Nouveau rebondissement (attendu) dans la saga du respect de l’État de droit par la Hongrie et la Pologne
Par Romain Tinière, professeur à l’Université Grenoble-Alpes, Co-directeur du CRJ et Chaire Jean Monnet.
Par Romain Tinière, Professeur à l’Université Grenoble-Alpes, Co-directeur du CRJ et Chaire Jean Monnet
La Hongrie et la Pologne ont introduit le 11 mars un recours en annulation à l’encontre du Règlement (UE) 2020/2092 du Parlement européen et du Conseil du 16 décembre 2020 relatif à un régime général de conditionnalité pour la protection du budget de l’Union. Évoquer cette saisine suppose d’abord de situer le texte attaqué dans le contexte plus large de la lutte pour le respect de l’État de droit en Europe avant d’en dessiner les principales caractéristiques pour, enfin, en venir plus précisément aux questions soulevées par cet énième rebondissement.
Dans quel contexte s’inscrit le règlement attaqué ?
L’introduction d’un régime général de conditionnalité pour la protection du budget de l’Union européenne vise à compléter l’éventail de plus en plus large mais à l’efficacité encore perfectible des instruments dédiés au respect de l’État de droit.
Le premier et le plus connu de ces instruments est incontestablement l’article 7 TUE. Introduisant un double mécanisme politique visant à assurer le respect des valeurs fondatrices de l’Union telles qu’elles sont formulées à l’article 2 TUE et parmi lesquelles figure le respect de l’État de droit, l’article 7 peut être utilisé dans deux cas. Celui d’un « risque clair de violation grave » des valeurs par un État membre qui, constaté par un vote du Conseil de l’UE à la majorité des 4/5e après approbation du Parlement, peut conduire le Conseil à adresser des recommandations à l’État concerné. Celui « de violation grave et persistante » des valeurs, après approbation du Parlement européen et un vote à l’unanimité du Conseil européen pouvant conduire à l’adoption de lourdes sanctions. Quelle est l’efficacité de cette belle construction juridique ? Après de longues années à prendre la poussière, l’article 7 a été mobilisé à deux reprises en l’espace d’un an. Par la Commission en décembre 2017 s’agissant du respect de l’État de droit par la Pologne et par le Parlement en septembre 2018 à propos de la Hongrie, à chaque fois au titre d’un « risque clair de violation grave », sans qu’aucune décision n’ait été prise à ce jour par un Conseil de l’UE qui procrastine (ce que le Parlement ne manque de critiquer).
Anticipant les difficultés d’utilisation de ce dispositif, la Commission lui a adjoint le « nouveau cadre pour renforcer l’État de droit ». Ce mécanisme, ressemblant à la procédure précontentieuse précédant le recours en manquement, vise à nouer le dialogue avec l’État dans lequel des menaces systémiques pesant sur l’État de droit sont identifiées afin de le convaincre de revenir dans le droit chemin… et à préparer les autres États membres à une éventuelle activation de l’article 7. Las, les 18 mois de « dialogue » avec la Pologne n’ont visiblement permis ni l’un, ni l’autre.
L’intervention de la Cour de justice a-t-elle permis de compenser l’inefficacité de ces mécanismes à imposer le respect de l’État de droit et des autres valeurs de l’Union ? Partiellement. Elle a favorisé, par son interprétation de l’article 19 TUE, le développement de questions préjudicielles la conduisant à condamner les violations du principe d’impartialité des juridictions nationales découlant de la réforme de la justice en Pologne. Cette jurisprudence a encouragé, la Commission à mobiliser la Charte des droits fondamentaux et l’article 19 TUE en ouvrant plusieurs procédures d’infractions dont certaines se sont déjà conclues par des saisines de la Cour et des constats de manquement (par exemple, aff. C-66/18 ou aff. C-619/18). Toutefois, la multiplication de ces décisions n’a pas permis d’infléchir significativement la trajectoire des réformes attentatoires à l’État de droit et plus largement aux valeurs fondamentales de l’Union, fautes d’être assorties (pour l’heure) de sanctions financières.
Quel est l’apport du Règlement 2020/2092 du 16 décembre 2020 relatif à un régime général de conditionnalité pour la protection du budget de l’Union ?
Cet instrument constitue l’aboutissement d’une réflexion visant à mobilier les instruments financiers de l’Union au service du respect de l’État de droit. Il vise précisément à faciliter l’exercice d’une pression financière sur les États membres qui ne respecteraient pas l’État de droit. Pour ce faire, la Commission pourra aller jusqu’à demander la suspension des paiements engagés sur le budget de l’Union à destination des États au sein desquels des violations de l’État de droit sont susceptibles d’affecter la bonne gestion financière des ressources européennes. L’État de droit joue ici le rôle de « tête de pont » des valeurs de l’Union car son respect conditionne largement celui des autres valeurs tout en constituant une garantie de bonne gestion financière (la corruption endémique s’accommode assez mal du respect de l’État de droit). Il permet aussi une approche en grande partie procédurale des valeurs et donc – théoriquement – moins passionnée.
