Israël, Liban, Iran : vers une multiplication des conflits armés ?
Depuis l’attaque terroriste du Hamas il y a un an quasiment jour pour jour et la riposte israélienne qui a ravagé Gaza, la création de nouveaux fronts, spécialement au Liban et avec l’Iran, menace d’embraser la région. Le droit international fournit-il ici un éclairage utile ?
Par Gérard Cahin, professeur émérite de droit public de l’Université Paris Panthéon-Assas
Peut-on parler d’un conflit armé entre Israël et le Hezbollah ou/et entre Israël et le Liban ?
Le droit international qualifie de conflit armé tout usage de la force armée, sans égard pour sa durée et ses effets létaux ou non.
Nul débat donc, depuis que le Hezbollah, s’affirmant solidaire du Hamas dès le lendemain du massacre du 7 octobre 2023, a ouvert un deuxième front en lançant quotidiennement ses roquettes sur le nord d’Israël depuis ses bases au Sud-Liban, provoquant tirs d’artillerie et frappes de drones en retour. La situation n’a cessé de s’aggraver, avec la spectaculaire attaque aux bipeurs et talkies-walkies piégés de septembre dernier, non revendiquée par Israël et qui a fait trente-neuf morts et quelque 3000 blessés parmi les membres du « Parti de Dieu », les bombardements massifs de la plaine de la Bekaa et de la banlieue sud de Beyrouth, décimant sa force d’élite, ses commandants et son secrétaire général, Hassan Nasrallah, et les opérations terrestres engagées le 1er octobre contre ses infrastructures, au prix de 2000 civils tués et 1,2 million de déplacés, dont 100.000 Israéliens. C’est là le dernier épisode en date d’un conflit né de la création en 1982 par l’Iran, quatre ans après l’invasion du Sud-Liban par Israël en réaction aux incursions des combattants palestiniens, de cette milice chiite au service de son mentor et de leur objectif commun de destruction de l’Etat hébreu. Le retrait des troupes israéliennes en 2000 après vingt-deux ans d’occupation a fait place à un conflit de basse intensité, avec des pics comme celui de juillet 2006, où le Hezbollah ayant enlevé deux de ses soldats, Israël bombarde et pénètre à nouveau au Sud-Liban pour trente-trois jours, causant 1200 victimes civiles et déjà un million de déplacés.
N’opposant pas deux Etats, ni à un Etat, un peuple luttant contre la domination coloniale ou l’occupation étrangère, ce conflit n’est pas international au sens du Protocole I du8 juin 1977 additionnel aux Conventions de Genève de1949. Et si le Hezbollah est bien un « groupe armé organisé qui (…) exerce sur une partie du territoire d’un Etat un contrôle tel qu’il lui permette de mener des opérations militaires continues et concertées », il ne les mène pas non plus contre les « forces armées » de cet Etat, condition du conflit armé non international selon le Protocole II. La définition du conflit armé international strictement entendue par la Cour pénale internationale est en réalité inadaptée au caractère hybride des conflits contemporains, comme l’a confirmé en 2006 le Conseil de sécurité, on va le voir, pour celui opposant Israël au Hezbollah.
Ce dernier aurait pu se doubler d’un conflit entre Israël et le Liban. Comme en 2006 pourtant, les Forces armées libanaises ne sont pas activement impliquées, ne ripostant qu’aux tirs israéliens ayant tué un de leurs membres, et toute responsabilité dans la réouverture des hostilités a été à nouveau rejetée par le Premier ministre actuel, Najib Mikati. Si « le bombardement, par les forces armées d’un Etat agissant le premier, du territoire d’un autre Etat » est constitutif d’un acte d’agression, le territoire et la population de l’Etat libanais, très durement affectés, ne sont pas la cible directe d’Israël, comme l’était par exemple, dans la lutte contre Daech, le bombardement américain d’une usine d’armement chimique syrienne au printemps 2017. Que le Hezbollah soit aussi un parti politique représenté au parlement et, périodiquement, dans le gouvernement libanais, que la communauté chiite représente 27 % de la population du Liban, ne suffisent pas non plus à faire de cet Etat une partie à un conflit armé avec Israël. A le supposer pertinent pour en établir l’existence, le critère imprécis du « contrôle global » de l’Etat sur des unités paramilitaires extérieures à ses organes officiels est ici inopérant. Fort de 40.000 combattants expérimentés, contre 50000 pour l’armée régulière, et d’un formidable arsenal de missiles et roquettes pouvant toucher toutes les villes d’Israël, financièrement indépendant de l’Etat libanais et finançant lui-même de nombreux programmes sociaux, le Hezbollah, qui exerce le contrôle effectif d’environ 10 % du territoire, est, plus qu’un État dans l’État, un « Etat au-dessus d’un non-Etat » dépossédé quant à lui des attributs essentiels de la souveraineté.
En pareil contexte, quels sont les titulaires et les conditions d’exercice du droit de légitime défense ?
