Par Julien Ancelin, maître de conférences en droit public à l’Université Côte d’Azur, membre du Laboratoire de droit international et européen (LADIE) et de l’Institut de la Paix et du Développement (IdPD)

Une frappe de l’armée israélienne a touché une position égyptienne le dimanche 22 octobre 2023. Dans un message publié le même jour sur le réseau social X (ex-twitter), Tsahal indique : « Il y a peu, un char de l’armée israélienne a accidentellement tiré et touché un poste égyptien [une tour de contrôle et de surveillance frontalière] adjacent à la frontière dans la zone de Kerem Shalom. L’incident fait l’objet d’une enquête et les détails sont en cours d’examen. L’IDF [les forces de défense israéliennes] exprime sa tristesse à propos de cet incident ». Cet événement témoigne du niveau de tension dans la zone frontalière entre l’Egypte, Israël et le territoire palestinien de la Bande de Gaza. Si l’État d’Israël a immédiatement communiqué sur cette « erreur » de ciblage, les faits nécessitent d’être étudiés sous l’angle du droit international dans un contexte d’escalade des tensions, afin de mettre en lumière les qualifications et les conséquences que cela pourrait provoquer.

Quelle est la nature juridique de la situation dans la zone ?

Le conflit oppose uniquement, à l’heure de l’écriture de ces lignes, les factions armées du groupe non étatique Hamas et les forces armées de l’Etat d’Israël, sans que d’autres États ou groupes armés étrangers n’interviennent directement. Le risque d’internationalisation du conflit est néanmoins très présent, comme en attestent les menaces formulées par l’Iran – par la voix de son ministre des affaires étrangères – d’une intervention qualifiée de « préventive [si] les crimes de guerre d’Israël contre les Palestiniens ne cessaient pas » ou encore les échanges de tirs réguliers avec le groupe armé Hezbollah dans la zone frontalière du sud-Liban. L’attaque, si mineure soit elle, dirigée par Israël contre une position égyptienne survient donc dans un contexte explosif.

Quelle qualification retenir pour la frappe israélienne dirigée, par « erreur », contre les positions égyptiennes au sens du droit international ?

Les évènements qui opposent le Hamas à l’Etat d’Israël (récemment réactivé par les attaques du 7 octobre 2023 – opération « déluge d’Al Aqsa ») constituent un conflit armé. La destruction partielle d’une installation de surveillance frontalière étrangère par l’armée d’un Etat soulève la question de la qualification qui pourrait être retenue. Conformément à l’article 2 commun aux Convention de Genève de 1949, l’existence d’un conflit armé entraîne l’application du régime juridique du droit international, permettant aux parties de recourir à la force dans le strict cadré fixé par le droit international pour la conduite de leurs hostilités. Bien que le droit international conventionnel ne définisse pas le conflit armé interétatique, ce dernier peut s’entendre « chaque fois qu’il y a recours à la force armée entre États » (TPIY (app.), 2 octobre 1995, Tadić, aff. IT-94-1-AR 72, § 7), et cela, quelles que soient les qualifications retenues par les parties.

Cette dimension est déterminante, car elle relègue la qualification par l’Etat qui serait l’auteur de frappes au simple élément de discours, le droit international retenant ici une stricte conception objective. Ainsi, pour le Comité international de la Croix-Rouge, tout affrontement armé entre forces des États parties aux Conventions de Genève de 1949 (et éventuellement au premier protocole additionnel de 1977) relève de ces instruments, quelle que soit l’ampleur de cet affrontement : une escarmouche, un incident de frontière entre les forces armées des Parties suffisent, par exemple, à provoquer l’application des Conventions. Selon le Commentaire de la première Convention publié en 2016 (à propos de l’article 2 commun, §237) : « Toute opération militaire non autorisée menée par un État sur le territoire d’un autre État devrait être interprétée comme une ingérence armée dans la sphère de souveraineté de ce dernier et pourrait donc constituer un conflit armé international ».

Néanmoins, une interprétation raisonnable de la notion doit être retenue. La doctrine a ainsi considéré qu’un conflit armé ne pouvait être retenu que si, dans un affrontement, « les éléments armés de l’autre Etat attaquent réellement l’Etat lui-même » (E. David, Principe de droit des conflits armés, éd. Bruylant, 2019, p.171). Il ne peut ainsi pas y avoir de conflit armé si l’opération militaire engagée n’est pas animée d’une intention belliciste. Par ailleurs, comme le relève le CICR « le DIH conventionnel décrit les “hostilités” comme étant le recours à des méthodes et moyens de “nuire à l’ennemi” » conformément à ce que prévoit la Convention (IV) concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre et son annexe, le Règlement concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre adopté à La Haye le 18 octobre 1907 en son article 22 (N. Melzer, Guide interprétatif sur la notion de participation directe aux hostilités en droit international humanitaire, Genève, CICR, coll. Référence, 2009, pp.58 et s.).

L’acte doit être animé d’une intention de nuisance à l’avantage d’une partie. Ainsi, dès lors que l’Etat d’Israël reconnait une erreur de ciblage, affirme enquêter sur la situation et que l’Égypte prend acte de cette affirmation sans s’y opposer, il devient difficile de présumer le caractère belliciste de la frappe engagée et d’en faire la marque d’un premier acte d’hostilité susceptible de provoquer la survenance d’un conflit armé entre les deux Etats. Une frappe mal dirigée et isolée provoquée par une erreur de ciblage ne peut donc avoir pour effet d’étendre, à elle seule, le conflit armé en cours sur le territoire de la Bande de Gaza à d’autres Etats.