Par Alexis Fourmont, Maître de conférences en droit public à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

 

Alors secrétaire général de l’Assemblée nationale, Émile Blamont écrivait en 1958 que « dès que l’Assemblée, constituée, commence à organiser son travail, elle rencontre un important obstacle : le temps. Les Parlements ont tous plus de travail qu’ils n’en peuvent expédier »1.

Cette assertion s’avère particulièrement en phase avec l’actualité la plus récente, le Président de la République ayant adopté un décret de convocation du Parlement en session extraordinaire le 14 juin dernier. L’été sera chargé, puisque ledit décret prévoit un ordre du jour ne comprenant rien de moins que le débat d’orientation des finances publiques, 20 textes de loi à traiter (dont 15 projets), ainsi que des séances de questions.

Un tel ordre du jour, aussi nourri, pour une session extraordinaire de juillet est habituel. Mais, dès lors que l’initiative émane du Premier ministre, les chambres ne sont pas tenues d’épuiser le programme prévu dans le décret. L’organisation de la session extraordinaire est à la discrétion du Gouvernement. De même, il n’y a pas d’obligation d’achever l’examen des textes prévus dans les deux assemblées, ni d’obligation de les faire siéger. Il est, d’ailleurs, arrivé que le Sénat ne siège pas, notamment pour des sessions extraordinaires en septembre, en 2017 et 2020 par exemple.

La procédure des sessions ordinaires et extraordinaires est prévue aux articles 28 à 30 de la Constitution. Depuis la révision constitutionnelle du 4 août 1995, le système de la session unique prévaut, celle-ci allant du premier jour ouvrable d’octobre au dernier jour ouvrable de juin. En principe, la session ordinaire ne saurait excéder 120 jours de séance, ce qui résultait d’une volonté parlementaire de freiner l’inflation législative, mais des dépassements sont officiellement admis dans la lettre constitutionnelle elle-même. Concrètement, les sessions extraordinaires ont connu un tel essor que celle de cet été est la 99e depuis 1959 !

Cette situation appelle l’attention, au sens où le constituant avait délibérément souhaité mettre en place des sessions courtes (I). En pratique, les sessions extraordinaires sont devenues de plus en plus ordinaires (II). Mais cela pose la question de l’excessif déséquilibre institutionnel profitant aux organes exécutifs (III).

Pourquoi le constituant a-t-il originellement limité la durée des sessions parlementaires ?

L’idée de sessions parlementaires courtes est ancienne en France : tandis que les assemblées révolutionnaires siégeaient de façon presque permanente, la plupart des textes constitutionnels ont comporté des limitations temporelles à partir de l’an VIII.

Comme le rappelle Jean-Pierre Camby, cela répond à la volonté de « restreindre la souveraineté de décision des chambres »2. Il s’agit alors de concentrer le travail législatif, en laissant moins de temps aux questions de procédure ainsi qu’aux débats.

Si la Constitution de 1848 ne prévoyait pas de limitation, la durée des sessions ordinaires était formellement circonscrite à 5 mois sous la IIIe République, quoique les prolongations aient été à ce point nombreuses que la durée moyenne des sessions s’élevait en réalité à 8 mois. Elle était de 10 mois entre 1946 et 1958, alors que la réforme de 1954 prévoyait une durée de 7 mois au minimum.

La Constitution de la Ve République établit un régime plus strict. Devant le Conseil d’État, Michel Debré expliquait en 1958 que « les assemblées, en régime parlementaire, ne sont pas des organes permanents de la vie politique. Elles sont soumises à des sessions bien déterminées et assez longues pour que le travail législatif, le vote du budget et le contrôle politique soient assurés dans de bonnes conditions, mais aménagées de telle sorte que le Gouvernement ait son temps de réflexion et d’action ».

Ainsi, l’article 28 de la Constitution prévoyait que les sessions ordinaires étaient ouvertes automatiquement les 2 octobre et 2 avril de chaque année (selon le calendrier retenu en 1963), ou, lorsqu’il s’agit d’un jour férié, le jour suivant. Elles duraient respectivement 80 et 90 jours au maximum. La première session était censée être consacrée à l’adoption de la loi de finances initiale et souvent à un collectif budgétaire, la seconde au travail législatif. Le contrôle parlementaire s’est avéré pratiquement inexistant et les sessions extraordinaires se sont multipliées, à telle enseigne qu’il devenait « indispensable d’élargir le costume dans lequel le Parlement était à l’étroit »3. Voilà pourquoi la révision constitutionnelle du 4 août 1995 a établi une session unique.

