Par Julien CAZALA, professeur de droit public, Université Sorbonne Paris Nord, directeur du M2 Études stratégiques.

Dans quel contexte la Russie affirme être prête à user de l’arme nucléaire ?

Le discours à la Nation prononcée pendant plus de deux heures par Vladimir Poutine le 29 février 2024 a été une nouvelle occasion, pour le maitre du Kremlin, d’affirmer la pleine capacité nucléaire de la Fédération de Russie. La rhétorique est bien connue, l’élargissement de l’OTAN à la Suède et à la Finlande, et les annonces du Président français Emmanuel Macron (très isolé sur ce point) d’un possible envoi de troupes occidentales (non-combattantes) sur le territoire ukrainien marqueraient la volonté de l’alliance de frapper le territoire russe. En réponse à cette menace, le président russe affirme que les occidentaux « doivent comprendre que nous aussi avons des armes capables d’atteindre des cibles sur leur territoire. Tout ce qu’ils inventent en ce moment, en plus d’effrayer le monde entier, est une menace réelle de conflit avec utilisation de l’arme nucléaire et donc de la destruction de la civilisation ».

Ce discours très agressif a entrainé de vives réactions des pays occidentaux. Le ministre français des armées a ainsi pu indiquer avoir « écouté attentivement ce que le président de la Fédération de Russie a dit […]. Quand on représente une puissance nucléaire dotée, on n’a pas le droit d’être irresponsable et de jouer l’escalade ». Cette position est parfaitement en ligne avec celle exprimée par le porte-parole du Département d’État américain qui le 4 mars 2024 que « cette rhétorique, comme nous l’avons déjà vu, est irresponsable et inappropriée pour une puissance nucléaire et ne correspond pas à la façon dont une puissance nucléaire devrait parler de l’utilisation de telles armes en public ». Malgré les menaces réitérées, le Département d’État américain soulignait le 29 février que les États-Unis « ne disposent d’aucun signe indiquant que la Russie se prépare à utiliser une arme nucléaire, et [continuent] à suivre la situation de près ».

Quel est statut de l’arme nucléaire en droit international ?

Identifier en quelques lignes le statut de l’arme nucléaire en droit international relève de l’impossible. Bien que l’arme nucléaire soit appréhendée par un nombre toujours plus important d’instruments de droit international, aucun consensus universel ne se dessine quant à son utilisation ou son élimination complète.

Conclu en 1968, le traité sur la non-prolifération fait figure de pivot du régime juridique applicable en la matière. Il vise pour l’essentiel à empêcher la prolifération des armes nucléaires et à promouvoir le désarmement nucléaire. Opérant une distinction entre États dotés et États non-dotés, il n’impose pas d’interdiction complète de l’arme nucléaire. La Russie est partie au TNP et l’affirmation par Vladimir Poutine d’un possible recours à l’arme nucléaire n’est pas en tant que tel interdit par ce dernier.

D’autres initiatives internationales, telles que le Traité sur l’interdiction des armes nucléaires  pourraient apparaitre plus pertinentes pour évaluer les conséquences juridiques des déclarations du président russe. Mais il convient de souligner la nature largement incantatoire de ce traité qui réunit certes 70 États parties (auxquels s’ajoutent 93 signataires), mais aucune puissance dotée de l’arme nucléaire.

Ces contestations de l’arme nucléaire ne remettent pas en cause l’existence de l’arme (que l’on serait bien en peine de « désinventer »). Il convient donc de se référer aux doctrines d’usage ou de menace de l’usage de celle-ci.

La Cour internationale de Justice avait illustré toute la difficulté à appréhender juridiquement cet objet dans son avis consultatif du 8 juillet 1996 relatif à la Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires. Dans une formule restée célèbre, la Cour de La Haye avait déclaré (7 voix contre 7 avec voix prépondérante de son président) qu’au « vu de l’état actuel du droit international, ainsi que des éléments de fait dont elle dispose, elle ne pouvait conclure de façon définitive que la menace ou l’emploi d’armes nucléaires serait licite ou illicite dans une circonstance extrême de légitime défense dans laquelle la survie même d’un État serait en cause ».

Comme toute puissance nucléaire, la Russie fait de la dissuasion un élément majeur de sa politique de sécurité nationale. En dénonçant, en novembre 2023, le traité d’interdiction complète des essais nucléaires, Moscou entend affirmer clairement la vivacité de sa politique de dissuasion et sa capacité à mener des campagnes d’essais si les circonstances l’exigeaient. On peut voir des signaux semblables dans l’annonce, en février 2023, de la suspension de la participation de la Russie au traité New Start afin de mettre un terme au droit des États-Unis de procéder à des visites d’installations de défense sur le territoire russe.

Qu’en est-il des armes nucléaires tactiques ?

Le discours de Vladimir Poutine ne précise pas quelles armes nucléaires pourraient être mobilisées en cas d’envoi de troupes occidentales sur le territoire ukrainien. La référence à la « destruction de la civilisation » laisse cependant entendre qu’est envisagée le suicidaire usage d’armes nucléaires stratégiques. Si l’on ne doit jamais prendre à la légère la menace de recours à l’arme nucléaire, il apparait peu vraisemblable que celle-ci puisse être sérieuse dans la mesure où les occidentaux bénéficient de moyens analogues à ceux de la Russie, assurant une destruction mutuelle.

On peut cependant envisager une hypothèse moins déraisonnable de recours à des armes nucléaires tactiques. Il est bien connu que dans la perspective de la dissuasion, l’arme nucléaire stratégique est une arme de non-emploi visant à empêcher un ennemi de prendre l’initiative d’une attaque. Les armes nucléaires tactiques (parfois qualifiées de « préstratégiques ») sont quant à elles destinées à l’emploi du fait de leur moindre puissance (bien qu’il n’existe pas de seuil clair de passage du stratégique au tactique). 

A plusieurs reprises, Vladimir Poutine fait état dans son discours du 28 février, du développement par la Russie de nouvelles armes et notamment un missile de croisière à propulsion nucléaire et un drone sous-marin à capacité nucléaire prétendument impossible à intercepter. Les experts en armement ont accueilli ces informations avec une certaine réserve, mais on ne peut ignorer la capacité russe à mobiliser des armes nucléaires tactiques. Si l’encadrement des armes nucléaires stratégiques par le droit international est incertain du fait de niveaux de ratification fluctuants des instruments pertinents, les armes nucléaires tactiques constituent, de manière encore plus nette, une zone grise du droit international. La Cour internationale de Justice avait pu l’indiquer dans l’avis de 1997 précité (§ 94) et depuis lors, l’encadrement des armes nucléaires tactiques n’a guère connu d’avancées significatives. Une étude publiée en 2022 par le Congressional Research Service du Congrès des États-Unis soulignait les risques liés à l’usage potentiel d’armes nucléaires tactiques par la Russie. Le discours à la nation prononcé par Vladimir Poutine en février 2024 vient raviver la menace, mais rappelle surtout que l’arme nucléaire est celle de l’ambiguïté stratégique.