Restitutions des biens spoliés : réouvertures internationales et nationales du front de l’art
Par Jean-Christophe Barbato, Professeur de droit public à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne, Chaire Jean Monnet, Laboratoire IREDIES
Le 15 mars 2021, Roselyne Bachelot annonçait que la France allait rendre aux ayants droit de Mme Nora Stasny assassinée ainsi que sa famille par les nazis en 1942 l’œuvre de Gustave Klimt, Rosiers sous les arbres détenue jusqu’ici par le Musée d’Orsay. Le 26 mai, Thomas Dermine, en charge des musées fédéraux belges, donnait officiellement son accord pour le retour d’une nature morte de Lovis Corinth appartenant aux collections des Musées royaux aux héritiers du couple Mayer qui en avait été dépossédé durant la Seconde Guerre mondiale. Le 25 juin, les Pays-Bas proposaient un ensemble de mesures visant à renforcer leur politique de restitution des œuvres pillées par les nazis. Cette succession d’évènements ne doit rien au hasard : ils s’inscrivent dans un mouvement national et international favorable au retour des biens spoliés. Passée la période de l’immédiate après-guerre, la volonté d’œuvrer en faveur des restitutions s’est accrue de manière significative à partir des années 1990 puis s’est accélérée ces dernières années. Elle a donné lieu à un ensemble d’initiatives internationales, mais dont les relais juridiques doivent être cherchés au niveau national.
Quelles ont été et quelles sont les initiatives internationales en faveur de la restitution des biens juifs spoliés ?
Avant et durant la Seconde Guerre mondiale, les nazis et leurs affidés ont entrepris une politique systématique de spoliations et de pillages des biens culturels appartenant aux membres de la communauté juive. Ces opérations visaient non seulement à accroitre les richesses du IIIe Reich mais aussi à détruire l’identité et le patrimoine culturel juifs.
Les alliés réagissent à ces exactions avec la déclaration de Londres du 5 janvier 1943 sur la nullité des actes de spoliation accomplis par l’ennemi ou sous son contrôle. Le texte prévoit que les dix-huit autorités et gouvernements peuvent déclarer nuls « tous transferts ou transactions relatifs à la propriété, aux droits ou aux intérêts de quelque nature qu’ils soient, qui sont ou étaient dans les territoires sous l’occupation ou le contrôle direct ou indirect des gouvernements avec lesquels ils sont en guerre, ou qui appartiennent ou ont appartenu aux personnes (y compris les personnes morales) résidant dans ces territoires. Cet avertissement s’applique tant aux transferts ou transactions se manifestant sous forme de pillage avoué ou de mise à sac, qu’aux transactions d’apparence légale, même lorsqu’elles se présentent comme ayant été effectuées avec le consentement des victimes ».
Parallèlement, les alliés vont coopérer dans le cadre de procédures quadripartites et s’accorder sur la mise en place de missions nationales temporaires ou permanentes chargées de représenter chaque gouvernement auprès des quartiers généraux alliés pour les opérations de restitutions d’œuvres spoliées. Ces missions étaient basées en Allemagne dans les différentes zones contrôlées y compris la zone soviétique. Les autorités nationales vont également instituer des administrations dédiées comme ce fut le cas en France avec la Commission de récupération artistique qui fonctionnera jusqu’en 1949 et les Musées Nationaux de Récupération (ci-après « MNR ») sur lesquels nous reviendrons par la suite.
Après cette première période de l’immédiate après-guerre, l’intérêt pour la question des biens spoliés s’affaiblira et il faudra attendre les années 1990 pour que la communauté internationale s’empare à nouveau du sujet. Les raisons de ce regain d’intérêt sont multiples. Elles tiennent principalement à l’effet conjugué de la fin du bloc soviétique qui a ouvert aux communautés juives de l’Est la possibilité d’effectuer des demandes de restitutions et à l’arrivée de nouvelles générations de chercheurs et d’ayants droit ayant à cœur de conserver la mémoire des crimes commis.
Au niveau international, le front de l’art est rouvert par la conférence internationale sur les œuvres d’art volées par les nazis qui se tient à Washington de novembre à décembre 1988 et réunit quarante-quatre États et treize ONG. Elle débouche sur une déclaration adoptée le 3 décembre 1988 qui réaffirme avec force que les œuvres d’art et biens culturels confisqués par les nazis aux victimes de la Shoah doivent être restitués. Pour ce faire, le texte décline onze principes d’action destinés à améliorer les politiques de restitution et à aboutir à des solutions justes et équitables. Parmi eux se trouve le recensement des œuvres qui n’ont pas encore été rendues, la mise en place d’un registre facilement accessible, l’ouverture des archives, la conduite de travaux d’identification des propriétaires et ayants droit. Le texte acte également que la question relève du droit de chaque État.
