Par Irina Parachkévova-Racine, Professeur à l’Université Côte d’Azur, CNRS, GREDEG-CREDECO

C’est un texte historique que s’apprêtait à adopter le législateur européen. En miroir de la récente directive CSRD relative à la publication d’informations en matière de durabilité (Dir. (UE) 2022/2464 du 14 décembre 2022), posant une énergique obligation de dire, la directive CS3D sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité devait instituer une ambitieuse obligation de faire. Il a fallu d’ailleurs trois ans pour que le processus aboutisse. Initié par le Parlement (Résolution du Parlement européen du 10 mars 2021), le projet déboucha sur une proposition de directive de la Commission (COM(2022) 71 final, 23 févr. 2022), une orientation générale du Conseil (15024/1/22, 30 nov. 2022) et une série d’amendements du Parlement (P9 TA(2023)0209, 1er juin 2023). Fut alors entamée une procédure de trilogue et un accord partiel fut trouvé entre le Conseil et le Parlement (Conseil de l’UE, communiqué de presse, 14 déc. 2023). Tout semblait parfait ou presque…

Quelles sont les dispositions emblématiques de la proposition de directive ?

Sur le modèle des lois française et allemande sur le devoir de vigilance, la proposition de directive impose aux grandes entreprises européennes, mais également aux entreprises tierces opérant sur le marché européen, des obligations de prévention et de traitement de leurs incidences négatives sur les droits de l’homme et l’environnement. Infléchissant notablement le principe de l’autonomie patrimoniale, comme les frontières géographiques, elle appréhende à la fois les activités des entreprises assujetties et celles de leurs filiales et partenaires commerciaux, où qu’ils se trouvent dans le monde. Une autorité de contrôle, un mécanisme des plaintes, des sanctions financières et une responsabilité civile garantissent l’efficacité du dispositif, sans oublier un dialogue, imposé à des degrés divers, avec les parties prenantes. Finement gradué, le champ d’application d’origine pose en outre des obligations d’intensité variable selon la taille de l’entreprise et son secteur. Quoiqu’il fût loin de la perfection (v. p. ex., Le Club des juristes, Devoir de vigilance, quelles perspectives européennes ?, juill. 2023), le texte primitif était une avancée considérable dans la promotion par le droit européen d’un nouveau modèle d’entreprise, capable de concilier rentabilité et durabilité. Il y avait là, en tout cas, une volonté politique forte d’harmoniser les standards de RSE sur le marché européen, voire de peser sur les standards mondiaux.

Bien sûr, des compromis étaient nécessaires. La procédure de trilogue, prisée pour son efficacité, semblait en cela des plus fertiles. Exit le « devoir de sollicitude » du conseil d’administration, menaçant d’élargir l’intérêt social des sociétés visées aux questions de durabilité, dans un espace européen où les conceptions de l’intérêt social ne sont guère uniformes. Exit aussi l’applicabilité de la directive aux acteurs du secteur financier, dans l’attente d’un examen ultérieur sur le fondement d’une clause de révision. La chaîne de valeur primitive devenait quant à elle une « chaîne d’activités » cantonnée principalement aux partenaires commerciaux en amont des entreprises. Notons aussi la clarification des droits et interdictions dont la violation constitue une incidence négative sur les droits de l’homme, corrélés aux textes internationaux ratifiés par tous les États membres. Initialement en retrait, le changement climatique avait gagné en retour ses lettres de noblesse via une obligation de moyens renforcée d’adopter et de mettre en œuvre, en faisant tout son possible, un plan de transition climatique.

Pourquoi la future directive divise-t-elle ?