Les 8500 roquettes tirées par le Hezbollah, d’une part, et les 200 missiles lancés le 1er octobre par l’Iran d’autre part, atteignent séparément le seuil d’une armed attack permettant à Israël d’invoquer, dans les deux cas, son droit de légitime défense. La nationalité libanaise de Nasrallah et le bombardement israélien de l’immeuble de Téhéran ayant tué au mois de juillet le chef du Hamas, Ismaïl Haniyeh, paraissent en revanche insuffisants à ouvrir, aux fins déclarées de les venger, le même droit à l’Iran. Si Israël a bien repoussé son attaque, celle, plus modeste, du mois d’avril, ainsi que la poursuite de la guerre contre le Hezbollah, peuvent lui faire penser que d’autres attaques suivront. Les conditions d’immédiateté et de nécessité de la riposte, ici satisfaites, posent cependant moins de difficultés que celle de sa proportionnalité, dont l’appréciation du respect par rapport au but global de la défense selon le jus ad bellum dépend de son respect au regard de celui, plus immédiat, de chaque action militaire selon le jus in bello.
Concernant l’Iran, Israël ne saurait viser d’autres cibles que militaires, telles qu’installations de lancement de missiles balistiques, aérodromes et centres de commandement et de communications, à l’exclusion des infrastructures pétrolières et plus encore des installations nucléaires. Repousser une attaque continue permet d’user de la force armée pour contraindre son auteur à renoncer à celle-là : c’est une réaction de compellence soumise au test de proportionnalité; elle exclut la deterrence, qui vise à le dissuader de recourir dans une autre occasion à la force ou de le faire le tout premier.
Concernant le Hezbollah, l’attaque aux bipeurs et talkies-walkies illustre bien la complexité de la proportionnalité. L’opération viole sans aucun doute l’interdiction conventionnelle, liant Israël, d’employer « en toutes circonstances » un « dispositif ou matériel qui est conçu, construit ou adapté pour tuer ou blesser et fonctionne à l’improviste quand on déplace un objet en apparence inoffensif ou qu’on s’en approche, ou qu’on se livre à un acte apparemment sans danger », ainsi que ceux qui ont « l’apparence d’objets portatifs inoffensifs, mais sont en fait spécialement conçus et fabriqués pour contenir des matières explosives ». Mais cette illicéité intrinsèque n’exclut pas de méconnaître aussi le principe cardinal de la distinction combattants/civils. Les membres du Hezbollah et non leur système de communications étant les cibles des « pièges » (booby traps), il faut alors déterminer si les victimes appartenaient toutes à la branche militaire du mouvement ou assumaient d’autres fonctions, administratives ou médicales, les assimilant à des civils sauf à participer aux hostilités ; si Israël était en mesure de faire exploser sélectivement les bipeurs et talkies-walkies, en autant d’attaques distinctes, ou seulement tous d’un coup, en deux attaques uniques ; et s’il avait connaissance de leur localisation exacte au moment de l’explosion. De ces données dépend l’importance variable des dommages collatéraux causés aux seuls civils, qu’il faut pouvoir établir avant de les rapporter aux avantages militaires attendus de l’opération.
Au-delà, les catastrophes en cours au Liban et consommée à Gaza posent une question fondamentale : dans un environnement où les structures et les membres des organisations terroristes sont immergés au milieu des populations civiles et sous elles pour mieux violer leurs obligations internationales, leur annihilation totale peut-elle jamais satisfaire au critère de proportionnalité de la défense, au point même de la délégitimer, et avec elle son auteur ?
Quelles sont les bases juridiques d’une résolution du conflit Israël/Hezbollah ?
Elles sont posées par la résolution 1701 du Conseil de sécurité du 11 août 2006, qui appelle à une « cessation immédiate de toutes les attaques du Hezbollah et de toutes les offensives militaires d’Israël », et demande « au Gouvernement libanais et à la FINUL (Force intérimaire des Nations Unies au Liban) de déployer leurs forces ensemble dans tout le Sud, au Gouvernement israélien d(‘y) retirer en parallèle toutes ses forces, au Gouvernement libanais d’étendre son autorité à l’ensemble du territoire libanais (…) de sorte qu’aucune arme ne s’y trouve sans (son) consentement et qu’aucune autorité ne s’y exerce autre que (la sienne) » et exige à nouveau le « désarmement de tous les groupes armés au Liban » (§§ 1-2-3 et 8).
C’est peu dire que ces exigences demeurent actuelles, aucune d’elles n’ayant été satisfaites ou ne l’étant à nouveau plus. Leur réalisation appellerait aujourd’hui un engagement international déterminé. Le démantèlement en cours de toutes les structures terroristes commande à la fois la restauration de la souveraineté du Liban, la survie de l’Etat d’Israël et, au-delà, la possibilité de création d’un Etat palestinien, au terme d’un règlement politique négocié seul à même d’échanger la fin de toute occupation contre les garanties de sécurité indispensables à Israël. Ces dernières sont totalement ignorées par l’avis consultatif rendu par la CIJ le 19 juillet 2024 sur la question de Palestine qui, loin comme on le prétend de redorer le blason du droit international, a manqué l’occasion de contribuer un tant soit peu à la paix israélo-palestinienne.