Quelle est la pratique des sessions ordinaires et extraordinaires ?

Les énoncés juridiques, fussent-ils constitutionnels, ne produisent pas toujours les effets souhaités, le droit constitutionnel étant essentiellement un droit d’« habilitations » selon la formule de Marcel Prélot. Ce constat se vérifie concernant la réorganisation du système des sessions de 1995.

Le plafond de 120 jours au maximum par session ordinaire, mentionné à l’article 28 de la Constitution, a régulièrement été atteint avant l’actuelle législature. La lettre de cette disposition prévoit, à cet égard, que le Premier ministre, après consultation du président de l’assemblée concernée, ou la majorité des membres de chaque chambre peut décider la tenue de jours supplémentaires de séance.

Ainsi, durant la première année de session continue, l’Assemblée nationale a siégé 117 jours. Puis, ce plafond a été atteint pour la première fois par le Sénat en 2005-2006, soit 10 ans après la révision de 1995. Il a été dépassé pour la première fois en 2008-2009 par le Sénat (124) et par l’Assemblée nationale (131). L’actuelle législature a souvent été le théâtre d’une transgression de cette limitation, et cela avant même la survenue de la pandémie avec 153 jours en 2018-2019, puis 149 en 2019-2020 et, enfin, 144 en 2020-2021. Par rapport aux législatures précédentes, les travaux parlementaires ont connu une augmentation depuis 2017, que la crise sanitaire n’a guère affecté.

En outre, la mise en place de la session continue ne s’est pas accompagnée de la disparition des sessions extraordinaires, prévues à l’article 29 de la Constitution. Convoquées par un décret présidentiel et se tenant sur un ordre du jour déterminé, ces sessions ont lieu soit à la demande du Premier ministre soit à la demande de la majorité des membres composant l’Assemblée nationale. À cet égard, depuis juillet 2008, les questions sont systématiques pendant ces sessions (art. 48, al. 6) et le Conseil constitutionnel y veille.

Celles-ci ont eu tendance à se multiplier depuis 2007. En 2011, Philippe Bachschmidt observait que les sessions extraordinaires de juillet et septembre étaient devenues « ordinaire[s] »4. Durant la dernière année de mandat de Nicolas Sarkozy, il y avait eu 3 sessions extraordinaires : tout d’abord, une durant l’été, au cours de laquelle 40 textes de loi avaient été soumis aux parlementaires, puis deux en septembre. Par surcroît, et pour la troisième fois depuis le début de la Ve République, une session extraordinaire était convoquée en septembre une année d’élections sénatoriales. Le Sénat avait alors dû se réunir non pas après les élections, mais avant celles-ci, alors même que la campagne était en cours. C’était là une première depuis 1958. Sans doute la proximité de l’échéance présidentielle a-t-elle joué un rôle déterminant. En d’autres termes, le phénomène actuel n’est pas spécifique à la présidence jupitérienne ni aux circonstances très particulières de crise sanitaire, puisque le présidentialisme radical de Nicolas Sarkozy avait amorcé le mouvement et, même, abouti à une situation plus extrême encore.

Même la présidence « normale » de François Hollande s’était traduite par des sessions extraordinaires régulières et chargées. Par exemple, le 17 juin 2014, un décret portant convocation du Parlement en session extraordinaire annonçait la discussion de 17 projets de loi, dont 6 autorisant l’approbation d’accords internationaux, et 5 propositions de loi. 22 textes de loi devaient être traités en un mois (sans oublier les séances de questions et un débat sur l’énergie à l’Assemblée nationale), soit davantage qu’à l’heure actuelle. Les choses n’en étaient pas restées à ce stade, puisqu’un décret modificatif adopté le 4 juillet avait ajouté la discussion de deux projets de loi supplémentaires, ce qui portait l’ensemble à 24 textes. Quatre jours plus tard, un nouveau décret inscrivait à l’ordre du jour le projet de loi autorisant l’approbation d’un accord entre la République française et les États-Unis d’Amérique.

En pratique, les assemblées tendent donc à siéger environ 10 mois et demi, alors que l’objectif poursuivi par le constituant, puis le pouvoir de révision consistait précisément à éviter que le Parlement soit réuni en permanence. Paradoxalement, les chambres de la Ve République siègent désormais plus longtemps que leurs devancières de la IVe République. Même si politiquement le Gouvernement n’est jamais en danger, sans doute faut-il y voir le symbole d’un emballement de la fabrique des lois.

