« Ceci n’est pas un cimetière » ? Quand les morts interagissent encore avec les droits des vivants : le conflit ouvert par l’ancien « cimetière des fous » d’Evreux
Par Mathieu Touzeil-Divina, Professeur de droit public à l’Université Toulouse 1 Capitole et Président du Collectif L’Unité du Droit
Cadillac (en Gironde), Le Vésinet (dans les Yvelines), Saint-Alban (en Lozère), Caen (dans le Calvados) ou encore Albi (dans le Tarn) sont des communes dans lesquelles des actuels ou anciens hôpitaux publics notamment psychiatriques ont bénéficié, à proximité de leur établissement, d’un terrain consacré à l’inhumation de patients et même souvent de soignants décédés : un « cimetière des fous » comme celui lozérien dans lequel se réfugia Paul Éluard (1895-1952) pendant la Second Guerre mondiale et à propos duquel il écrivit un poème intégré à La Vie la nuit qui sera publié en 1944 dans Le lit la table. Dans l’Eure également, à Evreux sur la route de Conches-en-Ouche, près l’actuel hôpital psychiatrique de Navarre ouvert en 1866, autorisé à la construction par un décret du 21 mars 1860 et, surtout, demandé par le Conseil départemental (alors général) depuis 1818 (c’est-à-dire avant même que le Toulousain Etienne Esquirol (1772-1840) n’en fasse une obligation départementale par « sa » Loi du 30 juin 1838), il existe depuis plus de 150 ans, à la suite d’une épidémie de choléra, un tel cimetière.
Cimetière dormant ? Cimetière juridiquement ? Un cimetière est, juridiquement, (selon l’art. L 2223-1 Cgct notamment) un « terrain », bien immobilier, « consacré à l’inhumation des morts » sachant qu’il peut également comprendre un lieu spécialement destiné à la dispersion des cendres humaines ; site cinéraire parfois devenu obligatoire en fonction de la taille de la commune ou de l’établissement intercommunal qui en a la charge. Lorsqu’il est dit « dormant », cela signifie que le cimetière n’accueille plus aucun nouveau corps ou autres restes humains. Or, juridiquement, si cette hypothèse est décidée et actée (par exemple par manque de place, par création à proximité d’un autre terrain consacré, etc.), cela implique que l’affectation du bien immobilier ait changé. Et, on le sait en Droit, une affectation domaniale d’un bien peut être très lourde de conséquences.
Quels droits de propriété & quelles affectations respecter au cimetière ?
C’est exactement le cadre juridique que connaît actuellement, et depuis une dizaine d’années, le cimetière des fous d’Evreux. Racheté par l’Etat à l’hôpital départemental, le cimetière n’accueille plus aujourd’hui a priori de nouvelles inhumations depuis plus de quarante années et l’on peut donc le considérer comme « dormant » du fait de cette désaffectation matérielle du terrain à l’inhumation. Voilà pourquoi, selon la préfecture1, « juridiquement ce n’est plus un cimetière » car il ne correspondrait effectivement plus à l’affectation d’un tel terrain selon la Loi. Pour autant, il suffit de s’y rendre, matériellement, c’est encore évidemment un cimetière. L’émoi actuel que provoque ce terrain ne date, du reste, pas de la décision de ne plus y faire procéder d’enterrements mais de sa future et semble-t-il inéluctable disparition car il se trouve sur le tracé d’une quatre-voies dont l’utilité publique a été actée et a priori non contestée de façon directe.
La plupart des cimetières actifs en France appartiennent, comme dans l’hypothèse d’Evreux, à une personne publique mais il existe aussi bon nombre de cimetières privés, souvent cultuels, adossés à un couvent, à une association cultuelle ou encore à une institution religieuse ou médicale. Lorsqu’ils sont publics et actifs, c’est-à-dire affectés à l’inhumation et/ou à la dispersion cinéraire des défunts, les cimetières font partie intégrante du domaine public dont ils reçoivent la forte protection (dont l’inaliénabilité et l’imprescriptibilité notamment). Que l’on estime « traditionnellement » et selon l’antique jurisprudence CE, 28 juin 1935, Mougamadousadagnetoulah (dit Marécar : DP 1936, III, 20), qu’il s’agit d’un domaine public « à l’usage direct de tous » ou (ce qui est notre cas) que l’on estime qu’il est affecté à un service public2 (en l’occurrence funéraire) au moyen d’aménagements matériels indispensables à l’exécution dudit service, n’y change rien : il s’agit assurément de domanialité publique.
