Par Valère Ndior, Professeur de Droit Public à l’Université de Bretagne Occidentale
La plateforme de streaming musical Spotify essuie aujourd’hui un feu nourri de critiques, aux États-Unis et à travers le monde, après la menace des artistes Neil Young et Joni Mitchell, fin janvier 2022, de retirer leurs discographies du catalogue en ligne. Cette sommation vise à dénoncer la diffusion, exclusive à Spotify, du podcast The Joe Rogan Experience, accusé de propager de la désinformation en matière de Covid-19. Le « podcasteur » vedette Joe Rogan s’est entouré à plusieurs reprises d’invités adeptes de théories du complot. Sous la pression des utilisateurs, de plus en plus nombreux à critiquer l’inaction de Spotify, son PDG Daniel Ek s’est engagé, le 30 janvier 2022, à ce que la plateforme mette en place un certain nombre de correctifs pour lutter contre la désinformation.

Quelles obligations pèsent sur les plateformes en ligne quant à la régulation des contenus véhiculant de la désinformation ?  

L’activité de modération des contenus menée par les plateformes en ligne est encadrée à la fois par des réglementations nationales et européennes, qui leur imposent des obligations en la matière, et par leurs propres standards d’utilisation, élaborés en interne pour fixer les règles opposables à leurs utilisateurs. Aux États-Unis, creuset de la controverse Joe Rogan, la Section 230 du Communications Decency Act est la législation centrale en matière de modération : elle exonère les entreprises du numérique de toute responsabilité pour les contenus publiés par les utilisateurs. Cette législation adoptée par le Congrès des Etats-Unis en 1996 s’applique notamment aux réseaux sociaux et les prémunit contre tout engagement de responsabilité du fait des contenus publiés par autrui. L’exercice du pouvoir de modération relève donc essentiellement du libre arbitre des entreprises. En France, les obligations applicables à la modération des contenus illicites reposent sur l’articulation d’une variété de textes incluant la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de presse, la loi du 22 décembre 2018 relative à la lutte contre la manipulation de l’information (le texte vise la désinformation dans le contexte électoral) ou le Code de bonnes pratiques contre la désinformation, un texte non contraignant élaboré en octobre 2018 par la Commission européenne en collaboration avec plusieurs entreprises du numérique. Le projet de Législation sur les services numériques (Digital Services Act), tel qu’adopté en janvier 2022 par le Parlement européen, aura également vocation à imposer aux très grandes plateformes des obligations en matière de retrait des contenus illicites. Notons enfin que les contentieux suscités par des demandes de retrait de contenus illicites (à l’initiative de particuliers ou d’autorités nationales) ou par des censures attribuées aux plateformes se multiplient en France et en Europe depuis le début des années 2010.

Quelles mesures ont été adoptées par Spotify en matière de lutte contre la désinformation ?

Les critiques adressées par les artistes à la plateforme suédoise Spotify visent le podcast animé de Joe Rogan. Cette personnalité controversée aux États-Unis a reçu plusieurs invités ayant nié l’efficacité des vaccins contre la Covid-19 ou la dangerosité du virus. Or Spotify a conclu un contrat d’un montant de 100 millions de dollars avec l’animateur, en mai 2020, pour assurer la diffusion exclusive du podcast. Chaque épisode du « Joe Rogan Experience » rassemble plusieurs millions d’auditeurs et l’émission est la plus écoutée du catalogue Spotify dans plusieurs pays. L’ultimatum adressé à Spotify n’a donc pas convaincu la société de renoncer à son programme le plus rentable. Toutefois, pour démontrer la réalité de son engagement en matière de lutte contre la désinformation, Spotify a publié un nouveau document de référence relatif à l’utilisation de la plateforme. Celui-ci énumère plusieurs standards relatifs aux contenus dits dangereux, trompeurs, sensibles ou illégaux. Un paragraphe, consacré à la désinformation en matière sanitaire, y prohibe :

« Le contenu qui promeut des informations médicales dangereuses, fausses ou trompeuses, susceptibles de causer des dommages hors ligne ou de constituer une menace directe pour la santé publique, lequel inclut mais ne se limite pas à :

  • l’affirmation selon laquelle le SIDA, la COVID-19, le cancer ou d’autres maladies graves menaçant la vie constituent un canular ou ne sont pas réels
  • la promotion de la consommation de produits à base d’eau de Javel pour guérir diverses maladies et affections
  • l’affirmation ou la suggestion selon lesquelles que les vaccins approuvés par les autorités sanitaires locales sont conçus pour entraîner la mort […]» (traduction de l’auteur).

Spotify s’est également engagée à intégrer, sur la page des épisodes de podcasts évoquant la Covid-19, des messages d’avertissement et liens renvoyant les utilisateurs à la lecture de sources d’information autorisées. De tels standards et pratiques ont été élaborés par les réseaux sociaux Facebook ou Twitter dès 2020, dans le contexte de la pandémie, afin de prévenir la propagation de propos pouvant susciter la mise en danger la vie d’autrui. Il apparaît donc singulier que la société Spotify ait tardé à faire preuve de transparence sur la teneur de ses standards internes.

Quels sont les enjeux de cette controverse en matière de régulation du contenu des plateformes en ligne ? 

Les récents débats relatifs à la modération de contenus en ligne ont amené les autorités et la société civile à porter leur attention sur les réseaux sociaux de premier plan (Facebook, Twitter) et les sites de partage de vidéos (YouTube, Dailymotion). Les remous suscités par la communication numérique de l’ancien président des États-Unis, Donald Trump, en matière de Covid-19 et les retraits de contenu qui en ont résulté en constituent de parfaites illustrations. Or, l’affaire « Joe Rogan » nous rappelle que des contenus controversés voire illicites sont également susceptibles d’être publiés sur les plateformes de streaming musical. La suspension du podcast conspirationniste « Infowars » d’Alex Jones, par Spotify, Apple Music ou iTunes, en 2018, pour cause d’incitation à la haine, l’avait déjà démontré. C’est d’ailleurs à cette occasion qu’un pouvoir éditorial détenu par ces services a pu être identifié : dès lors qu’une plateforme hébergeant un nombre colossal de podcasts est en mesure d’exercer un pouvoir de curation à leur égard, les problématiques juridiques habituellement réservées aux médias et réseaux sociaux pourraient trouver à s’appliquer à elles, à des fins d’engagement de leur responsabilité. Encore faut-il que la plateforme Spotify dispose des moyens de lutter contre la désinformation à l’échelle des trois millions de podcasts qu’elle héberge (en des langues et dialectes variés), en distinguant le contenu controversé du discours illicite et en protégeant le pluralisme des opinions. Tout dépendra des techniques de modération, humaine ou algorithmique, mises en œuvre par la plateforme et de la volonté de l’entreprise d’exercer un tel contrôle à l’échelle mondiale. Quelles que soient leurs réticences, Spotify et ses concurrents pourraient être contraints de remettre en cause leur modèle de modération à la faveur des récents appels à une réforme de la Section 230 du Communications Decency Act aux États-Unis et à l’affinement de l’arsenal réglementaire s’appliquant à la modération des contenus illicites en Europe. Nul doute que l’affaire Joe Rogan va contribuer à relancer le débat sur la désinformation, alors que la Commission Bronner vient justement de remettre au président de la République ses préconisations en matière de lutte contre la manipulation de l’information en ligne.

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