Par Marianne Schaffner, Associée, Europe Head of Patent, ReedSmith

Depuis le début de la pandémie de COVID-19, les débats d’experts sur les plateaux télévisés, les réseaux sociaux et dans la presse à propos de l’hydroxychloroquine sont intenses et passionnés. Fallait-il à la suite de l’étude Lancet, dont aujourd’hui certains de leurs auteurs semblent revenir en arrière, et sur recommandation de l’OMS, stopper les essais cliniques portant sur l’hydroxychloroquine ? Et en France, aurait-on dû interdire immédiatement sa prescription en dehors de son Autorisation de mise sur le marché ?

S’il n’est pas du ressort des juristes de trancher cette question, il apparaît en revanche nécessaire de relever les nombreuses inexactitudes des débats de ces derniers mois, portant sur le cadre réglementaire des essais cliniques, le droit des brevets ainsi que la question des nouvelles indications thérapeutiques. Particulièrement contraignant, ce cadre juridique très spécifique demeure essentiel pour protéger la santé humaine.

Chloroquine vs. Hydroxychloroquine

Rappelons que le débat est né de l’angoisse de la population confinée en raison de la dangerosité du SARS-CoV-2 et de l’espoir suscité par l’existence d’une molécule bien connue, la chloroquine, administrée pour traiter le paludisme (et connue sous le nom de Nivaquine).
Mais il existe une confusion entre cette chloroquine si bien connue et son dérivé, l’hydroxychloroquine. Le Plaquénil, qui contient ce dérivé, n’a reçu son Autorisation de mise sur le marché (AMM) que le 27 mai 2004 pour traiter le lupus et la polyarthrite rhumatoïde.
On a également entendu que la molécule serait dans le domaine public donc libre de droit. Tout d’abord, une molécule peut être dans le domaine public mais son utilisation pour une indication donnée ne pas l’être. L’hydroxychloroquine, voire ses énantiomères, font l’objet de nombreux brevets en vigueur, portant sur des compositions l’intégrant pour des indications diverses dont le lupus, le cancer du sein, certaines maladies cardiovasculaires mais aussi le paludisme.
Mais encore, la protection par brevet d’une composition comprenant une substance active ou son utilisation à une fin thérapeutique donnée n’est pas une garantie de son efficacité et de son innocuité. Ainsi, l’existence d’un brevet n’est pas non plus synonyme de médicament autorisé, c’est-à-dire mis sur le marché. La route est donc encore longue avant de pouvoir utiliser l’hydroxychloroquine !

Les essais cliniques

Les essais cliniques sont indispensables à la mise sur le marché d’un nouveau médicament. Ils permettent d’en déterminer l’efficacité, la sécurité et la tolérance.
Ces essais sur l’homme font suite à des études expérimentales sur des animaux ou en laboratoires (in vitro) voire aujourd’hui in silico (au moyen de l’intelligence artificielle). Les essais cliniques se divisent en plusieurs phases :

  • Phase I : évaluation de la toxicité de la molécule en étudiant son devenir dans l’organisme humain.
  • Phase II : recherche de doses ayant l’activité pharmacologique attendue et évaluation des effets indésirables : avec une phase II A réalisée sur des porteurs sains et une phase II B sur des sujets malades.
  • Phase III : étude de l’efficacité thérapeutique et de la tolérance du médicament au moyen de l’essai contrôlé randomisé, encadré par des règles méthodologiques strictes pour s’assurer de la fiabilité des résultats obtenus.

