L’affaire Amazon aux USA : un procès historique ?
Le 26 septembre 2023, la Federal Trade Commission ( la FTC) et 17 procureurs généraux de différents Etats américains ont intenté une action contre Amazon lui reprochant de maintenir illégalement son pouvoir de marché grâce à des stratégies anticoncurrentielles et déloyales (US FTC, Amazon, Press release, 26 September 2023).
Par Marie Malaurie Vignal, professeur agrégée des facultés de droit à l’Université Versailles St-Quentin-en-Yvelines
A quel titre le procès intenté aux USA contre Amazon est-il historique ?
Le procès devant une juridiction de l’Etat de Washington où se trouve le siège social d’Amazon (Seattle) est historique à plus d’un titre :
En raison de la puissance économique de l’entreprise poursuivie. Amazon, fondée par Jeff Bezos en 1994 en tant que libraire en ligne, est depuis devenue la plus grande place de marché au monde et s’est diversifiée dans une multitude d’activité. Ce procès contre un géant du numérique est à l’évidence d’une grande importance. Le risque serait que soit ordonné un démantèlement de l’entreprise, même s’il est peu probable qu’une telle mesure soit prononcée.
En raison des difficultés récentes rencontrées par la Federal Trade Commission. Selon la presse américaine, ces poursuites constituent un “test crucial” pour la FTC. En effet, en 2023, l’autorité américaine de concurrence a perdu deux procès. En février 2023, contre l’opposition de la FTC, un juge fédéral a autorisé le rachat par le groupe Meta de la société Within. Et en juillet 2023, une juge californienne a jugé que Microsoft pouvait finaliser le rachat de l’éditeur de jeux vidéos Activision Blizzard contre l’avis de la FTC.
En raison des articles très critiques sur le droit antitrust américain et la façon dont Amazon en joue écrits par Lina Khan, alors étudiante en droit, devenue depuis lors présidente de la FTC (v. notamment, L. M. Khan, Amazon ‘s Antitrust Paradox,Yale Law Journal, 126 :710 (2017).
Quelles sont les critiques qui sont formulées contre Amazon ?
Il est reproché à la place de marché de : 1) exercer des pressions pour dissuader les vendeurs de proposer des prix inférieurs sur les autres places de marché. Certes, la clause de parité tarifaire avait été supprimée des contrats en 2019. Mais Amazon est accusée de rétrograder les vendeurs ne respectant pas cette parité tarifaire dans son classement de recherche ;
2) obliger les vendeurs à utiliser les services de logistique et d’expédition ( le service Fulfilment by Amazon : FBA) afin de bénéficier du programme Amazon Prime, alors que de nombreux vendeurs préfèreraient utiliser un autre partenaire pour stocker et emballer les commandes des clients- est donc reprochée une pratique de vente liée;
3) dégrader l’expérience client en remplaçant les résultats de recherche naturel par des publicités payantes et des publicités indésirables ;
4) biaiser les résultats de recherche pour privilégier la mise en avant de ses propres produits plutôt que ceux de rivaux- est stigmatisée l’auto-préférence ( « le self-preferencing ») et
5) obliger les vendeurs à utiliser la publicité Amazon et facturer des frais excessifs (frais de commission et frais de publicité qui obligent de nombreux vendeurs à verser près de 50 % de leurs revenus totaux à Amazon). Certes, le principe est celui de la liberté des prix. Mais la combinaison des frais excessifs avec les pressions exercées pour que les prix les plus bas soient proposés sur Amazon obligent souvent les vendeurs à appliquer sur Amazon un prix gonflé comme prix plancher appliqué partout ailleurs. En conséquence, le comportement d’Amazon conduit à des prix artificiellement plus élevés sur l’ensemble des places de marché.
Amazon se défend en contestant ces allégations et en énonçant que les pratiques dénoncées ont permis « une sélection élargie, des prix plus bas et des livraisons plus rapides pour les clients d’Amazon ainsi que de meilleures opportunités pour les nombreux commerces qui vendent » leurs produits via la plateforme Amazon.
Une telle action pourrait-elle être menée par l’autorité de la concurrence française seule ou doit-elle être conduite par les autorités européennes ?
Aux USA, les agences telles que la FTC ne peuvent porter les contentieux que devant les tribunaux qui ont le pouvoir de se prononcer. Ce modèle américain conduit souvent à une justice négociée -ce qui sera peut-être le cas avec Amazon.
En Europe, le contentieux concurrentiel relève desautorités de concurrence- même si des actions en dommages-intérêts introduites devant les juridictions de l’ordre judiciaire se développent ( le « private enforcement »). L’Europe est pionnière et a un rôle déterminant. Dès 2017, après avoir faire savoir à Amazon que les clauses de parité tarifaire contenues dans les contrats de distribution de livres numériques suscitaient des préoccupations de concurrence, la Commission européenne a accepté les engagements d’Amazon de les supprimer (Comm. UE, déc. 4 mai 2017, Amazon EU, AT. 40153 (IP/17/1223). Le 21 décembre 2022, ont été acceptés des engagements de mettre fin à des pratiques identiques à celles visées devant la juridiction américaine : vente liée entre le programme Amazon Prime et le service FBA, auto-préférence avec un référencement privilégié sur la « boîte d’achat »( la « Buy Box » ) et utilisation non autorisée des données non publiques de ses vendeurs tiers pour favoriser ses ventes en propre ( question hors du débat dans le procès américain). Il est d’autres contentieux concurrentiels condamnant des pratiques d’auto-préférence( affaire Google Shopping : Trib. UE, 9e ch., 10 nov. 2021, aff. T-612/17) ou de ventes liées ( affaire Google Android :Trib.UE 14 sept 2022 , aff. T‑604/18).
On soulignera que le Règlement (UE) 2022/1925 du 14 septembre 2022( Digital Markets Act) , consacrant cette jurisprudence et amplifiant les obligations à la charge des contrôleurs d’accès donne à la Commission européenne un rôle déterminant dans l’application de ce texte.
En France, l’autorité française de concurrence n’est pas écartée de ce type de contentieux car elle peut appliquer l’art. 102TFUE conjugué à l’art.L. 420-2 du Code de commerce( ex. : Déc. 19-D-26 du 19 déc. 2019 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur de la publicité en ligne liée aux recherches).
Un tel procès serait-il possible en France ?
Comme cela vient d’être souligné, une telle procédure pourrait être initiée en France devant l’autorité de la concurrence ( ADLC) qui peut sanctionner des abus de position dominante même si l’entreprise a une dimension européenne voire mondiale.
Au titre du « private enforcement », les juridictions de l’ordre judiciaire pourraient aussi être saisies d’une action en réparation du préjudice concurrentiel.
Il serait même possible d’agir contre Amazon devant les juridictions françaises sur le fondement du droit des pratiques restrictives de concurrence. Il y a déjà un précédent mettant précisément en cause la société Amazon( T.com. Paris, 1re ch., 2 sept. 2019, n° 201705062 stigmatisant sept clauses de ses conditions générales au titre du déséquilibre significatif – décision suivie d’une condamnation pour retard dans la mise en conformité des conditions contractuelles : Communiqué de presse, DGCCRF, 7 déc. 2022).