Toutefois, en l’occurrence, il semblerait que du fait de la désaffectation matérielle du bien (sur lequel les inhumations ne sont plus matérialisées depuis des dizaines d’années) et à la suite de son rachat étatique, l’Etat l’ayant vraisemblablement considéré comme bien privé d’une personne publique, la domanialité publique ne protège plus le lieu et la législation funéraire pas davantage. Il ne s’agit plus, légalement, d’un cimetière mais seulement d’un terrain arboré (souvent on le qualifie de parc ou d’espace vert à l’instar de plusieurs des cimetières dormants en France) ; parc au sein duquel, certes, il y a des objets funéraires mais aussi – insiste-t-on – des sépultures et des corps morts.
Quel est, pour les protéger, le statut juridique des corps défunts ?
Selon nous, même « dormant », un cimetière désaffecté de sa fonction première demeure un cimetière et le respect dû aux morts ne s’arrête évidemment – et heureusement pas – avec un changement d’affectation domaniale. Or, ce que bon nombre de concitoyens ignore c’est que le Droit de façon plurimillénaire ne connaît qu’une seule personnalité juridique (à l’exception notable de la personnalité morale) : celle de l’être humain en vie. En conséquence, même en vie un animal ou un arbre est une chose et non une personne. Il en est de même du fœtus pré natal (non encore déclaré vivant et autonome ex utero) ou encore du cadavre humain.
A titre personnel, on milite3 – sur les traces laissées par un autre Toulousain, Gabriel Timbal4, pour qu’un jour soit reconnue une forme de personnalité persistante au cadavre humain ce qui le sortirait de la catégorie des choses pour lui donner des droits plus importants de protections. Certes, il a déjà réussi à obtenir plusieurs formes de protection ce que retient notamment l’art. 16-1-1 du Code civil ainsi que la jurisprudence, tant judiciaire qu’administrative5, qui assurent que le respect dû au corps humain ne s’arrête pas avec la mort et même que s’affirmerait en la matière la sulfureuse notion de dignité de la personne humaine, mais cela ne nous semble pas suffisant.
En effet, si le cadavre humain est un bien, cela signifie concrètement que l’Etat (ce qu’il fait du reste dans de nombreux musées) pourrait tout à fait décider de vendre certains des objets (voire des restes humains) du cimetière d’Evreux. Nous n’en sommes clairement et heureusement pas là puisqu’il est prévu selon nos sources deux hypothèses par la préfecture : soit (pour la plupart des quelques centaines de corps estimés à plus de 1600) de les réunir en un ossuaire municipal voisin soit permettre aux familles qui se manifesteraient encore de transférer – le plus respectueusement possible – ce dont on ne doute pas – certaines sépultures pour les « réimplanter » ailleurs.
Quelles pistes juridiques proposer pour aider le « cimetière des fous » ?
Imaginons maintenant que nous soyons davantage du côté du cimetière et des morts que de celui de la quatre-voies normande prévue. Que pourrait-on faire pour aider le « cimetière des fous » et ses défenseurs ? On propose sept pistes comme ces sept vers extraits du poème précité d’Eluard :
« Ce cimetière archipel de mémoire
Vit de vents fous et d’esprits en ruine
Trois cents tombeaux réglés de terre nue
Pour trois cents morts masqués de terre
Des croix sans nom corps du mystère
La terre éteinte et l’homme disparu (…)
Leur cimetière est un lieu sans raison ».
Piste 1 : la personnalité : trouver un juge aussi « fou » peut-être que le cimetière éponyme et lui faire reconnaître officiellement (et après peut-être quelques autres tentatives et premiers pas6 en ce sens) le maintien d’une forme de personnalité juridique aux cadavres ce qui empêcherait leur vente ou leur déplacement aussi facilement ; bref, les protègerait davantage.
Piste 2 : la domanialité : plaider le maintien de l’affectation domaniale (ce qui va être compliqué si vraiment aucune inhumation n’a eu lieu depuis 1974 et ce, surtout si l’acte d’achat étatique a été précédé d’un formel déclassement ; cela dit nous n’avons pas personnellement connaissance de cet acte). Une autre piste est en revanche facile à réaliser si la puissance publique le décidait (mais encore faut-il qu’elle en ait la volonté) : réaffecter le terrain qui dispose déjà de l’aménagement pertinent et peut – sans aucun obstacle juridique – retrouver la domanialité publique et accueillir pourquoi pas à l’avenir d’autres inhumations. A Albi, c’est le courage qu’a eu la mairie en rachetant un ancien cimetière hospitalier désormais intégré et régulièrement classé au domaine public communal. L’hypothèse n’est donc pas juridiquement impossible.
