européenne des droits de l’homme, Autriche).

Les prochaines élections à la Cour auront, en principe, lieu en 2028. Mais l’enjeu est d’ores et déjà de taille, pour que la règle des deux tiers de majorité requise pour l’élection des juges demeure un facteur de modération et de consensus politique, et non de blocage. Plus largement, dans son récent ouvrage, l’ancienne juge à la Cour Suzanne Baer rappelle combien il est important que les juges soient, eux-mêmes, ouverts au dialogue et au compromis, afin que la Cour demeure une institution socialement légitime, en mesure de « protéger la démocratie » (Rote Linien. Wie das Bundesverfassungsgericht die Demokratie schützt, 2025).