Crimes de guerre en Ukraine : que peut la justice ?
Par Anne-Laure Chaumette – Maître de conférences HDR en droit public à l’Université Paris Nanterre (CEDIN) – spécialiste de droit international pénal
Le 16 mars 2022, Le Monde titrait « Crimes de guerre : la guerre des preuves en Ukraine » ; le même jour, Joe Biden déclarait que, selon lui, Vladimir Poutine était un criminel de guerre. Depuis le début du conflit, les médias et réseaux sociaux relaient des informations relatives à la destruction de bâtiments de soins médicaux (on pense à la maternité de Marioupol), de bâtiments culturels (le théâtre régional de Donestk à Marioupol), d’immeubles d’habitations, etc. Ces faits sont-ils qualifiables de crimes de guerre et dans quelle mesure leurs auteurs peuvent-ils être sanctionnés ?
Qu’est ce qu’un crime de guerre ?
Les crimes de guerre sont des violations du droit international humanitaire (DIH) applicable durant les conflits armés. Le droit international humanitaire se compose de deux grands corps de règles : celles relatives à la protection des victimes, également appelé Droit de Genève et composé des quatre Conventions de Genève de 1949 et de leurs Protocoles additionnels I et II de 1977 ; et celles relatives à la conduite des hostilités, désigné comme Droit de La Haye qui renvoie aux conventions de La Haye de 1899 et de 1907 concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre. Certaines dispositions des Conventions de Genève définissent des « infractions graves » à propos desquelles le Protocole I de 1977 précise qu’elles « sont considérées comme des crimes de guerre ».
C’est l’article 8 du Statut de la Cour pénale internationale qui définit le crime de guerre. Cet article, le plus long du statut, rappelle d’abord que la qualification de crime de guerre est conditionnée par l’existence d’un conflit armé, interne ou international. Il liste ensuite l’ensemble des actes susceptibles d’être qualifiés de crime de guerre, parmi lesquels la destruction de biens (article 8-2-a-iv), le fait de diriger intentionnellement des attaques contre la population civile en tant que telle (article 8-2-b-i), contre des biens de caractère civil (article 8-2-b-ii), contre des bâtiments consacrés à la religion, à l’enseignement, à l’art, à la science ou à l’action caritative, des monuments historiques, des hôpitaux et des lieux où des malades ou des blessés sont rassemblés (article 8-2-b-ix), etc.
Aussi, la qualification de « crime de guerre » dépend de quatre conditions qui doivent être vérifiées successivement : il faut que l’acte ait été perpétré à un moment et en un lieu où il y avait un « conflit armé » ; qu’il s’agissait d’un conflit armé international (CAI) ou d’un conflit armé non international (CANI) ; que l’acte ait été commis en lien avec le conflit en question ; enfin, que les personnes ou les biens victimes de l’acte fassent partie des personnes ou bien protégés par le droit international humanitaire.
Des crimes de guerre ont-ils été commis en Ukraine ?
Pour répondre à cette question, il convient d’abord d’identifier le contexte. Existe-t-il un conflit armé en Ukraine ? Quelle est sa nature ? Un conflit armé consiste en un « recours à la force armée entre États ou un conflit armé prolongé entre les autorités gouvernementales et des groupes armés organisés ou entre de tels groupes au sein d’un État » (Arrêt Tadic I du TPIY, 1995, § 70). Sur ce point, peu importe que l’on parle d’agression (terme figurant dans la résolution de l’Assemblée générale des Nations Unies) ou d’opération militaire spéciale (selon l’expression utilisée par Vladimir Poutine), les forces armées russes et ukrainiennes s’affrontent. L’existence du conflit armé est avérée. De plus, dans la mesure où un État souverain, la Russie, a envahi et bombarde un autre État souverain, l’Ukraine, il s’agit d’un conflit armé international (voir Article de V. Ndior sur notre Blog).
