Conflit au Proche-Orient : Israël parviendra-t-il à légitimer sa riposte ?
Alors que le Conseil de sécurité de l’ONU n'a jamais contesté le droit à la légitime défense d'Israël par le passé, des inquiétudes quant à la proportionnalité des actions entreprises récemment émergent. Et une question centrale : Israël parviendra-t-il à légitimer sa riposte, dans ce contexte complexe où le respect du droit international et la protection des civils sont mis à l'épreuve ?
Par Gérard Cahin, Professeur émérite de droit public de l’Université Paris Panthéon-Assas
Comment qualifier le droit à la légitime défense ?
Le 12 septembre 2001, le Conseil de sécurité des Nations Unies reconnaissait « le droit inhérent à la légitime défense individuelle ou collective conformément à la Charte » (S/RES/1368, préambule) ou « droit naturel » dans la version française de son article 51 (S/RES/1373, 28 septembre 2001, préambule). Rien de tel en revanche concernant l’attaque du 7 octobre contre Israël, en raison de profonds clivages géopolitiques n’affectant pas l’exercice d’un droit qui n’a pas à être autorisé.
Avec 2 500 roquettes tirées, 1200 personnes en majorité civiles massacrées par 3000 assaillants dans les localités, kibboutz, rave party, casernes de la zone frontalière et 240 civils pris en otages à Gaza, les attaques terroristes dites « Déluge d’Al-Aqsa » s’identifient sans peine comme une agression armée (armed attack) ouvrant droit à la légitime défense. C’est en priver l’Etat agressé que la confiner encore aux relations interétatiques pour lesquelles est réglementé le recours à la force (jus ad ou contra bellum). Le soutien apporté au Hamas par l’Iran est bien trop insuffisant pour y voir une agression indirecte, telle que définie par l’Assemblée générale des Nations Unies (A/RES/3314 (XXIX), 14 décembre 1974, article 3, g). La qualité d’Etat de la Palestine est aussi trop controversée pour qualifier une agression directe commise par les forces d’un « gouvernement » privé d’effectivité sur la plus grande partie du Territoire palestinien occupé.
Rédigée sans égard pour le terrorisme international, la Charte ne dit rien de l’auteur de l’agression. Pas plus qu’il n’a attribué les attentats d’Al Qaïda à l’Afghanistan des Talibans, le Conseil de sécurité n’a jamais contesté dans son principe l’invocation du droit de légitime défense par Israël contre le Hezbollah au Liban en 2006 et le Hamas à Gaza en 2014, les Etats-Unis contre Daech en Syrie et la France après les attentats de Paris du 13 novembre 2015. L’objection de la Cour internationale de Justice en cas d’attaques trouvant leur origine « à l’intérieur, et non en dehors, du territoire sur lequel Israël exerce son contrôle » (avis consultatif du 9 juillet 2004, Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé, § 139), a perdu de sa portée depuis qu’il s’est retiré de Gaza en 2005. Même si Israël en maîtrise les voies d’accès, le Hamas a depuis juin 2007 le contrôle politique et militaire effectif d’un territoire néanmoins toujours occupé en droit. Qu’Israël n’ait eu de cesse de renforcer son ennemi pour affaiblir l’Autorité palestinienne pourrait toutefois ne pas être indifférent au droit de la responsabilité internationale de l’Etat.
Le terrorisme qui justifie que la matérialité de l’attaque prime sur l’identité de son auteur, oriente aussi le but légal de la légitime défense. Si l’agression initiale a été, quoique hélas trop tard, repoussée, les roquettes qui continuent de pleuvoir sur Israël et l’objectif avoué du Hamas de le détruire pour créer un « État islamique palestinien » sur tout le territoire de la Palestine mandataire, entretiennent la menace d’autres attaques d’ampleur. Éradiquer sa capacité militaire n’apparaît pas de ce point de vue disproportionné par rapport au but de la légitime défense. Garantie de la « survie même d’un Etat » (CIJ, avis consultatif du 8 juillet 1996, Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, dispositif, § 2 E), elle s’exerce tant que le Conseil de sécurité n’a pas pris les mesures nécessaires pour maintenir la paix et la sécurité internationales, et se borne à exiger des pauses humanitaires et l’acheminement sans entrave de l’aide humanitaire à Gaza (S/RES/2712, 15 novembre 2023 ; 2720, 22 décembre 2023).
Qu’en est-il du droit international humanitaire ?
Rien n’empêchait Israël de contenir ou différer l’opération « Glaive de fer » pour mobiliser l’opinion publique mondiale, en vue de faire libérer tous les otages. En choisissant d’exploiter au maximum les ressources de la légitime défense, le pays est tombé tête baissée dans le piège diplomatique, militaire et juridique diabolique que lui a tendu le Hamas, en planifiant longuement et perpétrant avec une barbarie inédite ce qu’il savait être des crimes de guerre et contre l’humanité.
