Syrie : après dix années d’exactions, l’heure de la justice
Par Catherine Maia, Professeure à l’Université Lusófona de Porto, professeure invitée à Sciences Po Paris
Par Catherine Maia, Professeure à l’Université Lusófona de Porto, professeure invitée à Sciences Po Paris
Le 15 mars 2011, dans le contexte des protestations populaires des Printemps arabes, des manifestations en faveur de la démocratie débutaient en Syrie. Réprimé par le régime de Bachar el-Assad, le mouvement de contestation s’est peu à peu transformé en rébellion, puis en conflit armé. Alors que le 15 mars 2021 marque le dixième anniversaire du début de la révolution syrienne et que divers rapports – de l’Équipe d’enquête et d’identification de l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC), du Mécanisme conjoint d’enquête et d’attribution des Nations Unies et de l’OIAC ou encore de la Commission d’enquête internationale indépendante sur la République arabe syrienne créée par le Conseil des droits de l’Homme – ont mis en évidence de nombreuses exactions des groupes gouvernementaux, anti-gouvernementaux et terroristes, la justice commence à se frayer un chemin. Tel est notamment le cas en France, où des organisations non gouvernementales (ONG) viennent de porter plainte contre d’anciens agents de l’État syrien.
Pourquoi la justice internationale pénale demeure-t-elle impuissante face aux atrocités commises en Syrie ?
Qu’il s’agisse des attaques chimiques, des actes de torture ou des attaques perpétrées contre des cibles civiles, les violations dont est accusée la Syrie sont des crimes relevant de la compétence de la Cour pénale internationale (CPI). Selon l’article 5 du Statut de Rome de 1998, la compétence de la CPI, limitée aux « crimes les plus graves qui touchent l’ensemble de la communauté internationale », englobe les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité, le crime d’agression et le crime de génocide.
La Syrie a signé le Statut de Rome de la CPI le 29 novembre 2000, mais n’a pas procédé à sa ratification, si bien qu’elle n’est pas partie à cette Cour. La situation syrienne ne peut donc pas être déférée par un État partie ou donner lieu à l’ouverture d’une enquête proprio motu par le Procureur de la CPI. Toutefois, elle pourrait être déférée par le Conseil de sécurité agissant en vertu du chapitre VII de la Charte des Nations Unies, comme cela a été le cas pour le Soudan (2005) et la Libye (2011). Au cours de ces dix dernières années, des États ont appelé à plusieurs reprises à une saisine de la CPI par le Conseil de sécurité, afin que soient jugés les crimes commis sur le territoire syrien. Ces appels se sont systématiquement heurtés aux vetos de la Russie et de la Chine. Il en va de même des velléités de création d’un tribunal pénal ad hoc.
La paralysie du Conseil de sécurité a toutefois conduit l’Assemblée générale à créer, en 2016, un mécanisme international, impartial et indépendant chargé de faciliter les enquêtes sur les violations les plus graves du droit international commises en République arabe syrienne depuis mars 2011 et d’aider à juger ceux qui en sont responsables. Cet organe a vocation à coopérer étroitement avec la Commission d’enquête internationale indépendante, en vue de recueillir, regrouper, préserver et analyser les éléments de preuve attestant de violations des droits humains et du droit humanitaire. Par l’ensemble des preuves collectées et archivées, ce mécanisme offre ainsi aux victimes une ouverture vers la justice, en favorisant les poursuites devant les tribunaux nationaux sur le fondement de la compétence universelle. C’est précisément pour contourner les blocages de la justice internationale pénale dans la poursuite et le jugement des exactions perpétrées en Syrie, que des recours ont été intentés devant des juridictions nationales, notamment en Allemagne et en France.
Quelle importance accorder à la première condamnation en Allemagne d’un ex-agent syrien ?
En Allemagne, dans le cadre du tout premier procès lié aux exactions imputées au régime de Bachar Al-Assad, la Haute Cour régionale de Coblence a condamné, le 24 février 2021, un ancien membre des services de renseignement syriens, Eyad Al-Gharib, à quatre ans et demi de prison pour complicité de crimes contre l’humanité. Eyad Al-Gharib, qui dirigeait une unité spécialisée dans l’arrestation d’opposants politiques, a été reconnu coupable d’avoir participé, entre septembre et octobre 2011, à l’arrestation et à la torture d’au moins 30 manifestants à Douma, près de Damas. Un second accusé, Anwar Raslan, ayant un rôle plus capital dans l’appareil sécuritaire étatique, est également poursuivi pour crimes contre l’humanité. Il est accusé, quant à lui, d’avoir participé, en 2011 et 2012, à des actes de torture infligés à des prisonniers dans un centre de détention à Damas placé sous sa responsabilité. Plus de 4000 personnes y auraient subi des sévices, dont 58 en seraient mortes.
Les charges pesant sur ces anciens membres des services de renseignement s’appuient sur deux sources d’information. L’une est formée par les plaintes déposées par des Syriens rescapés qui se sont réfugiés en Allemagne. L’autre est le dossier dit « César », pseudonyme d’un ancien photographe de la police militaire syrienne qui a fui son pays en juillet 2013 en emportant avec lui près de 50 000 clichés montrant des cadavres de détenus morts de faim, de maladie ou de torture en Syrie, entre 2011 et 2013.