Venons-en aux actes susceptibles d’être qualifiés de crime de guerre : parmi les faits rapportés par les témoins sur place, plusieurs exactions semblent pouvoir relever de cette qualification parmi lesquelles le bombardement et la destruction d’immeubles d’habitation, de plusieurs établissements de santé et d’un théâtre, c’est-à-dire des biens protégés par le droit international humanitaire. Ces différentes attaques ont non seulement détruit des biens les rendant inutilisables mais elles ont également occasionné de nombreuses victimes, civiles qui soit étaient venues s’y faire soigner, soit s’y étaient réfugiées pour se protéger. Dans la mesure où elles ont eu lieu dans le contexte du conflit armé international, elles pourraient relever d’une double qualification : destruction de biens civils (article 8-2-a-iv) ou attaque délibérée contre des biens civils, culturels ou sanitaires (article 8-2-b-ii et ix). D’autres faits pourraient également relever de la qualification de crime de guerre (les médias évoquent par exemple le massacre de civils dans la rue) mais ce court billet ne permet de les aborder tous.
Pour qualifier les bombardements de « destruction de biens civils », il faut que leur destruction n’ait pas été justifiée par des nécessités militaires et qu’elle ait été exécutée de façon arbitraire et à grande échelle. Autrement dit, il faut s’assurer que la destruction de ces biens n’était pas « nécessaire » en ce que le bien visé aurait été en réalité une « cible militaire » ou comportait des objectifs militaires.
Ces mêmes bombardements pourraient également être qualifiés d’« attaques délibérées contre des biens » (on se rappelle que c’est la qualification qui fut retenue pour la destruction de la vieille ville de Dubrovnik dans le conflit yougoslave). Pour ce faire, il conviendra de vérifier que ces bâtiments n’étaient pas, au moment des faits, des objectifs militaires c’est-à-dire des biens « qui, par leur nature, leur emplacement, leur destination ou leur utilisation apportent une contribution effective à l’action militaire et dont la destruction totale ou partielle, la capture ou la neutralisation offre en l’occurrence un avantage militaire précis » (article 52 du Protocole I de 1977). L’article 52, paragraphe 3, ajoute qu’« [e]n cas de doute, un bien qui est normalement affecté à un usage civil, tel qu’un lieu de culte, une maison, un autre type d’habitation ou une école, est présumé ne pas être utilisé en vue d’apporter une contribution effective à l’action militaire ».
A propos de l’hôpital, la règle est sensiblement différente dans la mesure où les établissements sanitaires bénéficient d’une protection générale et qu’ils ne peuvent pas être considérés comme des objectifs militaires et ce, d’autant plus lorsque un signe distinctif était visible et identifiable (ce qui serait le cas de la maternité de Marioupol, les Ukrainiens ayant inscrit au sol des signes visibles depuis le ciel). Néanmoins, la jurisprudence estime que « cette protection peut cesser s’il en est fait usage pour commettre des « actes nuisibles à l’ennemi » et après une sommation fixant un délai raisonnable et demeurée sans effet » (Jugement, Prlić, 2013, § 125).
Si les faits évoqués ci-dessus sont très probablement constitutifs de crimes de guerre, on comprendra que tous les bombardements russes ne sont pas pour autant illicites. Ainsi, le bombardement d’une base militaire de Yavoriv près de Lviv ne saurait être qualifié de crime de guerre car il peut légitimement s’agir d’un objectif militaire. De même, les « dommages civils collatéraux » ne sont pas par nature illégaux si tant est que les règles coutumières de proportionnalité dans la conduite des hostilités ont été respectées.
Comment poursuivre et faire punir ces crimes de guerre ?
Rappelons d’abord que les crimes de guerre sont imprescriptibles : peu importe le temps qui passe, l’auteur d’un crime de guerre pourra être jugé un an, dix ans, même quarante ans après les faits.
