Annulation de la condamnation pour viol d’Harvey Weinstein : un grand pas en arrière ?
Dans un arrêt du 25 avril 2024, la cour d’appel de New York a annulé la première condamnation pour viol et agression sexuelle prononcée contre Harvey Weinstein. Le procès de l’ancien producteur de cinéma ayant été l’un des puissants symboles du mouvement #Metoo, cette décision a fait l’effet d’une bombe. Est-elle critiquable sur le plan du droit ? Décryptage.
Par Benjamin Fiorini, Maître de conférences en droit privé et sciences criminelles à l’Université de Paris 8 Vincennes
Pourquoi la cour d’appel de New York a-t-elle annulé la condamnation d’Harvey Weinstein ?
En 2020, un jury new-yorkais a jugé Harvey Weinstein coupable de deux infractions : une agression sexuelle au premier degré commise sur son ancienne assistante de production Mimi Haleyi (cunnilingus imposé) et un viol au troisième degré commis sur l’actrice Jessica Mann (pénétration non consentie sans recours à la force). Le juge James Burke l’a condamné pour ces faits à 23 ans de réclusion criminelle.
Le problème est qu’à l’occasion du procès, le procureur de New York a choisi de faire citer comme témoins plusieurs femmes se disant victimes de faits similaires de la part de l’ancien producteur, faits qui toutefois n’étaient pas visés par les poursuites. A la courte majorité de 4 contre 3, les juges de la cour d’appel de New York ont estimé que cette stratégie avait porté atteinte à la présomption d’innocence et au droit au procès équitable, et ceci pour deux raisons.
D’une part, parce qu’aux États-Unis, prévaut l’idée selon laquelle l’accusé doit uniquement répondre des faits pour lesquels il est poursuivi. Une interprétation stricte de cette exigence conduit les juges de l’Etat de New York, à travers une jurisprudence plus que centenaire (People v. Molineux, 168 NY 264, 1901), à rejeter par principe les témoignages concernant des infractions antérieures, dont l’unique but serait d’établir la « potentialité criminelle » de l’accusé ou de « ternir sa réputation. »
D’autre part, la cour d’appel de New York a estimé qu’Harvey Weinstein avait été empêché, de fait, d’utiliser son droit de témoigner, par crainte de subir un contre-interrogatoire désastreux portant sur des faits non-objets des poursuites.
La condamnation a donc été annulée, et un nouveau procès pourra avoir lieu si le bureau de procureur en décide ainsi. En attendant, Harvey Weinstein reste incarcéré, en raison de sa condamnation à 16 ans de réclusion criminelle en 2023 par une juridiction de Los Angeles.
La décision de la cour d’appel de New York est-elle surprenante d’un point de vue juridique ?
C’est une demi-surprise, puisque à l’occasion du procès, plusieurs juristes américains avaient estimé que la stratégie adoptée par le bureau du procureur était juridiquement risquée. Néanmoins, la cause était loin d’être entendue, comme le reflète la courte majorité de juges ayant opiné en ce sens. Trois arguments, exprimés de façon limpide dans l’opinion dissidente de la juge Singas – et, de façon plus policée, dans celle du juge Cannataro, auraient pu faire basculer la décision dans l’autre sens.
Premièrement, la juge Singas rappelle que la jurisprudence Molineux connait un tempérament, à savoir que les preuves de crimes non poursuivis peuvent exceptionnellement être admises au procès, dès lors qu’elles tendent à montrer l’ « intention » ou « l’état d’esprit » de l’accusé (People v. Cass, 18NY3d, § 560). Elle estime que les témoignages des autres victimes présumées d’Harvey Weinstein pouvaient être admis sur ce fondement.
Deuxièmement, elle constate qu’en empêchant les anciennes victimes de témoigner, la cour d’appel enferme la plupart des procès pour viol dans un duel parole contre parole, adoptant ainsi « une vision utopique des procédures pour agressions sexuelles où la parole de la victime [serait] sacralisée. »
Troisièmement, elle déplore qu’en ignorant les difficultés pratiques rencontrées par les victimes pour prouver leur absence de consentement, la cour d’appel produise un « discours naïf » laissant penser qu’en pratique, cette question du consentement est facile à résoudre. Elle estime qu’en empêchant les jurés de prendre connaissance des agressions précédentes commises par l’accusé, la cour d’appel les prive d’éléments de contexte nécessaires à la bonne appréciation des faits, et « perpétue une conception obsolète des violences sexuelles [qui] permet aux prédateurs d’échapper à leur responsabilité. »
Entre la décision majoritaire et cette opinion dissidente, se dessine une ligne de fracture entre les tenants d’une conception classique (et rigide) des grands principes du procès, et les partisans d’une conception nouvelle où la portée desdits principes serait tempérée par la prise en compte des réalités sociologiques et criminologiques spécifiques aux violences sexuelles.
Une telle décision pourrait-elle être prise en France ?
Non, car la procédure pénale française est radicalement différente.
D’abord, l’affaire n’aurait pas été jugée par un jury populaire déterminant la culpabilité, puis par un juge fixant la peine. Depuis le 1er janvier 2023, les viols sont jugés en première instance par une cour criminelle départementale, composée de cinq magistrats ; seuls les viols commis en situation de récidive sont jugés par une cour d’assises, comportant six jurés et trois magistrats.
Ensuite, la cour criminelle départementale et la cour d’assises se prononcent simultanément sur la culpabilité et la peine. Autrement dit, dans le cadre du même délibéré, les juges (et parfois les jurés) doivent déterminer si l’accusé est coupable et, le cas échéant, fixer sa peine. Il n’y a donc pas de césure entre ces deux opérations, comme c’est le cas au États-Unis. C’est la raison pour laquelle, en France, les témoignages relatifs au passé de l’accusé sont parfaitement admis au cours du procès, notamment en ce qu’ils permettent de mieux apprécier la personnalité de l’accusé et, par conséquent, de prononcer à son égard la peine la plus appropriée. Il n’est d’ailleurs pas rare que dans les procès pour viols sériels, des victimes de faits prescrits viennent témoigner à la barre. On estime donc que les bénéfices tirés de l’admission de ces témoignages excèdent les inconvénients redoutés aux États-Unis.
Il est donc certain qu’une telle décision n’aurait pu être rendue par une juridiction française. Est-ce à dire que la France est efficace dans la lutte contre les violences sexuelles ? Loin de là, comme l’a récemment montré l’étude de Maëlle Stricot d’avril 2024 sur le traitement judiciaire des violences sexuelles et conjugales dans notre pays.