Les deux accusés, qui avaient quitté la Syrie, ont été arrêtés en Allemagne en février 2019. Pour les juger, la justice allemande a appliqué le principe de la compétence universelle, lequel autorise un tribunal national à poursuivre et juger les auteurs ou complices des crimes les plus graves, quel que soit le lieu où les faits ont été commis et quelle que soit la nationalité des auteurs ou des victimes. La condamnation prononcée sur ce fondement est importante, car c’est la première fois qu’un verdict est rendu à l’encontre d’un criminel appartenant à l’appareil étatique syrien. Au-delà du cas individuel, cette affaire met en lumière l’ampleur des atrocités commises et la responsabilité du gouvernement syrien dans leur perpétration. Elle ouvre également la voie à d’autres procès, y compris dans d’autres pays, et envoie un signal fort d’espoir pour les victimes en quête de justice.
Sur quel fondement a été déposée la première plainte en France contre des responsables syriens ?
Le principe de compétence universelle existe également en France où plusieurs dossiers liés à la Syrie sont actuellement aux mains de la justice. Tel est le cas d’une enquête préliminaire ouverte en 2015 par le Parquet de Paris pour actes de torture, crimes contre l’humanité et complicité de ces crimes commis en Syrie entre 2011 et 2013, qui a conduit à l’arrestation en 2019 d’un autre homme de main d’Anwar Raslan. Tel est le cas également de trois mandats d’arrêt délivrés en 2018 par le Parquet de Paris envers trois hauts représentants de l’État et des services de renseignement syriens suspectés d’être responsables d’actes de torture, de disparitions forcées, de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre.
À ces dossiers, s’ajoute la plainte avec constitution de partie civile pour crimes contre l’humanité et crimes de guerre déposée le 1er mars 2021 auprès du Tribunal judiciaire de Paris par trois ONG syriennes : le Centre syrien pour les médias et la liberté d’expression (SCM), Open Society Justice Initiative (OSJI) et Syrian Archive. Leur plainte vise d’anciens membres du régime syrien accusés d’avoir perpétré en août 2013, dans les villes de Douma et Adra et dans la Ghouta orientale, deux séries d’attaques faisant usage de gaz sarin – une puissante substance neurotoxique mortelle, inodore et invisible –, en violation des engagements internationaux du pays.
Si la Syrie est seulement signataire de la Convention sur l’interdiction des armes biologiques de 1972 elle a, en revanche, adhéré au Protocole de Genève de 1925 prohibant l’emploi à la guerre de gaz asphyxiants, toxiques ou similaires et de moyens bactériologiques le 29 novembre 1968, ainsi qu’à la Convention de 1993 sur l’interdiction de la mise au point, de la fabrication, du stockage et de l’usage des armes chimiques et sur leur destruction le 14 septembre 2013, précisément après avoir été accusée d’avoir utilisé du gaz sarin.
À l’appui de leur plainte, les ONG ont présenté un dossier contenant plusieurs dizaines de témoignages de survivants (de militaires ayant déserté l’armée et de rescapés), des photos et des vidéos de centaines de victimes. Ces documents visent à établir la chaîne de commandement, et donc les responsabilités, et à caractériser l’existence d’attaques systématiques et généralisées contre la population civile en exécution d’un plan concerté, critères correspondant respectivement aux crimes contre l’humanité et aux crimes de guerre.
La plainte a été déposée en France au nom de la compétence extraterritoriale de la justice française. L’une des victimes des attaques chimiques de la Ghouta orientale possédant la double nationalité franco-syrienne, la compétence personnelle passive offre ainsi un titre de compétence à la justice française pour agir, ce qui a encouragé d’autres victimes syriennes, aujourd’hui réfugiées en France, à joindre leur voix à cette plainte.
Si ces différentes actions nationales sont importantes dans un objectif de lutte contre l’impunité des crimes les plus graves, elles ont un champ d’action limité. Elles ne peuvent atteindre ni les tortionnaires restés sur le territoire syrien, ni le chef d’État syrien lui-même, lequel bénéficie d’une immunité devant les juridictions étrangères en vertu du principe de l’égale souveraineté des États.
Ces actions nationales sont toutefois révélatrices d’une évolution démontrant que les États sont moins disposés à fermer les yeux et à tolérer l’impunité. C’est dans cette optique que, le 4 mars 2021, le Canada a demandé la tenue de pourparlers, conformément aux termes de la Convention des Nations Unies contre la torture de 1984, visant à faire reconnaître par le gouvernement syrien sa responsabilité dans les exactions commises depuis 2011. Ces exactions ont été à l’origine d’une requête semblable formulée par les Pays-Bas le 18 septembre 2020. Conformément à l’article 30 de la Convention contre la torture, à laquelle ces pays sont parties, l’échec des négociations pourrait ouvrir la voie à la saisine de la Cour internationale de Justice pour juger l’État syrien.