La violation du droit international humanitaire (DIH ou jus in bello) par une partie au conflit ne libère pas l’autre de l’obligation de le respecter. Mais la première peut alors, en fait, rendre très difficile, sinon impossible, à la seconde ce respect. Par principe non réciproque, l’application du DIH est aussi très dépendante de son contexte : ici les particularités de la bande de Gaza, et l’asymétrie d’un conflit opposant une armée régulière aguerrie dotée d’un Manuel sur les règles de la guerre, et un mouvement qui viole ouvertement la lettre et l’esprit de ce droit en sacrifiant sans vergogne « sa » population au succès de son piège.
Le principe cardinal de distinction entre civils et combattants, biens de caractère civil et objectifs militaires, en fait les frais. En surface, où les militants du Hamas circulent souvent sans uniformes et en véhicules civils, tandis que ses chefs installent des objectifs militaires dans des zones densément peuplées et les centres de commandement dans des bâtiments civils, hôpitaux, écoles, mosquées. En profondeur, grâce à un vaste réseau de tunnels creusés sous ces zones, difficilement détectables et dont la destruction par voie aérienne ou terrestre est meurtrière pour la population ou pour l’armée. Pressé de minimiser ses pertes en transférant sur l’ennemi le risque couru par ses troupes, Israël affronte de ce fait d’énormes défis pour respecter de son côté le principe de distinction et les obligations qui en découlent.
Cela ne l’exonère en rien de violations qui seraient dûment établies, telles que des attaques indiscriminées par des frappes à l’aveugle ou visant des objectifs militaires dispersés en zone urbaine, ou le fait d’affamer délibérément les civils en les privant de biens indispensables à leur survie. Il reste que l’ampleur de la catastrophe humanitaire en résultant tend à rejeter à l’arrière-plan les multiples violations du Hamas et ses entraves aux mesures prises par Israël pour respecter ses obligations. Ainsi, lorsqu’il incite ou contraint la population à ignorer les avertissements que le droit humanitaire impose à l’attaquant de donner « en temps utile et par des moyens efficaces » si ses attaques peuvent affecter les civils, afin de se camoufler parmi
eux ou d’en user comme boucliers humains, dans la zone nord de Gaza puis dans sa zone sud. Il en fut en effet de même lors de l’évacuation de la population d’une zone à l’autre, ordonnée par Israël en vertu de l’exception à l’interdiction des déplacements forcés prévue par la Convention IV de Genève de 1949, malgré la demande de l’Assemblée générale de l’annuler au vu des conditions de l’opération (A/ES-10/L.25, 26 octobre 2023).
Comment alors parvenir à la proportionnalité ?
Le jus ad bellum subordonne la licéité de la légitime défense à des mesures nécessaires pour riposter à l’agression et proportionnées à cet objectif. Le jus in bello interdit de son côté les attaques contre des cibles licites mais causant incidemment des pertes et dommages en vies et biens civils excessifs par rapport à l’avantage militaire attendu (dommages collatéraux). Ces deux logiques distinctes se rejoignent toutefois là où « un emploi de la force qui serait proportionné conformément au droit de la légitime défense doit, pour être licite, satisfaire aux exigences du droit applicable dans les conflits armés » (Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, préc., § 42). Le test de proportionnalité du jus in bello devient en d’autres termes un élément clé de celui qu’appelle le jus ad bellum.
La proportionnalité est une notion complexe d’application très difficile. L’avantage militaire et les dommages collatéraux attendus doivent être mis en balance ex ante et non ex post, à partir des informations disponibles, telles que l’importance de la personne ou de l’objectif militaire visé et le nombre de civils avoisinants, très variable selon le site de la cible. La proportionnalité du jus ad bellum s’apprécie par rapport au but global de la défense, celle du jus in bello par rapport au but plus immédiat de chaque action militaire. Le nombre de victimes civiles d’un conflit ne rend donc pas compte à lui seul du caractère excessif des dommages collatéraux. Mais objectivement établi, ce caractère peut conditionner la qualification de la proportionnalité au regard du jus ad bellum, et partant la licéité de l’action en défense.
Dans cette guerre grevée d’incertitude qui est aussi celle des images et des chiffres, Israël court désormais le risque de brouiller la frontière entre protection et punition, démantèlement du Hamas et arasement de Gaza, sur fond de visées annexionnistes en Cisjordanie. Il lui faut impérativement relégitimer sa riposte en trouvant un équilibre plus acceptable entre le niveau de sécurité qu’il doit à sa population et le coût humanitaire d’une opération que le droit international peut aujourd’hui tolérer.