Par la suite, plusieurs textes vont être adoptés : résolution 1205 du 4 novembre 1999 de l’Assemblée du Conseil de l’Europe, déclaration de Vilnius du 5 octobre 2000 et déclaration de Terezin du 30 juin 2009. Ils s’inscrivent tous dans la continuité de la Déclaration de Washington, en reprennent les principes et proposent des pistes de solutions à des problèmes nouveaux ou récurrents.
Parallèlement à ces déclarations, le Conseil international des musées (ICOM), une ONG qui rassemble la plupart des musées du monde, a adopté en 1986 un code de déontologie que ses plus de quarante mille membres s’engagent à respecter. Le texte ne vise pas spécifiquement les biens juifs spoliés, mais des dispositions peuvent leur être appliquées. C’est en particulier le cas de l’article 2.3 qui instaure un principe de vigilance et de diligence avant toute acquisition et de l’article 6 qui indique que les musées doivent prendre rapidement les mesures nécessaires pour favoriser le retour des biens illicites. Plus spécifiquement, le conseil exécutif de l’ICOM a adopté en 1998 des recommandations concernant la restitution des œuvres d’art ayant appartenu à des Juifs.
Aucun de ces textes ne suscite directement d’obligation juridiquement contraignante, mais ils témoignent d’une forme de consensus et de dynamique internationale ininterrompue depuis les années 1990 en faveur de la restitution des biens culturels juifs spoliés.
Cette dynamique a été largement relayée au niveau des États et continue d’être pleinement vivante, comme le montrent par exemple la Belgique ou encore les Pays-Bas. Il existe une volonté politique claire de part et d’autre de l’Atlantique et qui s’incarne dans de nombreuses initiatives nationales conformes à la déclaration de Washington et aux textes ultérieurs.
Dans l’Union européenne, la Pologne fait exception. Jusqu’à l’approbation le 14 août 2021 d’une loi dédiée, elle était l’unique pays de l’Union à n’avoir aucun texte relatif aux restitutions. Elle est désormais le seul État à s’y opposer. Cette loi impose un délai de prescription de 30 ans à compter du fait générateur pour réclamer des biens spoliés, généralement confisqués par le régime communiste, qu’ils appartiennent ou non aux populations juives. Cela revient à empêcher toute restitution des biens juifs pris durant la Seconde Guerre mondiale. La Pologne confirme qu’elle s’enfonce un peu plus dans le déshonneur et une forme de prurit nationaliste profondément incompatibles avec les valeurs professées par l’ensemble auquel elle appartient et dont elle tire pourtant les bénéfices les plus importants. Le texte a bien sûr provoqué de vives protestations.
Existe-t-il une obligation internationale de restitutions des biens juifs spoliés ?
Aussi étonnant que cela puisse paraître, la spoliation des biens juifs n’a pas généré l’adoption d’une convention internationale particulière. Le régime applicable à leur restitution est identique à celui s’appliquant à l’ensemble des biens susceptibles de susciter de telles demandes et qui relèvent pour l’essentiel de l’obligation morale et non de l’obligation juridique.
Certes le droit international prohibe les pillages durant les guerres et ce depuis la suppression du droit de prise par les Européens dans la Convention de La Haye du 29 juillet 1899, mais ce texte et ceux qui le suivent en droit de la guerre ne prévoient pas d’obligation de restitution.
Il faut attendre la Convention de Paris du 14 novembre 1970 concernant les mesures à prendre pour interdire et empêcher l’importation, l’exportation et le transfert de propriété illicite de biens culturels pour voir naître une telle obligation. Avec l’article 7, les États s’engagent à restituer à l’État qui en rapporte les preuves les biens volés ou illicitement importés. Il est prévu qu’une indemnité équitable soit versée à l’acquéreur de bonne foi. Les restitutions demandées par des personnes privées sont évoquées à l’article 13 qui dispose que les États s’engagent à admettre une action de revendication de biens culturels perdus ou volés exercée par le propriétaire légitime ou en son nom. Des obligations de restitutions figurent également dans la Convention de Rome de l’Unidroit du 24 juin 1995 sur les biens culturels volés ou illicitement exportés ou encore, pour les trésors nationaux des États membres, dans la directive 2014/60 du 15 mai 2014 relative à la restitution de biens culturels ayant quitté illicitement le territoire d’un État membre (JO n° L 159 du 28/5/2014, pp. 1–10)
Aucun de ces textes ne peut cependant bénéficier aux biens spoliés durant la Seconde Guerre mondiale et ce pour la simple raison qu’ils sont dépourvus de portée rétroactive et ne peuvent donc s’appliquer à des faits antérieurs à leur entrée en vigueur pour chaque partie contractante. Et la ratification est parfois tardive : la France n’a ratifié le texte de 1970 qu’en 1997 et celui de 1995 ne l’a jamais été. En outre, le texte de 1970 a été considéré comme dépourvu d’effet direct par la Cour de cassation (C. de Cass., 20 septembre 2006, République fédérale du Nigéria c. de Montbrison, aff. 04-15599).