En moyenne, 10 à 15 années de recherche sont nécessaires avant la commercialisation d’un médicament et l’essai clinique peut durer entre cinq et dix ans. En ce sens, il est vrai que les premières phases d’essai de l’hydroxychloroquine ont été déjà menées mais la phase III ne peut être évitée, et elle dure entre une et quatre années. Ce délai moyen participe aux débats actuels, « on ne peut pas attendre si longtemps pour tester des molécules connues qui sont sur l’étagère ! » Et pourtant…

L’essai contrôlé randomisé permet par tirage au sort de déterminer des populations comparables, l’une recevant la molécule étudiée, l’autre un traitement contrôle de référence ou un placebo. Les essais doivent être réalisés si possible en double insu (aveugle) : le malade et l’évaluateur ne connaissent pas le traitement administré. Ce protocole est destiné à éviter toute influence que la connaissance pourrait avoir que ce soit sur le patient que sur le médecin. Ne sont inclus que des malades ayant une pathologie clairement définie avec des critères d’inclusion et d’exclusion précis.

Au final, les différences observées entre les groupes doivent être statistiquement significatives, puisque c’est l’efficacité thérapeutique qui doit être démontrée Ainsi, une molécule peut être reconnue efficace in vitro peut s’avérer inefficace in vivo.

S’agissant de la chloroquine, une étude publiée en 2015 dans The Lancet concluait que la chloroquine était in vitro prometteuse mais que testée in vitro elle n’avait aucune efficacité contre les virus de la grippe, dont l’H1N1. D’où la nécessité des essais cliniques, dont on ne saurait se dispenser. Une molécule testée pour une indication donnée peut n’avoir au mieux aucun effet thérapeutique sur une nouvelle pathologie au pire avoir des effets indésirables dévastateurs, certains scandales sanitaires en témoignent.

Aujourd’hui, l’hydroxychloroquine, associée ou non à un macrolide est incluse dans de nombreux essais cliniques à l’instar d’autres molécules, après avoir été suspendue par l’OMS après la publication dans The Lancet. Mais elle vient de reprendre et l’étude The Lancet a été « dépubliée » ce 5 juin.

L’Autorisation de mise sur le marché et la prescription hors AMM

Une fois qu’il a été démontré que la spécialité pharmaceutique est bénéfique dans au moins une indication, une AMM est délivrée pour cette indication.

Mais, le médecin peut prescrire un médicament en dehors de son AMM. L’article L. 5121-12-1 du Code de la santé publique (CSP) dispose :

« I.- Une spécialité pharmaceutique peut faire l’objet d’une prescription non conforme à son autorisation de mise sur le marché en l’absence de spécialité de même principe actif, de même dosage et de même forme pharmaceutique disposant d’une autorisation de mise sur le marché ou d’une autorisation temporaire d’utilisation [ATU] dans l’indication ou les conditions d’utilisation considérées, sous réserve qu’une recommandation temporaire d’utilisation établie par l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé sécurise l’utilisation de cette spécialité dans cette indication ou ces conditions d’utilisation. Lorsqu’une telle recommandation temporaire d’utilisation a été établie, la spécialité peut faire l’objet d’une prescription dans l’indication ou les conditions d’utilisations correspondantes dès lors que le prescripteur juge qu’elle répond aux besoins du patient. La circonstance qu’il existe par ailleurs une spécialité ayant fait l’objet, dans cette même indication, d’une autorisation de mise sur le marché, dès lors qu’elle ne répondrait pas moins aux besoins du patient, ne fait pas obstacle à une telle prescription.

En l’absence de recommandation temporaire d’utilisation dans l’indication ou les conditions d’utilisation considérées, une spécialité pharmaceutique ne peut faire l’objet d’une prescription non conforme à son autorisation de mise sur le marché qu’en l’absence d’alternative médicamenteuse appropriée disposant d’une autorisation de mise sur le marché ou d’une autorisation temporaire d’utilisation et sous réserve que le prescripteur juge indispensable, au regard des données acquises de la science, le recours à cette spécialité pour améliorer ou stabiliser l’état clinique de son patient ».