Concrètement, si la Commission identifie une telle situation, elle pourra, après avoir noué un dialogue avec l’État en cause, saisir le Conseil de l’Union d’une proposition de décision suspendant par exemple le versement des fonds, le Conseil devant alors se prononcer à la majorité qualifiée dans un délai de 3 mois maximum.
Si le mécanisme prévu par le règlement aurait pu être plus ambitieux, il permet néanmoins de compléter utilement le dispositif de l’article 7 TUE en ce qu’il laisse à cette disposition la dimension politique et symbolique de la sanction pour se concentrer sur la bonne gestion des fonds européens et évite l’écueil de la majorité des 4/5e de l’article 7 TUE, singulièrement difficile à réunir.
En outre, ce règlement est applicable à l’ensemble des fonds européens : les fonds structurels (dont la Hongrie et la Pologne sont de grands bénéficiaires) mais aussi le fonds de relance de 750 milliards d’euros dont 23 milliards devraient revenir à la Pologne et 6 à la Hongrie. Il pourrait donc être l’instrument en mesure de faire plier les gouvernements hongrois et polonais en les privant d’une part substantielle des fonds européens, ce que ces gouvernements ont parfaitement compris.
Pourquoi un tel recours de la Hongrie et de la Pologne à l’encontre de ce règlement ?
La question pourrait sembler devoir être vite répondue : pour en obtenir l’annulation. Mais la situation est en réalité un peu plus complexe.
En effet, s’il est toujours permis aux requérants d’espérer une issue favorable, on voit mal comment la Cour pourrait se rallier aux arguments avancés par ces deux États au soutien de leurs requêtes, à savoir en substance l’incompétence de l’Union pour définir l’État de droit. Aucun argument juridique ne paraît en effet permettre de s’affranchir du respect des valeurs fondatrices de l’article 2 TUE et empêcher l’Union d’adopter des dispositifs visant à lutter contre les fraudes aux budget européen pouvant résulter de violations répétées de ces valeurs.
Mais au-delà de ses (faibles) chances de succès et de la tribune politique qu’il offre à ces deux États, il faut surtout prendre ce recours en annulation pour ce qu’il est avant tout : un moyen de gagner du temps.
En effet, dans les conclusions du Conseil européen publiées à l’issue des négociations des 10 et 11 décembre 2020 durant lesquelles ont été adoptés le prochain cadre financier pluriannuel de l’Union, le plan de relance et le règlement 2020/2092, figurent deux précisions d’importance relatives à l’application de ce nouveau mécanismes. La Commission doit rédiger des « orientations sur la manière dont elle appliquera le règlement » et, surtout, « si un recours en annulation devait être introduit à l’égard du règlement, les orientations seraient établies dans leur version définitive après l’arrêt de la Cour de justice afin que tous les éléments pertinents découlant de cet arrêt puissent y être intégrés ». Donc en cas de recours en annulation, l’application du règlement sera suspendue le temps que la Cour de justice se prononce et ce n’est que dans un second temps que la Commission pourra achever la rédaction de ses « orientations » et, enfin, appliquer ce mécanisme. On comprend alors aisément que les recours aient été déposés au greffe le plus tard possible pour repousser d’autant l’application de ce mécanisme, idéalement après l’engagement d’une partie des sommes prévues par le fonds de relance.
Toutefois, le contenu de ces conclusions soulève d’épineuses questions juridiques. En effet, tout acte de droit dérivé de l’Union est présumé valide et s’applique immédiatement sauf à ce qu’il en dispose autrement. Or, le règlement 2020/2092 ne se réfère ni à l’adoption d’« orientations » par la Commission, ni à l’attente d’un hypothétique verdict de la Cour en cas de recours en annulation. Par ailleurs, selon l’article 15 TUE, le Conseil européen « n’exerce pas de fonction législative ». Il ne peut donc pas s’immiscer dans l’exercice de la compétence législative par le Parlement et le Conseil. Les conditions posées par le Conseil européen pour l’application de ce règlement seraient donc entachées d’illégalité. Appelant la Commission à l’application immédiate du règlement, le Parlement a renoncé à contester devant la Cour ces conclusions du Conseil européen que la Commission semble décidée à respecter à la lettre, mais a fait le choix de les ignorer. En effet, dans une résolution adoptée le 25 mars, il exige de la Commission qu’elle ait présenté ses orientations pour le 1er juin et qu’elle les mette en application dans les meilleurs délais, faute de quoi il envisagera d’introduire un recours en carence à son encontre (art 265 TFUE).