Comme l’ont déjà évoqué les professeurs Ubeda-Saillard et Fernandez dans leur billet, c’est d’abord à la Cour pénale internationale (CPI) que l’on pense pour juger les crimes de guerre commis en Ukraine. L’Ukraine a en effet reconnu la compétence de la Cour dans sa déclaration de 2014 et, à ce titre, la Cour peut enquêter sur tous les crimes de guerre qui seraient commis sur le territoire ukrainien, quelle que soit la nationalité des auteurs de ces crimes. Poursuivre les crimes de guerre devant la CPI présente un intérêt majeur : les accusés ne pourront pas se prévaloir d’une quelconque immunité qui est considérée comme inopposable par le Statut de Rome. Elle pourrait donc juger Vladimir Poutine ainsi que les principaux responsables des crimes de guerre commis en Ukraine, sous réserve qu’ils soient remis à la Cour (ce qui est peu probable d’autant que la Russie n’est pas un État membre de la CPI).
Une autre voie possible est celle des juridictions internes. Ce sont prioritairement les tribunaux ukrainiens qui auront compétence pour juger de ses crimes au motif qu’ils ont été commis sur le territoire de l’Ukraine (on parle de compétence territoriale des juridictions). Pourront également connaître des crimes de guerre les tribunaux des États de la nationalité des suspects (compétence personnelle active) ou des victimes (compétence personnelle passive). S’il est peu probable à ce jour que la Russie envisage d’exercer sa compétence personnelle active, on peut supposer que les États dont sont ressortissants les victimes pourraient vouloir exercer leur compétence personnelle passive – sous réserve qu’ils puissent appréhender les suspects et que ceux-ci ne puissent se prévaloir d’une quelconque immunité. Une troisième catégorie de juridictions internes est compétente pour juger les crimes de guerre : les juridictions dont les États reconnaissent la compétence universelle. La compétence universelle permet à un tribunal de juger un individu (qui n’a pas la nationalité de l’État du for) pour des crimes commis hors du territoire de l’État du for et à l’encontre de victimes qui n’ont pas non plus la nationalité de l’État du for. Cette compétence est plus ou moins conditionnée et encadrée selon les États (la France a choisi de poser des conditions relativement restrictives). C’est ce mécanisme qui a récemment permis à la Suède ou à l’Allemagne de juger des Syriens pour crimes internationaux. Cependant, là encore, ces procédures supposent que les accusés se trouvent voire résident sur le territoire des États concernés, y soient arrêtés et ne puissent pas opposer une immunité.
Ce sont donc les exécutants, les complices, les commandants qui seraient plus probablement jugés devant les juridictions internes. En ce qui concerne les représentants de l’État, en l’état actuel du droit, les juridictions internes ne pourront pas poursuivre un chef d’État, de gouvernement en exercice : ils jouissent d’une immunité ratione personae (voir le rapport de la Commission du droit international sur l’immunité des représentants de l’État devant la juridiction pénale étrangère, §§ 35 et suivants). A ce titre, Vladimir Poutine ne sera pas jugé par une juridiction interne étrangère tant qu’il sera à la tête de la Russie. En revanche, des poursuites seront possibles au terme des mandats : certes, les ex-chef d’État ou ex-chef de gouvernement pourraient invoquer une immunité ratione materiae (une immunité qui couvre les actes commis pendant l’exercice des fonctions) ; cependant, les juridictions internes de plusieurs États écartent cette immunité lorsque l’accusation porte sur des crimes internationaux considérant que la commission d’un tel crime ne relève pas des fonctions étatiques normales (voir pour le Royaume-Uni, affaire FF v. Director of Public Prosecutions, 7 octobre 2014, n° CO/11360/2012, [2014] EWHC 3419 ; pour la Suisse, affaire Khaled Nezzar alias A c. Ministère Public de la Confédération, B. et C., 25 juillet 2012, BB/2011.140 ; pour l’Espagne, affaire Guatemala Genocidio, 25 février 2003 ; pour les Pays-Bas, affaire Habibullah Jalalzoy, 8 juillet 2008, n°07/10064).
Quant à la peine encourue, il n’est pas possible à ce stade de la déterminer car non seulement elle dépend de la législation de l’État concerné mais également du niveau de d’implication de l’accusé dans la réalisation du crime de guerre (principe de l’individualisation de la peine).
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