Un état d’exception pour la procédure civile à l’épreuve du coronavirus : des règles dérogatoires d’organisation des juridictions
Par Loïc Cadiet, professeur à l'université Panthéon-Sorbonne Paris I, président honoraire de l'Association internationale de droit processuel.
Par Loïc Cadiet, professeur à l’Université Panthéon-Sorbonne Paris I, président honoraire de l’Association internationale de droit processuel
La société française, frappée de plein fouet par l’épidémie de Covid-19, est entrée dans une période de confinement dont l’issue est encore incertaine au moment où ces lignes sont écrites. Décrété au titre de l’état d’urgence sanitaire en raison de la « catastrophe sanitaire mettant en péril, par sa nature et sa gravité, la santé de la population » (CSP, art. L. 3131-12, réd. L. n° 2020-290, 23 mars 2020, art. 1), ce confinement est le seul moyen permettant de limiter la propagation de l’épidémie, mais il affecte notablement l’activité économique et sociale, dans le secteur privé comme dans le secteur public, qu’il ralentit ou paralyse.
Fondement
C’est sur ce fondement que le Gouvernement a été habilité par le Parlement à prendre par ordonnances toute mesure « adaptant, aux seules fins de limiter la propagation de l’épidémie de covid-19 parmi les personnes participant à la conduite et au déroulement des instances, les règles relatives à la compétence territoriale et aux formations de jugement des juridictions de l’ordre administratif et de l’ordre judiciaire ainsi que les règles relatives aux délais de procédure et de jugement, à la publicité des audiences et à leur tenue, au recours à la visioconférence devant ces juridictions et aux modalités de saisine de la juridiction et d’organisation du contradictoire devant les juridictions » (L. n° 2020-290, 23 mars 2020, art. 11, 2°, c).
Ces mesures devaient être prises dans un délai de trois mois à compter de la publication de la loi d’habilitation. Les choses n’ont pas tardé. Le volet administratif a été l’objet des plans de continuité de l’activité mis en œuvre dès que le confinement a été décrété ; le plan élaboré par la direction des affaires civiles et du sceau et la direction des affaires criminelles et des grâces mentionne, au titre des missions essentielles à maintenir en matière civile, les procédures du référé et le traitement des contentieux civils ayant un caractère d’urgence, notamment en matière familiale, et la protection des personnes vulnérables (Circ. n° JUSD2007740C, 14 mars 2020 relative à l’adaptation de l’activité pénale et civile des juridictions aux mesures de prévention et de lutte contre la pandémie COVID-19).
Le volet proprement juridictionnel est la matière de l’ordonnance n° 2020-304 du 25 mars 2020 portant adaptation des règles applicables aux juridictions de l’ordre judiciaire statuant en matière non pénale et aux contrats de syndic de copropriété (JO 26 mars 2020, rectif. 28 mars). Les deux volets ne concordent pas exactement, ce qui peut apparaître problématique. La circulaire CIV/02/20 du 26 mars 2020 de présentation de l’ordonnance (C3/DP/2020030000319/FC : BOMJ compl. 27 mars 2020) indique en effet, in fine, qu’il s’agit de « faciliter le travail des juridictions pendant la crise sanitaire non seulement dans le traitement des contentieux relevant du plan de continuité d’activité de la juridiction mais également pour tout autre contentieux qui serait susceptible d’être pris en charge selon la taille des juridictions et leur capacité à mobiliser des ressources humaines, dans des conditions garantissant la sécurité et la santé des agents au regard de la situation de leur ressort » (et de mentionner, par exemple, le cas des majeurs protégés, les requêtes JEX présentant un caractère d’urgence, les procédures à jour fixe, les ordonnances sur requêtes ou le contentieux lié aux funérailles).
Domaine
Cette ordonnance n°2020-304 est l’un des éléments du train d’ordonnances, sans précédent depuis l’institution de la 5e République, prises par le Gouvernement dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire (43 habilitations à procéder par ordonnance lui ont été délivrées par la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020). Elle n’intéresse que la justice civile (« juridictions de l’ordre judiciaire statuant en matière non pénale », ce qui évoque l’article 749 CPC, la circulaire de présentation de l’ordonnance y ajoutant la matière fiscale et la matière disciplinaire), dans ses dispositions générales (Ord. n° 2020-304, art. 2 à 11), qui nous retiendrons seules ici, comme dans ses dispositions particulières aux juridictions pour enfants et relatives à l’assistance éducative (Ord. n° 2020-304, art. 13 à 21). La justice administrative et la justice pénale sont la matière d’autres textes (Ord. n° 2020-303, 25 mars 2020 portant adaptation de règles de procédure pénale ; Ord. n° 2020-305, 25 mars 2020 portant adaptation des règles applicables devant les juridictions de l’ordre administratif, JO 26 mars 2020, textes n° 3, n° 7).