Il faut croire que ces compromis n’ont pas suffi pour conduire à un consensus. Le lobbying a eu raison de la détermination de certains États, comme l’Allemagne, à aller au bout du processus. En apparence, la discorde est circonstanciée et se cristallise sur le champ d’application de la directive. Le texte, a-t-on pu dire, est « inacceptable pour les petites et moyennes entreprises » dont il alourdirait les coûts, les charges administratives et les risques juridiques. De quoi parle-t-on en réalité ? Il est exact qu’à l’origine, le devoir de vigilance européen s’apprêtait à englober un plus grand nombre d’entreprises que celles soumises à la loi française (5000 ou 10000 salariés selon que le groupe se déploie en France ou à l’étranger) et à la loi allemande (1000 salariés depuis le 1er janv. 2024). La proposition de directive visait deux catégories d’entreprises, sous réserve des seuils posés quant au chiffre d’affaires : celles de plus de 500 salariés et, dans les secteurs à risques, celles de 250 salariés ou plus. Pourtant, il est à souligner que les PME n’entrent pas dans le champ d’application du texte. Elles ne sont concernées qu’indirectement, en tant que maillons de la chaîne d’activités. Et la proposition de directive les protège expressément, prévoyant des mécanismes de soutien et d’assistance qui ont le mérite de maîtriser quelque peu les risques évoqués. 

L’on ne peut alors s’empêcher de penser qu’en filigrane, la gronde porte bien sur le devoir de vigilance lui-même. Plus ou moins assumée, cette résistance exprime une hostilité à la transformation même du droit de l’entreprise contemporain. Or, l’accepter implique de reconnaître que les droits de l’homme et l’environnement sont devenus des enjeux transversaux que seule une approche systémique du droit peut relayer aujourd’hui de manière satisfaisante. Dès lors, si les dysfonctionnements sociétaux et environnementaux sont engendrés en partie par les activités économiques, c’est aussi par le biais de la régulation des opérateurs économiques qu’il convient de les saisir, même si cela doit conduire à un bouleversement des fonctions classiques du droit de l’entreprise. Le changement de paradigme est réel.

Que reste-t-il du devoir de vigilance dans la future directive ?

Finalement, c’est au prix d’ultimes – et douloureuses – concessions que le texte a été validé par le Conseil le 15 mars dernier (COREPER). La principale se trouve dans un rétrécissement substantiel de son champ d’application. Le texte ne cible plus que les entreprises de 1000 salariés ou plus avec un chiffre d’affaires net mondial d’au moins 450 millions d’euros, quel que soit le secteur, réduisant selon certaines estimations le nombre d’entreprises assujetties de près de 70 %. Sont également sacrifiées, tristement, l’obligation de moyens renforcée s’agissant des risques climatiques, comme la responsabilité civile des entreprises défaillantes. Enfin, disparaît définitivement toute obligation de vigilance en aval de la chaîne d’activités. Les ambitions ont été revues sensiblement à la baisse et la victoire est en demi-teinte. Le Parlement européen devra désormais se prononcer d’ici la mi-avril.

Quoiqu’elle demeure en elle-même historique, la directive à venir est donc fortement diluée, mais ô combien représentative des difficultés à transformer les comportements en entreprise. Au-delà des tensions politiques, le facteur temporel est sans doute la principale explication de ces rebondissements. Le temps des transitions, économiques comme juridiques, est long par essence (v. p. ex., J.-L. Gaffard, G. J. Martin, Droit et économie de la transition écologique, Regards croisés, Mare & Marin, 2023). Le monde est encore divisé sur les standards de RSE imposés aux entreprises, comme le sont les États membres et les entreprises. Pourtant, s’il n’en est qu’à ses débuts, ce mouvement de transformation du droit de l’entreprise est irréversible. Déployé sous des formes différentes à un niveau global, il est en outre en convergence avec les règles internationales de soft law déjà appliquées par de nombreuses entreprises (p. ex., les Principes directeurs de l’ONU sur les entreprises et les droits de l’homme). Les raisons d’avancer sont aussi économiques. Rappelons que l’harmonisation inhérente à la directive est un impératif réel, au risque sinon de distorsions de concurrence entre les États membres, aux législations morcelées et disparates. In fine, le devoir de vigilance serait un avantage concurrentiel pour les entreprises européennes, en ce qu’il viendrait répondre aux nouvelles attentes que les investisseurs et les consommateurs placent désormais dans l’entreprise. Parions ainsi sur le temps. La future directive vigilance sera assurément un texte de première génération, marquant un simple point de départ et non d’arrivée. Mais il est tout aussi certain que le chemin vers un devoir de vigilance plus ambitieux sera semé d’embûches.