Si le droit international n’a généré aucune obligation en matière de restitutions des biens juifs spoliés, il n’en va pas de même au niveau des États où, comme le montre l’exemple français, les initiatives politiques se mêlent à l’instauration de mécanismes juridiques.
Quels sont la politique et le droit français en matière de restitutions des biens juifs spoliés ?
Le décret n°49-1344 du 30 septembre 1949 (JORF du 2 octobre 1949) crée les Musées Nationaux de Récupération (ci-après « MNR ») qui vont constituer l’instrument historique français des restitutions. Les MNR rassemblent environ deux mille œuvres rapatriées de l’Allemagne vers la France et considérées comme spoliées.
Le statut de ces œuvres est tout à fait particulier et les distingue des collections publiques. Fondé sur le décret précité, il a été précisé dans un arrêt d’Assemblée du Conseil d’État en date du 30 juillet 2014 (n°349789). Les biens MNR n’appartiennent pas à l’État qui, en tant que détenteur provisoire, n’en que la garde. Dès lors le statut de la domanialité publique et, en particulier, le principe d’inaliénabilité ne s’appliquent pas. Ce régime juridique témoigne qu’elles ont vocation à revenir entre les mains des propriétaires légitimes et de leurs ayants droit, comme l’a d’ailleurs indiqué la haute juridiction administrative dans ce même arrêt en qualifiant les MNR de services publics de la conservation et de la restitution des œuvres.
Les demandes ne souffrent aucun délai de prescription, c’est la manifestation de l’actualité permanente du devoir moral de restitution et de l’imprescriptibilité des crimes commis. Elles doivent être adressées à la Direction générale des patrimoines. Il appartient au demandeur de fournir la preuve de la propriété d’origine. En pratique et conformément à la déclaration de Washington, l’appréciation des preuves prend en compte les troubles de l’époque. Un refus de restitutions peut être attaqué devant le juge administratif.
Afin de faciliter les restitutions, les œuvres des MNR doivent être accessibles au public (ce qui interdit toute mise en réserve prolongée), être identifiées comme telles et ne peuvent sortir du territoire français même à titre de prêt (toutefois des expositions ont été organisées à Jérusalem).
Le regain d’intérêt international pour les restitutions des années 1990 va particulièrement toucher la France. Le mouvement est en effet amplifié par des circonstances nationales spécifiques : résurgence bienvenue des débats sur la responsabilité de l’État dans les déportations et publications parfois polémiques[2]. Cela va inciter les autorités nationales à agir avec une célérité plus importante qu’ailleurs.
La première initiative prise est la nomination en 1997 par Alain Juppé alors Premier ministre de la Commission Mattéoli, du nom de son Président. Suite à son rapport sur la spoliation des biens juifs français publié en 2000, les autorités françaises renforcent la visibilité des œuvres des MNR en organisant des expositions et mettent en place une base de données accessible à toutes et tous, la base Rose-Valland, en hommage à la résistante qui a joué un rôle fondamental dans la sauvegarde et la récupération de très nombreuses œuvres. Une commission d’indemnisation des victimes de spoliations intervenues du fait des législations antisémites en vigueur pendant l’occupation est également instituée par un décret n°99-778 du 10 septembre 1999 (JORF n°0211 du 11 septembre 1999). Elle est chargée de rechercher et de proposer des mesures de réparation, de restitution ou d’indemnisation appropriées, notamment en matière d’œuvres d’art.
En 2013, Aurélie Filipetti, ministre de la Culture, réunit un groupe de travail chargé de découvrir la provenance des biens MNR. Les travaux rendus en 2014 identifient les propriétaires au moment de leur spoliation de 27 œuvres MNR.
Les résultats des MNR restent cependant décevants. Les données du ministère font état de 156 biens rendus à ce jour. Des problèmes de visibilité des œuvres, de dispersion des documents et des archives, d’enquêtes incomplètes ou tout simplement non conduites et la disparition des familles et des ayants droit ou leur dispersion dans de nombreux pays expliquent cette situation.
