Plate-formes VTC : Uber France assigné pour concurrence déloyale
Par Franck Petit, professeur à Aix-Marseille Université, co-directeur du Master 2 Droit des relations du travail et protection sociale.
Par Franck Petit, professeur à Aix-Marseille Université, co-directeur du Master 2 Droit des relations du travail et protection sociale
En quoi consiste une concurrence déloyale ?
La concurrence déloyale est définie comme un abus de pratiques commerciales d’une société envers ses concurrents. Il existe quatre grandes catégories d’agissements fautifs de ce type : le parasitisme, la désorganisation, le dénigrement et l’imitation.
Le parasitisme procède d’un « ensemble des comportements par lesquels un agent économique s’immisce dans le sillage d’un autre afin de tirer profit, sans rien dépenser, de ses efforts et de son savoir-faire » (Cass. com. 26 janvier 1999, n° 96-22.457) ; plus précisément, il consiste à tirer profit de la notoriété d’une société et de ses investissements en entretenant une confusion dans l’esprit des consommateurs – par exemple en imitant sa publicité ou en reprenant ses argumentaires commerciaux –, sans nécessairement créer de confusion sur la marque, le nom commercial ou l’enseigne.
La désorganisation se caractérise par des manœuvres frauduleuses en vue de débaucher le personnel d’un concurrent ou de démarcher une clientèle. Le dénigrement naît du discrédit entretenu à l’égard d’un concurrent, soit en s’attaquant à la vie personnelle de ses dirigeants, soit en critiquant les caractéristiques de ses méthodes, de ses produits et de ses prestations (méthodes de vente, prix, fiabilité, etc.). Toutefois, il n’est pas caractérisé lorsqu’il procède d’une démarche humoristique, comme l’a révélé l’affaire dite des Guignols de l’Info (Cass. Ass. Plén., 12 juillet 2000, n° 99-19.004).
Enfin, l’imitation consiste à utiliser de manière déloyale les signes distinctifs d’une société, par exemple en s’appropriant ses marques, son nom commercial ou son enseigne, en vue de créer une confusion dans l’esprit des consommateurs.
Les demandes concernaient jusqu’à présent le statut des chauffeurs de VTC. Qu’exigent actuellement les chauffeurs de taxis ?
Jusqu’à maintenant, le contentieux des plates-formes VTC se concentrait sur la reconnaissance du statut de salariés pour certains chauffeurs. Déjà, dans l’arrêt Take Eat Easy (Cass. soc. 28 nov. 2018, n° 17-20079), des livreurs à vélo travaillant sous couvert d’un statut de travailleurs indépendants avaient pu faire reconnaître l’existence d’un contrat de travail les liant à la société utilisant la plate-forme web, en raison d’un contrôle étroit de leur trajet (suivi en temps réel par un procédé de géolocalisation) et d’un pouvoir de sanction à leur égard (possibilité d’une déconnexion du site). Par la suite, cette solution a été reprise spécifiquement à l’égard d’un chauffeur VTC de la société Uber dans un arrêt de la Cour de cassation en date du 4 mars 2020 (n° 19-13316), dans lequel le juge s’était fondé, pour prononcer la requalification, sur l’impossibilité du chauffeur de se constituer sa propre clientèle et sur l’absence de liberté dans la fixation des tarifs. L’existence d’un pouvoir de sanction sous la forme d’une déconnexion du site avait également contribué à justifier la requalification en contrat de travail.
Aujourd’hui, ce sont les chauffeurs de taxi traditionnels qui réagissent sur le plan du droit commercial en faisant valoir un préjudice économique du fait de la concurrence déloyale résultant de la violation du droit du travail : ils ont donc assigné la société de plate-forme web devant le tribunal de commerce pour obtenir réparation du préjudice né du développement d’une activité qu’ils estiment irrégulière.
Face à Uber France, quels arguments peuvent faire valoir les chauffeurs de taxi ?
