Par Emmanuel Derieux, Professeur de droit des médias à l’Université Panthéon-Assas (Paris 2)

Un projet de création d’une agence nationale de lutte contre les manipulations de l’information en provenance de l’étranger conduit, en fonction de ce que l’on peut actuellement en connaître, à en évoquer la motivation, le contenu et les risques. Tout cela conduit, par prudence, à adopter une attitude réservée à cet égard. Au nom des garanties de la liberté d’information, probablement lui préférerait-on le recours à d’autres moyens d’identification et de correction des fausses informations.

Dans quel contexte ce projet d’agence nationale est-il présenté ?

Le développement des moyens de communication au public en ligne, de dimension mondiale et largement ouverts à tous, émetteurs et récepteurs, permet, comme cela a pu être constaté depuis quelques années déjà, des opérations de grande ampleur de manipulation des informations. Elles répondent à des fins partisanes, notamment à l’approche d’élections. Elles visent à satisfaire des intérêts commerciaux. Elles constituent des instruments de contestation des institutions. Elles cherchent à ruiner la confiance du public à l’égard des dirigeants politiques et envers leurs actions. Il s’agit d’interventions de puissances étrangères dans le but de déstabiliser les autorités en place et les systèmes institutionnels de type démocratique.

Différentes initiatives privées, à la charge d’agences de presse et de médias ou d’institutions à caractère scientifique, de vérification et de dénonciation de fausses informations et de rétablissement de ce qui pouvait être considéré comme plus conforme à l’exactitude des faits ont pu être entreprises.

Des invitations ou incitations, non dénuées de risques, à agir en ce sens ont pu être adressées, par des autorités nationales ou les institutions européennes (« L’Union européenne et la lutte contre la désinformation en ligne », Le Club des juristes, 9 juin 2021) ou internationales, aux opérateurs (fournisseurs d’hébergement et d’accès) de ces services, les conduisant à jouer un dangereux rôle de censeurs privés.

Des mesures législatives, telles que celles, en France, des deux lois (organique et ordinaire) du 22 décembre 2018 relatives à la lutte contre la manipulation de l’information, notamment en relation avec des élections, ont tenté de confier, à l’autorité judiciaire et au Conseil supérieur de l’audiovisuel, des pouvoirs de prévention et de sanction à l’égard de telles pratiques. Cela n’est pas sans dangers pour les garanties de la liberté d’information. Pour limiter ceux-ci, la seule décision connue qui a été prise en application de ces dispositions a été un refus, faute de volonté avérée de manipulation de l’information, d’ordonner le retrait d’un message en ligne -émanant du ministre de l’intérieur !- dénoncé comme inexact et trompeur (TGI Paris, référé, 17 mai 2019, n° 19/53935),

Quels sont les éléments actuellement connus du contenu d’un tel projet d’agence nationale ?

Du peu que l’on en sache, l’actuel projet porterait sur la création, au sein du Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), rattaché auprès du Premier ministre, d’un Service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères, dénommé Viginum.

Selon les quelques rares indications que le représentant dudit Secrétariat général a pu donner notamment à la Commission de la défense de l’Assemblée nationale, et reprises par des médias peu enthousiastes, l’objectif de cette agence serait d’identifier et de déterminer l’origine de possibles ingérences numériques dans la diffusion de l’information. Conscient des inquiétudes qu’une telle initiative peut susciter, il a été amené à préciser qu’« il ne s’agit pas de corriger ou de rétablir la vérité, mais d’arriver à détecter les attaques quand elles viennent de l’étranger, de pouvoir les caractériser et, d’une certaine manière, les attribuer ». Selon ses promoteurs, ladite agence serait ainsi au service des hommes politiques, des diplomates, de la justice et de la presse. Cela demeure bien flou !

S’agira-t-il d’une officine d’information officielle présentée comme seule vraie, d’un observatoire, d’un centre de réflexion, d’un service d’enquête et de police spécialisé, chargé de saisir, de ses constatations, l’autorité judiciaire ou le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) ? Convient-il pourtant d’élargir encore les compétences de celui-ci ? La seule justification de son existence n’était-elle pas liée au nombre limité des canaux de diffusion de radio et de télévision par voie hertzienne dont il convenait d’assurer l’attribution ?

Conscient des inquiétudes qu’une telle initiative peut susciter, le même Secrétaire général annonçait la constitution d’un comité d’éthique et scientifique, chargé de veiller à la bonne exécution de cette mission. Celui-ci serait composé d’un membre du Conseil d’Etat, d’un membre du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) ou de l’institution appelée à lui succéder, d’un magistrat, d’un ambassadeur, de journalistes et de chercheurs.

Ces quelques éléments peuvent-ils contribuer à s’assurer de l’utilité et de l’efficacité d’une telle structure, dans la lutte contre la manipulation de l’information, et à rassurer quant aux risques, que certains peuvent y voir, de volonté d’établissement d’une information ou vérité officielle ? Celle-ci ne serait alors qu’une autre forme de manipulation de l’information et d’atteinte à la liberté d’expression ! Qui pourrait alors les dénoncer et restaurer une autre vérité ?

En fonction des risques que pourrait présenter un tel projet, quelles autres solutions pourrait-on lui préférer ?

Toute intervention d’une agence publique dans le contrôle des informations et les garanties de leur prétendue exactitude ne peut être que suspecte.

Tout aussi contestable est l’appel à une quelconque forme de responsabilisation et d’intervention des prestataires techniques des services de communication au public en ligne incités à filtrer et bloquer, dans l’urgence, des informations que, sans disposer de véritables moyens d’appréciation ni être dotés de véritables compétences à cet égard, ils seraient amenés à considérer comme fausses et relevant d’une quelconque forme de manipulation.

C’est au législateur qu’il appartient de définir les éléments constitutifs d’infractions et aux juges, dans le cadre d’un contrôle répressif ou a posteriori, d’en constater les violations et, dans le cadre ainsi déterminé, de prononcer les sanctions qui s’imposent. Rien d’autre que ce qui serait ainsi déterminé comme constitutif de faute ou d’abus de la liberté d’expression ne devrait être interdit par quelque personne ou autorité que ce soit.

Face aux formes de manipulation de l’information et aux risques, au regard des exigences et des garanties de la liberté d’expression, que comporte l’intervention d’une quelconque agence officielle ou institution administrative, même répondant aux meilleures intentions, la solution peut-elle être autre que celles d’une éducation à l’information et aux médias, du développement de l’esprit critique et d’une conscientisation, par l’information même, du public à ces questions et des garanties de la diversité des informations et des opinions que seul le pluralisme des sources et des points de vue peut offrir ? Toute prétention à la dénonciation de fausses informations, de quelque nature qu’elles soient, et à la détention et à la présentation de la « vérité » ne peut être que suspecte. Tout autant que la manipulation de l’information contre laquelle il serait supposé agir ainsi, cela serait contraire à l’idéal démocratique et aux exigences de pluralisme et de confrontation des opinions qu’il comporte et qui en sont, tout à la fois, la condition, l’assurance et la conséquence !

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