Loin de susciter un ralentissement de l’action publique, ce relatif insuccès semble plutôt servir d’aiguillon à la volonté politique. Ainsi, en 2017, le ministère de la Culture charge David Zivie d’établir un rapport faisant un état des lieux du traitement des œuvres ayant fait l’objet de spoliations et a identifié les axes d’amélioration. Le rapport rendu en juillet 2018 préconise notamment un renforcement des moyens mis aux services des travaux d’identification. Dans la foulée de ce travail, le ministère crée en avril 2019, une mission de recherche et de restitutions des biens culturels spoliés entre 1933 et 1945 dont la direction est également confiée à David Zivie. Dans les deux cas, le champ d’investigation s’étend non seulement aux MNR, mais aussi aux collections publiques, ce qui est une première remarquable et un témoignage supplémentaire d’un dynamisme en faveur des restitutions.
La question des restitutions ne peut en effet se résumer aux MNR. De nombreuses œuvres n’ont pas été identifiées comme spoliées – peu d’initiatives ont été prises en ce sens pendant des années – et le marché de l’art s’est souvent bien peu soucié des provenances douteuses de certains biens de sorte que de nombreuses œuvres entachées ont pu être achetées en toute bonne foi et se retrouver dans les collections publiques ou dans le patrimoine de particuliers.
L’ordre juridique français prévoit des obligations de restitution des œuvres spoliées hors MNR. Que l’œuvre soit entre les mains d’institutions ou de personnes privées, il est possible de saisir le juge judiciaire et d’obtenir, si les preuves le permettent (et leur appréciation prend en compte le contexte de l’époque), la restitution du bien sur le fondement de l’ordonnance n°45-770 du 21 avril 1945 (JORF 22 avril 1945) qui reprend en substance la déclaration de Londres du 5 janvier 1943 précédemment évoquée et lui donne une dimension contraignante au sein de l’ordre juridique français. L’application de cette ordonnance aboutit à constater la nullité des actes accomplis par les différents possesseurs. À titre d’exemple, la Cour d’appel de Paris a ainsi pu ordonner le 30 septembre 2020 (CA Paris, 30 septembre 2020, n°19-18087) la restitution de trois tableaux de Derain appartenant à des musées publics et, sur ce même fondement, la Cour de cassation a confirmé la restitution d’une toile de Pissaro prêtée au musée Marmottant-Monet par des collectionneurs états-uniens (C. de Cass., 1er juillet 2020, aff.18-25.695).
La restitution peut également résulter d’une démarche volontaire des autorités publiques ou faire suite à une demande qui leur est adressée. C’est le cas pour les Rosiers sous les arbres de Gustave Klimt acheté par le Musée d’Orsay en 1980. Dans cette hypothèse, il faut passer outre l’obstacle juridique de l’inaliénabilité attaché à la domanialité publique. Le code du patrimoine prévoit certes une procédure générale de déclassement des œuvres à ses articles R. 115-1 à R. 115-4. En pratique, elle est cependant quasiment inutilisable pour des restitutions puisque son objectif consiste à sortir des collections des biens considérés comme sans intérêt.
Faute de mécanisme dédié, les autorités nationales recourent à un instrument législatif particulier visant le bien ou les biens concernés pour permettre leur déclassement. L’inaliénabilité n’ayant pas une valeur constitutionnelle, il est en effet possible d’y déroger par une loi spécifique. Cette technique a déjà été employée à plusieurs reprises pour permettre des restitutions en dehors du cas des biens juifs spoliés. Ce fut le cas récemment avec la loi du 24 décembre 2020 en faveur d’éléments du patrimoine culturel africain (trésor du Béhanzin et sabre et fourreau attribué à El Hadj Omar Tall). C’est cependant la première fois qu’elle est employé pour rendre un bien non pas à un État, mais à des particuliers, ce qui constitue indéniablement un élargissement de son usage et, à ce titre, une forme de témoignage de la volonté des autorités françaises en faveur des restitutions qui, en venant s’ajouter aux différentes initiatives prises depuis 1997, atteste d’une dynamique nationale notable qui vient s’agréger à un mouvement international similaire.
[1] Cet intitulé fait référence à celui employé pour son autobiographe par Rose Valland. Attachée de conservation au musée du Jeu de Paume, Rose Valland est une résistante civile qui a joué un rôle décisif dans le sauvetage et la récupération de très nombreuses œuvres. Son action a inspiré deux films qui lui rendent hommage : Le train de John Frankenheimer (1964) et, plus récemment, Monuments men de George Clooney (2014).
[2] Ce fut notamment le cas d’un rapport critique de la Cour des comptes de 1995 sur les MNR et de deux ouvrages qui firent grand bruit : le Pillage de l’Europe de L. H. Nicholas et le Musée disparu d’H. Feliciano.
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