Par Franck Latty – Professeur à l’Université Paris Nanterre (CEDIN), président de la Branche française de l’Association de droit international, membre du Tribunal arbitral du sport*
En réaction à l’agression de la Russie contre l’Ukraine déclenchée quatre jours après la clôture des Jeux olympiques d’hiver de Beijing, de nombreuses mesures visant à un isolement sportif de la Russie (et, dans les mêmes conditions, du Belarus) ont été adoptées par les organisations sportives internationales.

En quoi consistent les mesures de boycott sportif contre la Russie ?

Concernant les mesures adoptées par les organisations sportives internationales (voir le très utile tableau réalisé par le Center for Sport and Human Rights), suivant les recommandations du Comité international olympique (CIO), la plupart des fédérations internationales ont renoncé à l’organisation d’événements sportifs en Russie (ex. : badminton, équitation), et décidé de ne pas permettre la participation d’athlètes ou d’officiels russes aux compétitions internationales (ex. : football, patinage, golf), ou à défaut de faire en sorte qu’ils n’apparaissent pas comme concourant pour la Russie et qu’aucun symbole national ne soit visible (ex. : tennis, judo). Certaines ont suspendu la fédération russe (tennis, rugby, bobsleigh) ou les élus russes au sein des organes de la fédération internationale (canoë). Il faut relever également la modification à titre temporaire par la FIFA de son Règlement sur le Statut et transfert des joueurs qui tire les conséquences de la guerre en assouplissant ses règles en matière de stabilité contractuelle, notamment en permettant aux joueurs sous contrat en Russie ou en Ukraine de changer de club.

Parmi les effets les plus spectaculaires de ces mesures, on peut ainsi relever la non-participation des athlètes russes aux Jeux paralympiques de Beijing, l’exclusion de la Russie des barrages de la Coupe du monde de la FIFA de 2022 au Qatar ou, en tennis, de la Coupe Davis, la délocalisation au stade de France de la finale de la Ligue des champions initialement prévue à Saint-Pétersbourg, ou le retrait de l’organisation du Mondial de volley-ball initialement prévu en Russie à l’été 2022. A titre plus anecdotique, Vladimir Poutine s’est vu retirer les distinctions honorifiques dont il avait été gratifié par le CIO et les fédérations internationales de judo, de taekwondo et de natation.

Toutes ces mesures doivent être mises en perspective avec des réactions plus décentralisées à l’agression de l’Ukraine par la Russie, dont elles sont le prolongement, telles que le refus de fédérations ou de sportifs de plusieurs pays d’affronter des équipes russes ou de participer à des compétitions en Russie.

Dans un autre registre, il faut signaler la rupture de contrats impliquant une partie russe (ex. : les contrats de sponsoring liant Adidas et la fédération russe de football, l’UEFA et Gazprom, ou Manchester United et Aeroflot). Les mesures prises par les Etats à l’encontre des « oligarques russes » sont par ailleurs lourdes de conséquences pour les clubs de football dans lesquels ils ont investi. Ainsi le club de Chelsea possédé par Roman Abramovitch, dont les avoirs ont été gelés, a-t-il été soumis à une licence spéciale du gouvernement britannique, qui autorise le club à poursuivre la compétition mais ne lui permet pas de réaliser des bénéfices, sans exclure par ailleurs la vente du club.

En quoi ces mesures présentent-elles un caractère inédit ?

Le sport russe était déjà l’objet d’une batterie de sanctions qui ont fait suite à la mise au jour du système de dopage d’Etat. Par ailleurs, certains pays ont déjà fait dans le passé l’objet d’un « embargo sportif », à l’image de l’Afrique du Sud à l’époque de l’apartheid.

Ce qui est ici inédit découle de la réaction « à l’unissons » des Etats et des organisations sportives internationales en réponse à une agression armée déclenchée par un Etat. Le boycott sportif de la Russie va de pair avec les sanctions prises par de nombreux Etats et par l’Union européenne dans le but d’infléchir le cours de la guerre d’agression entreprise par la Russie. Trente-sept Etats ont d’ailleurs manifesté leur soutien à ces mesures de boycott, à travers une déclaration commune de leurs ministres des sports. De leur côté, les organisations sportives n’ont pas hésité à condamner formellement l’agression contre l’Ukraine (voir par exemple les communiqués des fédérations internationales d’athlétisme ou de cyclisme).

Or, les organisations sportives internationales – qui sont des organisations privées – revendiquent leur autonomie par rapport aux Etats. A ce titre, elles sont traditionnellement attachées au principe de neutralité politique, en vertu duquel le système de compétitions sportives doit demeurer étranger aux conflits interétatiques et autres crises internationales. Ainsi, bien qu’objets de sanctions décidées par la communauté internationale, notamment un embargo sévère sur différents produits ou marchandises, ni l’Iran, ni la Corée du Nord n’ont été mis au ban du sport mondial.