Mais l’ordonnance n° 2020-304 n’intéresse pas que la justice ; elle contient aussi une disposition relative au renouvellement des contrats de syndic de copropriété (Ord. n° 2020-304, art. 22), qui aurait pu trouver place ailleurs, notamment dans l’ordonnance n° 2020-306 du 25 mars 2020 relative à la prorogation des délais échus pendant la période d’urgence sanitaire et à l’adaptation des procédures pendant cette même période (JO 26 mars 2020, rectif. JO 28 mars 2020, – S. Amrani-Mekki, La part du droit (et de la justice) dans l’angoisse contemporaine. La computation des délais : qui intéresse du reste aussi la justice civile. L’article 2 de l’ordonnance n° 2020-304 dispose en effet : « I. – Les dispositions de l’article 2 de l’ordonnance n° 2020-306 du 25 mars 2020 susvisée relative à la prorogation des délais échus pendant la période d’urgence sanitaire et à l’adaptation des procédures pendant cette même période sont applicables aux procédures devant les juridictions de l’ordre judiciaire statuant en matière non pénale », sous réserve des délais de procédure applicables devant le juge des libertés et de la détention et devant le premier président de la cour d’appel saisi d’un appel formé contre les décisions de ce juge, qui courent selon les règles législatives et réglementaires qui leur sont applicables, dans le contentieux des étrangers (CESEDA, art. L. 222-1 et s., art. L. 552-1 et s.) et en matière d’hospitalisation sous contrainte (CSP, art. L. 3211-1 et s.), des délais de procédure applicables devant les juridictions pour enfants, qui sont adaptés dans les conditions prévues par les articles 13 à 21 de l’ordonnance n° 2020-304, et des délais mentionnés aux articles L. 311-1 à L. 322-14 et R. 311-1 à R. 322-72 du Code des procédures civiles d’exécution, qui sont suspendus pendant la période de l’état d’urgence sanitaire (Ord. n° 2020-304, art. 2, II). Aurait également pu être logée dans cette dernière ordonnance la disposition relative à la prorogation « de plein droit » des mesures de protection juridique des majeurs et des mesures prises en application des articles 515-9 à 515-13 Code civil, c’est-à-dire en matière de protection des victimes de violences, dont le terme viendrait à échéance au cours de la période d’état d’urgence sanitaire (Ord. n° 2020-304, art. 12).
Interprétation
Les dispositions de l’ordonnance n° 2020-304 dérogent assurément au droit commun du procès civil ; elles édictent un droit d’exception qui requiert d’autant plus de vigilance qu’il s’appliquera à des justiciables vulnérables (étrangers, mineurs et majeurs juridiquement protégés, justiciables non assistés). L’application des dispositions de l’ordonnance est d’ailleurs limitée à « la période comprise entre le 12 mars 2020 et l’expiration d’un délai d’un mois à compter de la date de cessation de l’état d’urgence sanitaire déclaré dans les conditions de l’article 4 de la loi du 23 mars 2020 », « période juridiquement protégée » selon les termes de la circulaire (CIV/02/20, 26 mars 2020, p. 4), cette durée pouvant être écourtée par décret en conseil des ministres ou prorogée par la loi (L. n° 2020-290, art. 2).
Il ne s’agit pas seulement d’« adaptation » comme son intitulé le donne à croire de manière euphémique, mais d’exception, ce qui conduit à interpréter strictement les dispositions de l’ordonnance, dans la seule mesure des raisons qui en justifient l’édiction, c’est-à-dire, selon les termes de la loi d’habilitation, « aux seules fins de limiter la propagation de l’épidémie de covid-19 parmi les personnes participant à la conduite et au déroulement des instances » (L. n° 2020-290, art. 11, 2°, c). C’est donc à cette aune que doivent être appréciées, appliquées ou écartées (une circulaire étant « par nature, dépourvue de portée normative » : en dernier lieu, Cass. 2e civ., 19 mars 2020, n° 19-12.990), les dispositions de la circulaire de présentation de l’ordonnance n° 2020-304, qui reconnaît d’ailleurs que les règles édictées par l’ordonnance « dérogent ou écartent celles qui résultent de l’application des dispositions de procédure » (CIV/02/20, 26 mars 2020, p. 4). Le caractère parfois exorbitant de l’ordonnance a justifié la saisine en référé du Conseil d’État sur le fondement de l’article L. 521-2 CJA afin de suspendre l’exécution de plusieurs de ses dispositions. Le Conseil d’État ne l’a pas entendu ainsi ; il a rejeté en bloc et sans nuance les requêtes qui lui étaient présentées (CE, ord. réf., 10 avr. 2020, n° 439883 et 439892, CNB et a., SAF et a.). C’est, en tout cas, au regard de la seule ratio legis ayant justifié l’habilitation du gouvernement à procéder par ordonnances, que doivent être considérées les dérogations apportées par cette ordonnance aux règles relatives à l’organisation judiciaire (1), au déroulement de l’instance (2) et aux décisions du juge (3).
Des règles dérogatoires d’organisation des juridictions
Transfert de compétence
L’article 3 de l’ordonnance envisage la situation dans laquelle une juridiction du premier degré est dans l’incapacité totale ou partielle de fonctionner en raison, bien sûr, de l’absence de ses membres ou de l’insuffisance de leur nombre. Dans ce cas, le premier président de la cour d’appel est investi du pouvoir de désigner, par ordonnance, une autre juridiction de même nature et du ressort de la même cour pour connaître de tout ou partie de l’activité relevant de la compétence de la juridiction empêchée. Cette juridiction est compétente y compris pour les affaires en cours à la date d’entrée en vigueur de l’ordonnance de désignation.
