La Cour Suprême du Colorado peut-elle empêcher Trump d’être candidat ?
En raison de son rôle dans l’assaut du Capitole le 6 janvier 2021, les juges du Colorado ont décidé que Trump était inéligible à la présidentielle de 2024 dans cet État. Reste à savoir si ce jugement inédit fera pschitt ou tâche d’huile.
Par Frederick T. Davis, ancien procureur fédéral et membre des barreaux de New York et de Paris
Qu’a décidé précisément la Cour suprême du Colorado ?
La Cour a statué que Donald Trump n’était pas éligible à la présidence des États-Unis et a ordonné que, dans l’État du Colorado, son nom ne figure pas sur le bulletin de vote pour l’élection de 2024. Cette décision est basée sur un amendement à la Constitution des États-Unis adopté après la Guerre de Sécession, au XIXe siècle. Le 14ème amendement, dans son Article 3, prévoit que nul ne peut servir dans le gouvernement fédéral s’il s’est engagé dans ou a soutenu une « insurrection » après avoir prêté le serment, en tant qu’« officier des États-Unis », de soutenir la Constitution. L’amendement a clairement été adopté dans le contexte d’une violente guerre civile, pour empêcher ceux qui avaient pris les armes contre le gouvernement fédéral d’y servir. Il a été très rarement appliqué.
La décision de la Cour l’obligeait à résoudre trois types de questions. Premièrement, les lois électorales locales de l’État du Colorado fournissent-elles une base procédurale permettant aux plaignants – des électeurs du Colorado – de contester l’éligibilité de Trump ? Il convient de souligner qu’en raison de la structure fédérale des États-Unis, pratiquement tous les aspects des élections – même pour la présidence – sont régis par les lois des États et gérés par des fonctionnaires de l’État ; il n’existe aucune loi fédérale régissant ces élections et les agents fédéraux n’en ont aucun contrôle. Les tribunaux d’autres États ont déjà statué que leurs procédures ne prévoyaient pas, du moins à ce stade de l’élection, de procédures permettant de contester Trump.
Deuxièmement, d’un point de vue factuel, Trump s’est-il engagé dans, a-t-il incité ou soutenu, une « insurrection » au sens de l’Article 3 ? Et troisièmement, l’Article 3 s’applique-t-il à cette situation et interdit-il à Trump d’apparaître sur le bulletin de vote du Colorado si les deux premiers éléments sont satisfaits ? La juge de première instance, dans un long arrêt déposé le 17 novembre 2023, s’est prononcée contre Trump et en faveur des plaignants sur les deux premières questions. Elle a conclu que les lois électorales du Colorado fournissent une base procédurale permettant aux plaignants de chercher à interdire à Trump d’exercer la présidence. Deuxièmement, et c’est peut-être le plus important, elle a examiné le dossier (y compris les témoignages d’experts et certains éléments des audiences publiques relatives aux émeutes du 6 janvier 2021) et a conclu que Trump avait incité, et donc s’était engagé dans une insurrection, au sens où ce terme est utilisé dans l’Article 3. Ses conclusions sur les méfaits de Trump sont particulièrement concrètes et détaillées.
Elle a ensuite statué en faveur de Trump, et a débouté la demande des plaignants, car elle a conclu que l’Article 3 ne s’appliquait pas à un ancien président : un président, a-t-elle statué, n’est pas un « officier des États-Unis » parce qu’il est élu et non nommé, et il n’est pas autrement spécifié dans l’Article 3. La Cour suprême de l’État, dans sa décision du 19 décembre 2023, a confirmé les deux premières décisions de la juge de première instance, mais n’est pas d’accord avec elle sur la troisième : un président, selon la majorité de la Cour suprême du Colorado, est un « officier des États-Unis ». Donc, si Trump s’est engagé dans une insurrection – ce que la conclusion du tribunal de première instance a catégoriquement affirmé – l’Article 3 lui interdit d’exercer les fonctions de président ; selon la Cour, il s’ensuit donc que son nom ne devrait pas figurer sur le bulletin de vote.