De même, lorsque le Conseil de sécurité de l’ONU a décidé d’un embargo sportif contre l’ex-Yougoslavie (résolution 757), le CIO s’est employé à atténuer les effets de cette décision en négociant avec l’ONU la participation des athlètes yougoslaves aux Jeux de Barcelone (1992) en tant qu’« équipe indépendante » sous drapeau olympique – il est vrai que sur une base volontaire la FIFA et l’UEFA avaient pour leur part suspendu la fédération yougoslave, dont l’équipe a ainsi été disqualifiée de l’Euro.

Incontestablement, les choses évoluent, même si la « diplomatie sportive » n’est pas un fait nouveau – parmi de nombreux exemples, on pense au rôle précurseur du CIO concernant l’exclusion puis la réintégration de l’Afrique du Sud dans le monde du sport, à la reconnaissance du comité olympique palestinien dès 1993, ou aux efforts de rapprochement des deux Corée. Il est vrai que le CIO entretient des relations proches avec l’ONU, qui lui a octroyé un statut d’observateur (il peut ainsi participer à toutes les réunions de l’Assemblée générale) et qui vote à l’approche de chaque édition des Jeux olympiques une résolution appelant au respect de la Trêve olympique. Tirée d’une tradition de la Grèce antique en vertu de laquelle les guerres entre cités étaient suspendues le temps des Jeux olympiques, cette institution a été remise au goût du jour par le CIO en lien avec l’ONU. L’Assemblée générale ne va toutefois pas jusqu’à appeler explicitement les Etats à ne pas user de la force (voir la résolution 76/13 adoptée juste avant les Jeux de Beijing).  Toujours est-il que le CIO justifie en partie le boycott sportif de la Russie par la violation de la Trêve olympique. De plus, les organisations sportives internationales intègrent de plus en plus la dimension « droits humains » dans leurs politiques (v. l’art. 3 des Statuts de la FIFA), tandis que les athlètes n’hésitent plus à contester les limitations à leur liberté d’expression lors des compétitions sportives. Dans un message du 11 mars 2022, le président du CIO reconnaît que les moyens du Mouvement olympique pour protéger et promouvoir ses valeurs ont changé.

Il faudra voir si au-delà du cas présent, les organisations sportives sont prêtes à « politiser » davantage leur action, notamment en accompagnant les réactions étatiques en cas de violations flagrantes par des Etats du droit international, ou du moins de ses normes impératives telles que la prohibition des actes d’agression. Il appartiendrait alors au mouvement olympique d’établir une « doctrine » en la matière, afin d’éviter le reproche du « deux poids deux mesures ».

De quelles voies de recours la Russie dispose-t-elle contre ces mesures de boycott sportif ?

La Russie en tant qu’Etat n’est pas le destinataire direct des mesures. En revanche, pour s’en tenir aux mesures des organisations sportives internationales, les fédérations, clubs ou sportifs russes visés bénéficient de voies de recours au sein de l’ordre juridique sportif, dont la « cour suprême » est le Tribunal arbitral du sport (TAS) de Lausanne, reconnu en tant que juridiction d’appel par les statuts de la plupart des organisations sportives. Le TAS a ainsi annoncé avoir été saisi par la Fédération russe de football d’un appel contre sa suspension décidée par l’UEFA et la FIFA (le TAS a rejeté les requêtes d’effet suspensif de la fédération russe concernant la décision de l’UEFA comme celle de la FIFA), ainsi que d’un appel du Comité olympique russe contre la décision des Comités olympiques européens de ne pas autoriser la participation d’athlètes russes au Festival olympique d’hiver de la jeunesse européenne. De nombreux autres recours sont à prévoir.

Les appelants tenteront vraisemblablement de mettre en cause la base juridique de ce qui sera présenté comme des sanctions disciplinaires prises sans respect des droits de la défense. Inversement, les organisations sportives, qui pour la plupart d’entre elles n’ont pas qualifié leurs décisions de « sanctions », les présenteront sans doute comme des mesures de sauvegarde des compétitions, prises conformément aux valeurs suprêmes du Mouvement olympique, ce dans des circonstances exceptionnelles (ou en situation de force majeure).

Considérant les délais courts de l’arbitrage, le TAS devrait ainsi être l’un des premiers organes juridictionnels à se prononcer sur des mesures prises en réaction à l’agression de l’Ukraine par la Russie. Nul doute que ses sentences seront scrutées avec beaucoup d’intérêt, bien au-delà du cercle des spécialistes du droit du sport.

* Les propos tenus le sont à titre personnel.

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