Dans le cas d’une prescription hors AMM, le médecin doit en avertir son patient, l’indiquer clairement sur son ordonnance, et la motiver (article L. 5121-12-1 III CSP). Le pharmacien doit refuser de dispenser un médicament « lorsque l’intérêt de la santé du patient lui paraît l’exiger » (article R. 4235-61 du CSP).

Le Covid-19 n’étant apparu que fin 2019 début 2020, il ne pouvait y avoir d’AMM pour quelle que molécule que ce soit pour traiter une maladie dont on ignorait tout.
Par décret n° 2020-314 du 25 mars 2020, « l’hydroxychloroquine et l’association lopinavir/ ritonavir peuvent être prescrits, dispensés et administrés sous la responsabilité d’un médecin aux patients atteints par le Covid-19, dans les établissements de santé qui les prennent en charge, ainsi que, pour la poursuite de leur traitement si leur état le permet et sur autorisation du prescripteur initial, à domicile ». Et le décret n° 2020-337 du 26 mars a posé : « Ces prescriptions interviennent, après décision collégiale, dans le respect des recommandations du Haut conseil de la santé publique et, en particulier, de l’indication pour les patients atteints de pneumonie oxygéno-requérante ou d’une défaillance d’organe. »
Ces décrets ont ainsi créé une autorisation de prescription de l’hydroxychloroquine pour traiter le Covid-19 en milieu hospitalier. C’est une autorisation dérogatoire de l’AMM mais ce n’est pas une ATU (autorisation temporaire d’utilisation).

Ainsi, si les conditions étaient réunies, la prescription hors AMM aurait pu demeurer possible, au visa de l’article L. 5121-12-1, alinéa 2, du Code de la santé publique. Mais, les décrets interdisent aux pharmacies de ville de délivrer l’hydroxychloroquine en dehors de son AMM.
Le Conseil d’État a été saisi pour censurer cette interdiction mais a rejeté le recours le 22 avril 2020. Puis par décret du 26 mai 2020, la prescription de l’hydroxychloroquine en dehors de son AMM a été formellement interdite.

Compte tenu de la « dépublication » de l’étude de The Lancet qui a conduit les autorités de santé et le ministère des Solidarités et de la Santé à prendre ce décret, peut-on s’attendre à une levée de l’interdiction ?
Pour autant, les investigateurs de l’essai britannique ReCovery qui avaient maintenu leurs essais sur l’hydroxychloroquine, ont déclaré le 5 juin 2020, que « l’hydroxychloroquine ne montre « pas d’effet bénéfique » pour les malades du Covid-19, les responsables de l’essai ont déclaré l’arrêt « immédiat » de l’inclusion de nouveaux patients pour ce traitement. »

À supposer que le décret du 26 mai soit dans ce contexte annulé et, l’interdiction de la prescription hors AM levée, cela ne signifierait pas pour autant que le médecin pourrait prescrire l’hydroxychloroquine en dehors de son AMM pour lutter contre le Covid-19. En effet, selon l’article L. 5121-12-1, une prescription hors AMM n’est possible qu’à la double condition d’une absence d’alternative médicamenteuse disposant d’une AMM et de son caractère indispensable au regard des données acquises de la science. La première condition est à l’évidence réunie. La seconde est hautement discutable, car les données acquises de la science semblent aller dans toutes les directions.

Les réglementations peuvent apparaître d’une extrême lourdeur et déconnectées de l’urgence à laquelle nous faisons face. Pourtant, jamais nous n’avons connu une telle mobilisation de la recherche mondiale pour trouver le traitement contre le Covid-19.
Prudence est mère de sûreté. Il ne faut pas confondre vitesse et précipitation. Ce sont des scandales sanitaires de notre histoire récente qui sont à l’origine de ce cadre réglementaire strict. Souvenons-nous des drames du Distilbène, du thalidomide, et d’autres encore, liés aux prescriptions hors AMM et sans réelle évaluation des risques secondaires.
On ne saurait transiger avec la santé humaine. Ce cadre légal nous protège.

 

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