Quel sera l’effet juridique de cette décision et quelles seront les prochaines étapes ?
L’impact de la décision dépend d’au moins deux évolutions différentes.
Premièrement, Trump a déjà déclaré qu’il demanderait à la Cour suprême des États-Unis de réexaminer cette décision, ce qu’elle pourrait bien faire. Bien que chaque État gère ses lois électorales comme bon lui semble, le sens de l’Article 3 est soumis à la décision finale de la Cour suprême. La question de savoir si Trump a agi en tant qu’ « officier des États-Unis », sur laquelle le tribunal de première instance s’est prononcé en sa faveur, est une question juridique complexe, sans aucun précédent. Les professeurs et autres commentateurs sont divisés sur cette question. Et il existe d’autres questions juridiques inhérentes à l’application de l’Article 3, trop complexes pour être explorées ici, qui pourraient compliquer la question.
Plus important encore, la structure fédérale des États-Unis complique l’application de l’Article 3. La Cour suprême du pays ne contrôle ni supervise directement les procédures électorales dans les divers États. Elle ne peut qu’examiner les décisions des tribunaux des États pour vérifier l’exactitude de leur interprétation de la Constitution. En l’espèce, le plus haut tribunal d’un État (Colorado) a approuvé une conclusion factuelle d’un juge de première instance selon laquelle Trump s’était engagé dans une insurrection ; mais cette conclusion n’est contraignante pour aucun autre État, et il est très facile d’imaginer que le système judiciaire d’un autre État pourrait conclure de manière indépendante que les actes de Trump ne constituent pas une insurrection.
Étant donné que la Cour suprême des Etats-Unis n’est pas habilitée à prendre des décisions factuelles en tant que telles, il est extrêmement difficile de savoir comment – et même si – elle pourrait résoudre un tel conflit. En revanche, la Cour pourrait conclure que, pour des raisons purement juridiques, l’Article 3 ne s’applique pas à Trump (comme l’a statué le juge de première instance dans cette affaire), ce qui bloquerait toute tentative visant à interdire la candidature de Trump dans tous les États.
Bref : une décision en faveur de Trump pourrait bloquer toute tentative contre lui sous l’Article 3, mais une confirmation de la décision de la Cour Suprême du Colorado pourrait inciter des initiatives, sans coordination ni contrôle national, dans les autres Etats.
Quel sera l’impact de cette décision sur l’élection présidentielle de 2024 ?
À court terme, la décision pourrait effectivement aider Trump politiquement : nous avons déjà vu, à propos des quatre poursuites pénales contre lui, que sa « base » semble convaincue que ces attaques judiciaires sont politiquement motivées et juridiquement sans fondement, et consolident donc leur soutien.
Il faudra au minimum des mois pour que les nombreux effets potentiels de cette décision soient examinés et résolus par la Cour suprême, et éventuellement pour que les procédures dans les 49 autres États se développent. Il est impossible de prédire le calendrier de tels événements, d’autant que les poursuites pénales contre Trump se dérouleront au même moment, avec l’implication presque certaine de la Cour suprême sur certaines des questions juridiques (comme celle de savoir s’il est ou non protégé de poursuites pénales par le principe d’« immunité » ).
Une chose est sûre : la décision du Colorado pose des questions qui touchent au cœur du bon fonctionnement d’une démocratie. La question fondamentale est peut-être la suivante : si, comme cela semble être le cas, Trump est de loin le candidat le plus populaire à l’investiture de l’un des deux principaux partis et si, selon certains sondages, il pourrait même l’emporter, le droit du peuple d’élire le candidat de son choix peut-il être contrecarré par des décisions judiciaires appliquant une disposition rarement utilisée et sur laquelle il n’existe pas de consensus clair ? Il se pourrait bien qu’en dépit des méfaits graves – et peut-être criminels – qui lui sont reprochés, l’avenir politique de Trump dépende des électeurs américains, et non de leurs tribunaux.