Par Yves Petit, Professeur à l’Université de Lorraine, Directeur du Centre européen universitaire de Nancy

Le Green Deal en ligne de mire ?

Le Pacte vert pour l’Europe ou Green Deal (COM (2019) 640 final, 11 déc. 2019) proposé pour l’UE et ses citoyens, complété par les deux Stratégies « De la ferme à la table » et « Biodiversité 2030 » (COM (2020) 380 et 381 final, 20 mai 2020), constitue un « paquet législatif » de quelque 75 textes à adopter et à mettre en œuvre. Présenté comme un « traité de paix avec la nature », son but est de relever les défis climatiques et environnementaux, afin de parvenir à la neutralité climatique en 2050, suite à l’adoption de l’Accord de Paris sur le climat en 2015. Afin de permettre à l’UE de transformer son économie et sa société, et de les placer sur une trajectoire plus durable, la Commission vient d’ailleurs de proposer un nouvel objectif climatique intermédiaire pour 2040, avec une réduction de 90 % des émissions nettes de gaz à effet de serre.

Parce que le Green Deal contient un serment vert, « Ne pas nuire », toutes les politiques et actions de l’UE doivent intégrer la durabilité. Sans entrer dans les détails, du fait de l’impact important du secteur agroalimentaire sur l’environnement, il est notamment prévu de diminuer de 50 % l’utilisation des pesticides et des antimicrobiens pour les animaux d’élevage, de réduire de 20 % celle des engrais chimiques, et d’affecter 25 % des terres agricoles à l’agriculture biologique d’ici 2030 (9 % actuellement). Ces chiffres permettent de comprendre l’intense lobbying qui a eu lieu, notamment de la part du Copa-Cogeca, ou encore de certains membres du PPE (Parti populaire européen), qui n’a pas hésité à se proclamer « le parti des agriculteurs ».

Un des points de friction a porté sur les conséquences du Green Deal sur la production (et la souveraineté) agricole de l’Union européenne qui, selon plusieurs études d’impact pourrait diminuer de 10 -12 %, ce qui du fait de la guerre d’agression de la Russie à l’égard de l’Ukraine n’est pas admissible. Ainsi, dès le mois de mai 2023, le Président de la République, Emmanuel Macron, a appelé à une « pause réglementaire », ce qui a marqué le début de l’offensive contre le Green Deal, le retour du Premier Vice-président de la Commission européenne, Frans Timmermans, en charge du Green Deal, vers la vie politique néerlandaise n’ayant rien arrangé. Plusieurs propositions législatives au cœur du Pacte vert ont alors fait l’objet d’attaques en règle. La diminution de l’usage des pesticides – le renouvellement de la licence du glyphosate

à l’automne 2023 n’arrangeant rien – a alors été appréhendée comme possédant une dimension punitive. Du fait de son détricotage, le règlement sur les pesticides (SUR) a été rejeté par le Parlement européen et la Commission a même décidé de reporter la présentation de sa proposition réformant le règlement REACH (Registration, Evaluation, Authorization of Chemicals) !

Agriculture et environnement : alliés ou rivaux ?

La relation entre agriculture et environnement est au cœur de la contestation agricole transnationale que vient de connaître l’UE. Ayant conscience des tensions régulières et des difficultés potentielles, dans son discours sur l’état de l’Union du 13 septembre 2023, la Présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen a d’ailleurs déclaré : « je suis convaincue que l’agriculture et la protection de la nature peuvent aller de pair. Nous avons besoin des deux ».

C’est certainement vrai, mais les mesures annoncées pour calmer la colère paysanne en France font ressortir avec éclat que l’agriculture a été privilégiée au détriment de l’environnement et, pour paraphraser un terme du Président de la République, le « réarmement chimique de l’agriculture » (S. Foucart, Le Monde 4-5 févr. 2024) est devenu une réalité. Partant, il n’est pas faux d’affirmer que la protection de la biodiversité n’apparaît pas (plus ?) comme une priorité. Les agriculteurs ont en effet obtenu pour la troisième année consécutive l’autorisation de déroger à certaines règles agricoles (Commission, communiqué de presse IP/24/582, 31 janv. 2024).

