Par Emmanuel Dreyer, Professeur de droit à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne

Un collectif de médecins, travailleurs sociaux, bénévoles et personnes prétendant exercer l’activité de prostitution à titre libéral a voulu remettre en cause devant le Conseil d’État les sanctions applicables aux clients recourant à cette activité. Le rejet de leur requête les a conduits à saisir, fin 2019, la Cour européenne des droits de l’homme en invoquant d’une part leur droit à la vie et à ne pas faire l’objet de mauvais traitements et d’autre part leur droit à l’autonomie personnelle (Conv. EDH, art. 2, 3 et 8). L’affaire ayant été enregistrée, la Cour vient de demander au gouvernement français de répondre, ce qui laisse présager un arrêt de sa part.

Quels sont les termes du débat ?

La personne qui se prostitue ne commet pas d’infraction. Pour autant, elle ne fournit pas une prestation de service comme une autre. Celui qui suscite, organise ou tire profit de cette activité, le proxénète, s’expose à de lourdes peines (C. pén., art. 225-5). Mais il n’est pas seul en cause. Le client commet, lui, une infraction pour avoir proposé et/ou fourni une rémunération en échange d’une relation sexuelle. Le législateur a incriminé ainsi tout recours à la prostitution d’autrui et même transformé ponctuellement cette contravention en délit. Aux peines principales, variables dans ces deux hypothèses, s’ajoute un stage de sensibilisation à la lutte contre l’achat d’actes sexuels dont le contenu et les modalités ont été fixés par un décret n°2016-1709 du 12 décembre 2016. C’est en contestant la légalité de ce décret que le collectif précité a tenté de remettre en cause la légitimité de telles incriminations. Le Conseil d’État n’a pas suivi (CE, 7 juin 2019, n°423892, Médecins du Monde et a.) mais le débat reste entier sur la situation des personnes qui se prostituent. En effet, elles sont confrontées dans ce cadre à des clients d’autant plus violents qu’ils assument désormais un risque pénal.

En quoi consistent les infractions ?

Une répression à deux niveaux est applicable. La loi n°2016-444 du 13 avril 2016 menace d’une amende de 1 500 € « le fait de solliciter, d’accepter ou d’obtenir des relations de nature sexuelle d’une personne qui se livre à la prostitution, y compris de façon occasionnelle, en échange d’une rémunération, d’une promesse de rémunération, de la fourniture d’un avantage en nature ou de la promesse d’un tel avantage » (C. pén., art. 611-1). Est ainsi érigé en contravention de la 5e classe le comportement du client qui suggère ou accepte de fournir une contrepartie à un acte sexuel. Peu importe que ce client ait eu un comportement actif (sollicitation) ou passif (acceptation). Peu importe que la rémunération soit versée à la personne prostituée ou directement au proxénète chargé de veiller sur elle. Peu importe qu’une telle rémunération soit versée avant ou après la relation sexuelle. Peu importe même que la relation sexuelle tarifée n’ait pas lieu dès lors qu’elle a été sollicitée ou acceptée par le client. Un individu qui accepte de fournir une contrepartie à une prestation sexuelle engage sa responsabilité pénale. Mais ce n’est pas tout car la même loi transforme la contravention en délit lorsque la personne qui se prostitue « est mineure ou présente une particulière vulnérabilité, apparente ou connue de son auteur, due à une maladie, à une infirmité, à un handicap ou à un état de grossesse » (art. 225-12-1, al. 2). Le « client » s’expose alors à 3 ans d’emprisonnement et 45 000 € d’amende. La minorité ou la vulnérabilité de la victime doit être établie au moment des faits et le client doit en avoir eu conscience. Spécialement ici, la vulnérabilité doit être « particulière » car le législateur considère comme étant en situation de faiblesse (a minima économique ou sociale) toute personne qui se prostitue.

Comment justifier ces incriminations ?

Le délit de recours à la prostitution d’autrui ne fait guère débat car le client tire manifestement profit d’une situation de faiblesse (liée à la minorité ou à la particulière vulnérabilité de la personne qui se prostitue). En revanche, le débat subsiste s’agissant de la contravention. Dans une telle hypothèse, la personne qui se prostitue est adulte et sa vulnérabilité n’est pas « particulière » ; il ne semble pas manifeste que le client abuse alors d’autrui. On peut toujours faire semblant de croire qu’à cette occasion se noue un contrat entre égaux et que la seule difficulté posée par ce contrat tient à la nature de la prestation tarifée. Mais, relevant que la personne qui se prostitue ne commet pas d’infraction, on peut trouver excessive la sanction qui frappe son cocontractant. Tel n’est pourtant pas l’approche du législateur. Il considère que la prostitution est contraire au respect de la dignité humaine parce que le corps n’est pas une chose dont on peut faire commerce. Cela permet de disqualifier le consentement de celui qui s’y livre puisque l’intérêt en cause le dépasse au profit de l’humanité et de considérer comme un « salaud » l’individu qui en profite. C’est un choix – peut-être – discutable, mais c’est un choix politique qu’il semble difficile de contester dans son principe même. Soulignons à cet égard que, pour lui donner une légitimité supplémentaire, la majorité à l’origine de l’incrimination est passée par le parlement alors que le pouvoir d’incriminer appartient au gouvernement en matière contraventionnelle. Adoptée démocratiquement, cette infraction est donc censée exprimer la volonté générale. Il est bien difficile de la remettre en cause sous couvert d’intérêts particuliers. Le Conseil d’État, on l’a dit, s’y est opposé. Aussi, le même collectif tente-t-il aujourd’hui de remettre en cause son appréciation en saisissant la Cour européenne des droits de l’homme. À cette occasion, il reprend un moyen qui n’avait pourtant pas davantage trouvé écho devant le Conseil constitutionnel (déc. n°2018-761 QPC du 1er fév. 2019, Médecins du monde et a., § 7). Il dénonce l’effet pervers d’une telle incrimination, poussant les personnes qui se prostituent à agir dans la clandestinité pour conserver leur clientèle, ce qui rend les actions de prévention et de soins plus difficiles. On se gardera bien de prendre parti sur les chances de succès d’une telle requête. On relèvera tout au plus que le problème soulevé est moins celui de la pénalisation des clients que celui de la protection des personnes qui se prostituent. La question posée est donc moins celle de la légitimité d’une incrimination (difficilement contestable) que celle de la suffisance des règles présentes dans le Code de l’action sociale et des familles. L’article L. 121-9 de ce Code prétend organiser la protection des personnes victimes de la prostitution. Mais le législateur délègue essentiellement cette compétence aux départements. Les moyens déployés à ce titre sont-ils suffisants ? La requête dénonçant un manquement de la France à son obligation de protection n’a une chance de convaincre la Cour européenne que si l’ensemble du dispositif (répressif et préventif) lui paraît manifestement déséquilibré compte tenu de la marge d’appréciation qu’il convient de laisser aux Etats en la matière.

 

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