Une mainmise de l’exécutif sur les sessions extraordinaires ?

Formellement, l’initiative de la demande de session extraordinaire incombe soit au Premier ministre soit à la majorité des membres composant l’Assemblée nationale. Ainsi les sénateurs ne sont-ils pas fondés à revendiquer la tenue d’une telle session, ce qui reflète le bicamérisme inégal de la Ve République.

Les convocations en session extraordinaire sont le plus souvent le fait des organes exécutifs, et non pas parlementaires. En 1995, seule une demande ayant abouti résultait directement des députés. Cela s’est produit le 14 mars 1979, à l’instigation de 315 députés RPR, PS et PCF. Soutenus par l’opposition, les gaullistes contestaient l’autorité présidentielle depuis la démission de M. Chirac du poste de Premier ministre en 1976. La convocation du Parlement n’est pas un droit reconnu à la minorité, comme au Bundestag, mais bel et bien un droit de la majorité.

Tel est d’autant plus le cas qu’en 1960, Charles de Gaulle a imposé une lecture restrictive de ces dispositions, au point de se forger un pouvoir d’appréciation ne semblant pas impliqué par la lettre constitutionnelle. Le précédent a été repris par ses successeurs, tantôt de façon ambivalente par Valéry Giscard D’Estaing, mais le plus souvent sans équivoque comme ce fut le cas avec François Mitterrand : le premier avait accepté la demande, tout en précisant que l’esprit de cette initiative était contestable, tandis que le second estimait que la décision de convoquer une session extraordinaire et d’en déterminer l’ordre du jour relève exclusivement du Président de la République, ce qui avait été accepté par le Premier ministre J. Chirac. En 1993, M. Mitterrand avait refusé l’inscription de certains thèmes à l’ordre du jour d’une session extraordinaire, dont la révision de la loi Falloux. Le report de ce texte a entraîné des difficultés pour la majorité gouvernementale. Cet épisode souligne que la maîtrise des sessions extraordinaires constitue une arme entre les mains du Président en période de cohabitation. Ce pouvoir d’appréciation sur une demande de ce type est susceptible de porter tant sur son contenu que sur son opportunité. Au reste, comme l’a admis le Conseil constitutionnel en 1995, l’ordre du jour peut être modifié par le Président de la République à la demande du Premier ministre.

Cela n’est pas sans rappeler le constat d’Eugène Pierre, selon lequel « lorsque le pouvoir exécutif est maître d’ouvrir et de fermer à son gré les sessions, il a une tendance bien légitime à réduire la durée d’un contrôle gênant »5. Hormis quelques débats, les sessions ainsi suscitées servent généralement de « moyen mécanique d’ajuster la capacité de travail du législateur ». Leur visée est très principalement normative.

Dans le cas (rarissime) où l’initiative serait d’origine parlementaire, le décret de clôture intervient dès que le Parlement a épuisé l’ordre du jour pour lequel il a été convoqué et au plus tard 12 jours à compter de sa réunion. Ensuite, seul le Premier ministre est habilité à solliciter de nouveau l’ouverture d’une session avant l’expiration du mois suivant le décret de clôture, pris par le Président (art. 30 de la Constitution), mais contresigné.

Par-delà l’évidente volonté d’affichage politique, la question se pose de savoir si cette effervescence législative sur des périodes de plus en plus longues n’amoindrit pas la force des principes constitutionnels de clarté et de sincérité des débats parlementaires. Il importe également de se demander si cette suractivité contribue à renforcer la qualité de la loi et, finalement, si elle sert réellement le bien commun.

Les techniques parlementaires, PUF, 1958.

Le travail parlementaire sous la Ve République, LGDJ, 2021 (à paraître).

3 Michel Ameller et Georges Bergougnous, L’Assemblée nationale, PUF, 2e éd., 2000, p. 73.

4 « Septembre 2011 : une assemblée siège en session extraordinaire quelques jours avant son renouvellement », Constitutions, 2011, p. 493.

[5] Traité de droit politique, électoral et parlementaire (1878), Librairies-imprimeries réunies, 1919, n° 496, p. 549 : « lorsque les assemblées politiques ont un droit de permanence, elles en abusent pour entraver l’action administrative ».

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