Cette ordonnance ne peut être prise qu’après avis, recueilli « par tous moyens » ajoute la circulaire (CIV/02/20, 26 mars 2020, p. 6), du procureur général près cette cour, des chefs de juridiction et des directeurs de greffe des juridictions concernées, pour une durée ne pouvant excéder la période d’état d’urgence sanitaire, à l’issue de laquelle les activités transférées devront revenir à leur juridiction d’origine, en l’état pour les procédures en cours. L’ordonnance doit déterminer, sans autre précision, les « activités » (sic) faisant l’objet du transfert de compétences ainsi que la date à laquelle ce transfert intervient. Selon la circulaire (CIV/02/20, 26 mars 2020, p. 7), « la rédaction retenue offre beaucoup de souplesse au premier président dans la désignation des activités transférées. Il peut ainsi choisir de viser l’ensemble d’une matière (ex : assistance éducative) ou encore une procédure particulière (ex : référés) ».
En toute hypothèse, l’ordonnance fait l’objet d’une publication dans deux journaux locaux, « diffusés dans le ressort de la cour », et de toute autre mesure de publicité dans tout lieu jugé utile (par exemple, affichage à l’entrée des juridictions concernées, sur leur site internet ou par courriel circulaire à destination de leurs partenaires institutionnels : ordres d’avocats, compagnies des huissiers de justice, chambres des notaires, etc.). Ce transfert prévient en principe tout risque de litispendance, mais il ne doit pas faire échec à un nouvel enrôlement de l’affaire au sein de la juridiction d’accueil. La circulaire (CIV/02/20, 26 mars 2020, p. 6) précise que l’ensemble des actes juridictionnels rendus sur le fondement de l’ordonnance du premier président, « doit évidemment la viser en en-tête ». La disposition vaut pour l’ensemble des juridictions du premier degré, y compris les juridictions spécialisées. Elle ne devrait pas faire obstacle à l’application, toujours possible, des dispositions ordinaires que le Code de l’organisation judiciaire prévoit « en cas de vacance d’emploi ou d’empêchement d’un ou plusieurs magistrats ou lorsque le renforcement temporaire et immédiat des juridictions du premier degré apparaît indispensable pour assurer le traitement du contentieux dans un délai raisonnable » (COJ, art. L. 121-4). C’est d’ailleurs à ce dispositif qu’est empruntée la publication dans deux journaux locaux (COJ, art. R. 124-1).
Formation de jugement
Sans être empêchée, une juridiction peut être limitée quant aux magistrats disponibles dans le cadre du plan de continuation de l’activité, ce qui rend quasiment impossible l’organisation ordinaire de formations collégiales de jugement. Dans cette hypothèse, prévue par l’article 5 de l’ordonnance, la composition de la formation de jugement peut être aménagée.
Cet aménagement varie selon la juridiction.
Le tribunal judiciaire et la cour d’appel peuvent statuer à juge unique dans toutes les affaires qui leur sont soumises (Ord. n° 2020-304, art. 5, al. 1), au-delà de ce que permettent les règles de droit commun (COJ, art. L. 212-1 et L. 212-2, compl. par CPC, art. 812 à 816, pour le tribunal judiciaire). La décision est prise par le président de la juridiction et le juge désigné est un magistrat du siège qui n’est ni magistrat honoraire ni magistrat à titre temporaire (Ord. n° 2020-304, art. 5, al. 2). La circulaire (CIV/02/20, 26 mars 2020, p. 8) précise que cette règle s’applique sans préjudice de l’article 41-10 de l’ordonnance du 22 décembre 1958 relative au statut de la magistrature, qui permet aux magistrats à titre temporaire de statuer seuls dans certains contentieux. Ainsi, les pôles sociaux des tribunaux judiciaires spécialement désignés (COJ, art. L. 211-16 ; art. L. 218-1, al. 1) pourront siéger sans les assesseurs salariés et employeurs (en vérité, cette possibilité est également prévue en droit commun à titre subsidiaire : COJ, art. L. 218-1, al. 3).
Devant le tribunal de commerce, le président du tribunal peut, dans toutes les affaires, ce qui inclut donc les procédures collectives, décider que l’audience sera tenue par l’un des membres de la formation de jugement, à charge pour lui d’en rendre compte au tribunal dans son délibéré (Ord. n° 2020-304, art. 5, al. 3) : l’accord des parties, ordinairement prévu par l’article 871 CPC, n’est pas nécessaire.
Quant au conseil de prud’hommes, à défaut de juge unique, il peut statuer en formation restreinte comprenant un conseiller employeur et un conseiller salarié (Ord. n° 2020-304, art. 5, al. 4), cette règle d’organisation juridictionnelle ne conduisant à écarter ni la saisine préalable du bureau de conciliation et d’orientation ni, le cas échéant, la mise en œuvre d’un départage.
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