Piste 3 : l’environnement & sa nature protégés : la piste a sûrement été imaginée déjà par les défenseurs du site voire par les opposants au projet routier mais parfois le fait de trouver – sur place – un animal comme un insecte protégé – ou une essence rare pourrait permettre, au nom du vivant, la protection des morts et en l’occurrence du « site » les accueillant. La protection des arbres7, notamment, peut-être une piste à « creuser » (sans mauvais jeu de mots). Par ailleurs, on pourrait aussi – comme au Vésinet ou dans les six cimetières dormants de Caen – faire de l’ancien cimetière hospitalier un parc protégé de promenade et de souvenirs mais là encore la décision est politique. Par ailleurs, les travaux ayant commencé et les engins de démolition étant proches du site, l’urgence est réelle. On imagine donc mal un processus de reconnaissance environnementale aussi long être efficient.
Piste 4 : l’histoire & ses monuments protégés : on le sait plusieurs cimetières sont protégés en tant que monuments du patrimoine historique à l’instar du Père Lachaise à Paris. Imaginer (en urgence !) une telle reconnaissance au nom d’un cimetière créé tout de même en 1866 et ayant été le témoin de la médecine psychiatrique à l’instar de celui dans lequel fut enfermé Camille Claudel précisément inhumée8 dans le carré des aliénés du cimetière de « son » hôpital à Montfavet, serait intéressant. C’est par exemple ce que plusieurs des défenseurs du « cimetière des fous » de Cadillac ont réussi à obtenir puisque le 26 avril 2010, un arrêté du préfet de la Gironde a inscrit (en partie) le site dit « Cimetière des Oubliés » au titre des monuments historiques et ce, au visa du Code du patrimoine (Livre VI, Titres I & II) le protégeant ainsi9. Dans cette affaire, cela dit, la commune qui désirait (comme l’Etat à Evreux) mettre en place une opération immobilière (un parking) s’y opposait et avait cherché – mais en vain – à contester l’arrêté préfectoral que le juge bordelais à légalement consacré 10. Cette piste serait la plus logique et – chaque année – plusieurs cimetières en bénéficient à l’instar – en 2015 – du cimetière des lépreux sur l’île de la Réunion11. Cela dit, à Evreux, c’est l’Etat via la préfecture qui souhaite le projet routier ; on imagine donc mal – à moins d’une pression populaire et politique forte – l’Etat se diriger spontanément vers cette piste. A la demande de la commune, entre temps, cependant, une demande de classement en Spr (site patrimonial remarquable) au titre de l’art. L. 630-1 du Code du patrimoine pourrait aussi être envisagée et, un temps au moins peut-être, freiner les bulldozers.
Piste 5 : la voie pénale : on pourrait aussi penser invoquer l’art. 225-17 du Code pénal selon lequel « toute atteinte à l’intégrité du cadavre, par quelque moyen que ce soit, est punie ». Et l’on pourrait alors aisément imaginer que même après avoir ôté et transféré quelques restes et monuments, il demeurera des cadavres sur le lieu destiné à la route. Or, placer volontairement un corps fut-il mort sous du bitume n’est-il pas a minima une atteinte à sa dignité ? Notons bien que si, comme nous l’espérons, il existait des structures habilitées à représenter les morts, on admettrait aisément leurs recours représentés en ce sens mais tant que les cadavres ne seront que des choses, les projets immobiliers seront facilités. On pourrait de même invoquer ici ce que notre très estimée collègue J. Mesmin d’Estienne12 appelle des « atteintes administratives » et « culturelles » aux cadavres.
Piste 6 : la translation à l’identique : à en croire la Préfecture, si vraisemblablement aura lieu une réduction des corps en ossuaire et, au besoin, quelques transferts de sépultures nominativement désignées à l’instar par exemple de celle d’un soldat « mort pour la France » dont l’Etat ne pourrait se désengager de la protection13, il pourrait aussi être demandé que le site soit reconstruit et réaménagé à l’identique quelques mètres plus loin. Ce serait là, à nos yeux, le moindre des maux.