La première question posée sera celle de la nature de leur action « collective ». S’agit-il d’une action de groupe, comparable à une class action ? Certes, la loi J21 a largement défini l’objet de l’action de groupe. Elle vise l’hypothèse où « plusieurs personnes placées dans une situation similaire subissent un dommage causé par une même personne, ayant pour cause un manquement de même nature à ses obligations légales et contractuelles » (art. 62). Cette formulation très générale doit néanmoins être tempérée par la définition des domaines auxquels l’action de groupe est réservée. Elle n’est possible que pour certaines hypothèses limitativement énumérées : la santé, l’environnement, l’application de la loi Informatique et Libertés, les discriminations. Aucun de ces domaines n’est directement concerné dans le cas présent. L’action collective des taxis traditionnels devrait donc être analysée comme une collection d’actions individuelles.
Il faut aussi s’interroger sur le fondement de cette action : s’ils ne sont pas retenus en tant que tels, le parasitisme, la désorganisation, le dénigrement et l’imitation ne sont que les manifestations d’une notion plus générale – la concurrence déloyale – qui procède de la mise en œuvre du principe de la responsabilité civile. En conséquence, il appartiendra aux demandeurs de répondre à la triple condition traditionnelle permettant l’engagement de la responsabilité de l’opérateur : la commission d’une faute ; la survenance d’un préjudice ; l’existence d’un lien de causalité entre la faute et le préjudice. En d’autres termes, il leur reviendra de prouver qu’en violant le droit du travail, l’exploitant de la plate-forme a été à l’origine d’un préjudice caractérisé par une perte du chiffre d’affaires consécutive à fuite de la clientèle habituelle. À ce stade, une difficulté se posera immédiatement dans l’appréciation du dommage et la réalité du lien de causalité : le système français prohibe les arrêts de règlement (art. 5 du Code civil). La solution de l’arrêt Uber n’a qu’autorité de la chose jugée à l’égard des parties, c’est-à-dire à l’égard de la société commerciale et du seul chauffeur partie à l’instance. La faute civile n’est pas automatiquement reconductible pour toutes les autres relations de travail. Surtout, la question reste entière de savoir comment on peut élargir auprès de tout ou partie de la profession le champ du dommage circonscrit à la situation d’une personne. On rappellera à ce sujet que de nombreux travailleurs des plates-formes numériques souhaitent non pas la requalification de leur situation en contrat de travail, mais une revalorisation de leur statut de travailleurs indépendants, avec une amélioration de leurs conditions de travail. La loi du 8 août 2016 a consacré leur existence. Il n’est pas rare d’entendre également que le statut de chauffeur est vécu comme un tremplin pour espérer devenir plus tard taxi traditionnel.
C’est pourquoi une autre piste – suggérée par la présence de syndicats soutenant l’action collective – pourrait faire florès : ne peut-on pas dire qu’il y a place dans cette affaire pour une action exercée, sous forme d’intervention, en vue de défendre l’intérêt collectif de la profession ? Cette intervention est ouverte à chaque fois qu’un fait ou un acte juridique porte préjudice aux intérêts de la profession. Elle traduit l’idée que le syndicat représente la profession et peut défendre les intérêts collectifs de ses membres, intérêts distincts des seuls intérêts individuels. Cette action peut aussi être ouverte aux organisations professionnelles regroupant des entreprises, même si les agissements répréhensibles ne semblent porter atteinte, a priori, qu’aux intérêts collectifs des travailleurs d’une profession. Il a été jugé qu’un fait – tel qu’une infraction au repos dominical – cause un préjudice autant à la collectivité d’entreprises qu’à la collectivité de salariés, le travail dominical provoquant une rupture d’égalité à l’égard des entreprises qui respectent la trêve du dimanche (Ass. Plén., 7 mai 1993, n° 91-12611 et 91-12704). Cette action patronale n’est admise que si le syndicat demandeur est implanté dans la profession considérée (Soc., 2 fév. 1994, n° 90-14771 ; 25 octobre 1994, n° 90-12753 et 90-12756).