L’imbroglio du statut des travailleurs des plateformes numériques
Par Franck petit, Professeur à Aix-Marseille Université, co-directeur du Master 2 Droit des relations du travail et protection sociale.
Par Franck Petit, Professeur à Aix-Marseille Université, co-directeur du Master 2 Droit des relations du travail et protection sociale
À l’heure où les travailleurs des plateformes numériques recherchent une plus grande stabilité et sécurité dans leur statut juridique, l’actualité présente une panoplie de solutions, acquises ou en devenir, qui confinent à l’imbroglio. Néanmoins, il n’est pas impossible que la solution vienne directement, une fois que sera mis en place un mode de représentation de ces travailleurs, de la voie de l’échange des points de vue. Cette issue peut apparaître préférable à la détermination légale d’un statut collectif imposé qui pourrait décevoir à la fois les plateformes et leurs partenaires.
Quelles évolutions de la jurisprudence et de la pratique ?
Les premiers arrêts de la Cour de cassation sur le sujet étaient favorables à une requalification de leur statut de travailleurs autonomes. Avec l’arrêt Take Eat Easy (Cass. soc. 28 nov. 2018, n° 17-20079), les livreurs à vélo travaillant pour des plateformes collaboratives ont pu bénéficier de cette solution, parce que leur donneur d’ordres se comportait comme un employeur en organisant un contrôle étroit de leur trajet (suivi en temps réel, souvent à l’aide d’un procédé de géolocalisation) ou en exerçant à leur égard un pouvoir de sanction (déconnexion du site de réservation).
Inscrit dans le prolongement de cette décision, l’arrêt Uber en date du 4 mars 2020 (n° 19-13316), qui concernait la situation d’un chauffeur VTC (véhicule de tourisme avec chauffeur), s’était fondé sur trois éléments pour décider d’une pareille requalification :
- L’impossibilité d’un chauffeur de se constituer sa propre clientèle ;
- L’absence de liberté dans la fixation des tarifs ;
- L’existence d’un véritable pouvoir de sanction sous la forme d’une déconnexion du site de réservation.
Mais certaines cours d’appel ont résisté à cette ligne jurisprudentielle, en prenant en compte la plus grande liberté accordée par les plateformes aux livreurs et aux chauffeurs dans l’organisation de leur travail (Cour administrative d’appel de Lyon, n° 19LY00254, 7ème chambre, 1er octobre 2020 ; Cour d’appel de Paris, 8 octobre 2020, « Coup d’arrêt aux demandes de requalification des livreurs de vélo travaillant pour une plateforme de réservation en ligne »). En revanche, du côté d’Uber, une évolution s’est faite sentir dans le sens inverse. Après avoir martelé son attachement au statut de travailleur autonome, elle a annoncé le 17 mars 2021, sous l’influence d’une décision de la Cour suprême anglaise en date du 19 février 2021, qu’elle accorderait à ses 70 000 chauffeurs anglais le statut de « Workers », plus proche du salariat, en leur ouvrant la possibilité d’obtenir un salaire minimum, des congés payés et une pension de retraite. En France, nombreux sont ceux qui attendent aujourd’hui une intervention du législateur ou du gouvernement pour, d’une part, améliorer la situation sociale des travailleurs liés aux plateformes de mise en relation électronique et, d’autre part, obtenir une plus grande sécurité juridique dans le recours à ce type de prestations, qui occupe environ 100 000 travailleurs.
Faut-il créer un statut hybride entre les travailleurs indépendants et les salariés ?
Plusieurs sénateurs – Michel Forissier, Catherine Fournier et Frédérique Puissat – avaient rendu le 20 mai 2020 auprès de la Commission sociale du Sénat les conclusions de leur mission d’information sur le droit social applicable aux travailleurs indépendants économiquement dépendants, en y joignant plusieurs propositions d’amélioration. Pour cette commission, la création d’un statut intermédiaire entre le travail indépendant et le salariat n’apparaissait pas souhaitable. Il lui semble préférable de développer des droits et une couverture sociale indépendants du statut. Afin de lutter contre les ruptures abusives de contrat, il pourrait être imposé aux plateformes de motiver explicitement la rupture de leurs relations commerciales avec un indépendant. Le principe d’une cotisation à une caisse de congés payés pourrait être étendu aux travailleurs ayant des relations régulières avec une même plateforme ; en matière de protection sociale, la commission a enfin envisagé de transposer aux plateformes numériques de mise en relation l’obligation pesant sur les employeurs de proposer à leurs salariés une couverture complémentaire en matière de santé.
Il serait aussi pertinent pour les activités les plus « accidentogènes » d’imposer l’affiliation à l’assurance contre les accidents du travail de la sécurité sociale. Toutes ces propositions n’ont pas été suivies d’effet. Depuis lors, un autre groupe de travail, réuni autour du président Jean-Yves Frouin, a rendu ses conclusions, en préconisant notamment de recourir, en l’état du droit, à l’intervention d’un « tiers employeur », de type « coopérative » ou « société de portage salarial », pour gérer la relation contractuelle sur le mode du salariat. Son rapport propose aussi la création d’une autorité de régulation des plateformes, l’encadrement du temps de conduite et une rémunération minimale. Le renforcement du dialogue social passerait enfin par l’organisation d’élections syndicales dans chaque entreprise et la protection des représentants élus. Faisant écho à certaines de ces propositions, un dernier rapport rendu le 12 mars 2021 par Bruno Mettling, Pauline Trequesser et Mathias Dufour a insisté sur la nécessité immédiate de mettre en place des scrutins électroniques pour l’élection de représentants syndicaux chez les chauffeurs et les livreurs, en vue d’ouvrir un véritable dialogue social dans ces secteurs.
La détermination légale d’un statut peut-elle se passer du dialogue social ?
Il manque effectivement du côté des travailleurs des plateformes un mode de représentation de leurs intérêts en vue de recueillir leurs demandes sur l’évolution de leur statut. Selon le dernier rapport précité, les représentants des travailleurs mis en place pourraient bénéficier d’une formation au dialogue social financée à l’aide d’une contribution collective des plateformes. L’autre apport d’une telle réforme tiendrait à la création d’une Autorité nationale des relations sociales des plateformes d’emploi (ARPE), avec quatre missions principales :
- L’organisation du scrutin ;
- La facilitation du dialogue social ;
- La protection des représentants élus ;
- Un rôle de proposition pour la régulation sociale des plateformes.
Il n’est pas impossible que la solution à l’imbroglio vienne directement, une fois cette représentation installée, de la voie de la négociation collective, à tout le moins de celle de l’échange des points de vue. Cette issue peut apparaître préférable à la détermination légale d’un statut collectif imposé qui pourrait décevoir à la fois les plateformes et leurs travailleurs.
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