Piste 7 : la reconnaissance du patrimoine funéraire : enfin, qu’il nous soit permis d’imaginer une dernière piste : celle de la reconnaissance du patrimoine funéraire en tant que tel par une nouvelle réglementation spéciale et qui, entre art, culture et patrimoine d’une part mais aussi respect de la dignité de nos morts, d’autre part, viendrait consacrer un véritable engagement politique de la société pour ses aînés et pour son histoire. Là aussi, cependant, le rêve est sûrement celui d’un « fou » aux yeux de la plupart de ses contemporains.
[1] On reprend au présent article les propos rapportés par Le Figaro (éd. du 1er août 2021) de Mme Isabelle Dorliat-Pouzet, secrétaire générale de la préfecture de l’Eure, citée par Stéphane Kovacs (« Requiem pour le « cimetière des fous » d’Evreux »).
[2] C’est à nos yeux l’une des lectures que l’on peut avoir de : CE, 28 juillet 2017 ; n°408920 (avis relatif au cimetière de Prinçay) ; cf. nos obs. (en collaboration) in « Transformation(s) du service public – 1ère chron. » in Jcp A ; n°07 ;
19 février 2017 ; p. 44 et s.
[3] Touzeil-Divina Mathieu & Bouteille-Brigant Magali, « Du cadavre : autopsie d’un statut » in Traité des nouveaux droits de la mort (dir. Touzeil-Divina & alii) ; Le Mans, L’Epitoge ; 2014 ; Tome II ; Chap. VIII. ; § 888 et s.
[4] Timbal Gabriel, La condition juridique des morts ; Toulouse, Privat ; 1903.
[5] En matière administrative, on pense en particulier à la décision CE, Ass., 02 juillet 1993, Milhaud (Rec. 194). Les développements les plus fournis sur la question se trouvent dans « la » plus belle des thèses soutenues en la matière : Mesmin d’Estienne Jeanne, L’Etat et la mort ; Paris, Lgdj ; 2016 ; p. 105 et s.
[6] On pense notamment à la décision Cass. Crim., 07 juin 2017, pourvoi n°16-84120 avec nos obs. à la Revue Droit & Santé (n° 79, sept. 2017, p. 732) ; décision qui – précisément selon nous – fait un pas vers cette reconnaissance de personnalité.
[7] A ce sujet, on se permettra de renvoyer à : Touzeil-Divina Mathieu & alii (dir.), L’Arbre, l’homme & le(s) droit(s) ; Toulouse, L’Epitoge ; 2019.
[8] Les proches n’ayant pas effectué les démarches, ses restes reposent désormais dans l’ossuaire communal. À propos de cette histoire familiale : Audeguy Stéphane, In Memoriam ; Paris, Le promeneur ; 2009 ; p. 156 et s.
[9] Par suite, le Journal Officiel de la République Française du 04 mai 2011 reprend ce classement en qualifiant comme suit le lieu désormais protégé : « Cimetière dit « cimetière des Oubliés » : le carré militaire des « Gueules cassées » ainsi que les deux carrés de sépultures situés de part et d’autre dudit carré militaire et le mur de clôture du même « cimetière des Oubliés » (murs extérieurs et mur séparant le « cimetière des Oubliés » du cimetière communal) (cad. A 1010) : inscription par arrêté du 26 avril 2010, modifié par arrêté du 14 septembre 2010 ».
[10] Cf. TA de Bordeaux, 04 juillet 2012, Commune de Cadillac-sur-Garonne (req. n°1002437 & 1003904). L’auteur remercie le plus qu’aimable magistrat lui ayant permis d’accéder à ce jugement.
[11] Cf. le Journal Officiel de la République Française du 22 avril 2016 consacrant à Saint-Denis, « l’ancien cimetière des lépreux, appelé cimetière du Père Raimbault, situé chemin du Père-Raimbault à Saint-Bernard, en totalité, y compris le mur d’enceinte, les alignements des anciennes croix des lépreux, le terrain d’assiette et le calvaire situé en bordure de route sur le domaine public (cad. IT 164) tel que délimité par un liseré rouge sur le plan annexé à l’arrêté ; inscription par arrêté du 17 décembre 2015 ».
[12] Op. cit. ; p. 143 et s.
[13] Une législation notamment intégrée au Code des Pensions militaires (…) aux art. L. 522-6 et s. met en place une perpétuité de certaines sépultures avec obligation étatique d’entretien en particulier.