Dans le cadre de la conditionnalité environnementale, la PAC pour les années 2023-2027 fixe neuf normes BCAE (Bonnes conditions agricoles et environnementales) bénéfiques pour l’environnement et le climat. La norme BCAE 8 prévoit de consacrer une part minimale de terres arables à des zones ou à des éléments non productifs, afin de protéger la biodiversité et la qualité des sols. S’il est certain que les agriculteurs ne sont pas assez aidés sur ce plan, il est anormal que les jachères, les zones humides et, plus largement le climat, apparaissent comme des angles morts de la PAC et des mesures agricoles nationales (exemple de la mise à l’arrêt du plan Ecophyto en France). L’obligation de geler des terres peut certes avoir une incidence négative sur le revenu agricole, mais la guerre d’invasion russe en Ukraine a malheureusement servi de prétexte pour retarder l’orientation vers une agriculture européenne durable.

Au-delà de la colère agricole, quelles perspectives pour l’agriculture européenne ?

D’autres sujets de premier plan ont été mis en avant pour expliquer la crise sévère que traverse le monde agricole.

En France, les lois Egalim adoptées pour tenter de garantir un niveau de prix satisfaisant aux producteurs, ne semblent pas toujours respectées. Les centrales d’achat des groupes de la grande distribution, qui se sont internationalisées et installées hors de France, sont accusées de les contourner et de continuer à exercer une forte pression sur les prix. La « surtransposition » des règles européennes, consistant à élaborer des normes internes françaises dépassant les obligations résultant d’une directive européenne, est dénoncée parfois à juste titre.

Au plan européen et international, le dilemme protectionnisme/libre-échange soulève de nombreuses questions. La Commission européenne est accusée de multiplier la conclusion d’accords de libre-échange, ce qui accroît les importations de produits agricoles en provenance de pays tiers qui, la plupart du temps, répondent à des normes inférieures en matière de protection de la santé et de l’environnement. Lors de la présidence française de l’UE au premier semestre 2022, la France a eu du mal à imposer une réflexion sur les clauses miroirs, permettant de s’assurer que les produits importés répondent aux mêmes normes de production que celles qui s’appliquent aux produits européens.

Fin janvier 2024, le Président E. Macron a exprimé ainsi de manière ferme son opposition à la conclusion de l’accord UE-Mercosur. Ces clauses ne sont d’ailleurs pas faciles à imposer à des Etats souverains, qui peuvent appliquer des mesures de rétorsion et, de plus, doivent être en conformité avec le droit de l’OMC. Sur cette question, il ne faut pas perdre de vue que l’excédent des échanges agricoles et agroalimentaires français est d’environ 10 milliards d’euros par an.

Enfin, faut-il comme cela a été évoqué en marge du Conseil européen du 1er février 2024 élaborer un plan d’action européen pour simplifier les règles de la PAC ? Réduire le fardeau administratif ne sera certainement pas suffisant, car un débat sur le devenir de la PAC s’impose. Un dialogue stratégique sur l’avenir de l’agriculture de l’UE vient d’être officiellement lancé le 25 janvier 2024, notamment dans le but de préparer l’adaptation des règles de la PAC après 2027. Malgré le renouvellement de la licence du glyphosate fin novembre 2023 pour 10 ans et, plus largement, le « réarmement chimique » évoqué précédemment, il faut espérer que la PAC soit un jour enfin réformée pour être à la hauteur de l’enjeu climatique. Pour le moment, les pollinisateurs alliés de l’agriculture vont continuer à vivre des moments difficiles, et la voie vers une agriculture durable semble obstruée et impraticable. Pour combien de temps ?