Par Valéry Denoix de Saint Marc et Emmanuelle Mignon, associés chez August Debouzy, et Pierre Sellal, senior counsel chez August Debouzy et ambassadeur de France

En survenant à un moment, face aux conséquences de la crise sanitaire, où se trouve relancé le débat européen sur les modalités de la solidarité financière entre les États membres et le rôle de la politique monétaire, la décision du tribunal constitutionnel de Karlsruhe est d’autant plus retentissante. Elle s’inscrit cependant dans un débat politique engagé de longue date en Allemagne, en particulier sur la nature juridique et politique de la construction européenne ; à ce titre, elle affecte directement les réflexions actuelles sur la question d’une « souveraineté européenne ».

Cible directe du recours formé devant le tribunal, le programme d’acquisition de titres du secteur public (Public sector purchase program – PSPP), par lequel le système européen de banques centrales rachetait une partie des dettes publiques des États membres, a été l’instrument majeur permettant de préserver l’intégrité de la zone euro après la crise économique et financière. Ce programme n’est pas censuré catégoriquement par le tribunal. Selon ce dernier, il n’est pas possible d’établir que cette politique constitue une violation caractérisée de la prohibition d’un financement monétaire de la dette des États membres édictée par l’article 123 TFUE. Sa décision « accorde » un délai de 3 mois à la BCE pour démontrer et justifier la « proportionnalité » de cette politique, en établissant sa valeur ajoutée positive, au regard de ses conséquences, que le tribunal juge négatives, en particulier pour les épargnants allemands. A défaut, il serait interdit aux institutions allemandes, en particulier la Bundesbank, de continuer à y participer.

Il ne devrait pas être difficile, pour la BCE, d’apporter une telle démonstration, compte tenu de la contribution décisive de sa politique à la sauvegarde de l’euro et au redressement de l’économie européenne après la crise financière. Au demeurant, la BCE a affirmé dès le lendemain de la décision du tribunal, après en avoir sobrement pris acte, qu’elle continuerait sa politique d’achats, qui lui apparait s’inscrire pleinement dans son mandat.

La décision s’inscrit dans la lignée du traditionnel débat politique au sein de l’opinion allemande sur l’étendue des transferts de souveraineté des Etats membres au bénéfice de l’Union. Ce débat est largement nourri, comme cela est fréquent en Allemagne, par la mobilisation d’arguments juridiques et se traduit par la saisine du tribunal de Karlsruhe. Le droit constitutionnel allemand permet en effet la saisine du juge constitutionnel par de simples citoyens, selon des modalités beaucoup plus larges que ce n’est désormais le cas en France au moyen de la question préjudicielle de constitutionnalité. Le tribunal a ainsi été amené à jouer un rôle d’arbitre des débats qui ont accompagné les dernières étapes de la construction européenne, et en particulier leurs implications sur la politique monétaire, budgétaire et économique.

A l’occasion de ces décisions antérieures, le tribunal s’est reconnu, par une interprétation assez large d’ailleurs de la Loi fondamentale, la constitution allemande, une compétence pour apprécier la conformité des règles du droit européen dérivé aux principes constitutionnels allemands. Il reconnait que cette compétence ne peut être qu’exceptionnelle car la CJUE dispose seule, selon les textes, du droit d’interpréter les traités et de juger de la validité du droit dérivé européen. L’exception est limitée aux situations dans lesquelles la disposition en question relève à l’évidence d’un domaine substantiellement étranger à ceux pour lesquels l’Union bénéfice d’une délégation de souveraineté : cela suppose donc que la CJUE ait précédemment omis de sanctionner ce point dans sa propre analyse.

Si le tribunal prend soin, dans sa nouvelle décision, de préciser que l’appréciation faite par la CJUE du PSPP est « incompréhensible » à tel point qu’elle en devient « objectivement arbitraire », revient à statuer « ultra vires » et est privée de « légitimation démocratique », c’est qu’il peut ainsi justifier sa propre compétence. Plus précisément, le tribunal reproche à la CJUE d’avoir procédé à une analyse trop sommaire et formelle de la proportionnalité du PSPP à ses objectifs, en ayant établi, certes, qu’il est approprié et nécessaire, mais sans avoir vérifié s’il n’excède pas ce qui est nécessaire à l’atteinte de ses objectifs. Le tribunal exigerait qu’une telle méthode soit mise en œuvre s’il devait saisi de mesures de relance similaires adoptées dans le cadre de la lutte contre les conséquences de la situation sanitaire actuelle.

Lorsqu’il se reconnait compétent, le tribunal contrôle la conformité des mesures aux principes constitutionnels allemands, y compris le principe de démocratie et de droit de vote, ce dernier étant lui-même interprété largement puisqu’il protège le parlement contre la perte de son pouvoir de décision dans certains domaines, en particulier la politique budgétaire. C’est la violation de ce dernier principe qui invoquée en l’espèce. A titre de comparaison, en France, si le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État se sont récemment reconnus, au moins théoriquement, la possibilité d’écarter l’applicabilité en France de dispositions de droit européen dérivé, ils ont limité cette option à la seule violation de l’identité constitutionnelle de la France, à savoir des principes d’ordre constitutionnel qui seraient propres à la France, essentiellement semble-t-il une conception particulièrement rigoureuse de la laïcité.

Le tribunal constitutionnel s’impose avec force, et probablement de manière délibérée, mais aussi paradoxale, dans le débat d’aujourd’hui sur la recherche d’une « souveraineté » européenne. Au cœur de sa décision figurent l’affirmation que l’Union européenne ne saurait être considérée comme un État, et le rappel que les États membres demeurent « les Maîtres du Traité ». Eux seuls, dès lors, peuvent consentir, en respectant leurs dispositions constitutionnelles respectives, à la mise en commun, voire au transfert de certains des éléments de leur souveraineté au profit de l’Union ; cette dernière ne dispose d’une compétence que pour autant que celle-ci lui a été « conférée » par les traités auxquels ils ont souscrit.
Très explicitement, le tribunal souligne que la finalité poursuivie, y compris l’intégration européenne, ne peut fonder une compétence qui n’aurait pas été démocratiquement et délibérément accordée par les États, en particulier l’Allemagne.

Une telle position, du fait de l’Allemagne, est en l’espèce, s’agissant de la BCE, paradoxale puisqu’elle revient à enjoindre au gouvernement et au parlement allemand de veiller activement à ce que la BCE se conforme au Traité européen alors que les autorités allemandes avaient voulu affirmer avec force l’indépendance de cette dernière au moment de sa création.

C’est surtout une posture problématique pour l’intégrité de l’ordre juridique européen et l’unité d’interprétation du droit de l’Union qui en est l’une des conditions.

En effet, l’affirmation d’un « devoir » pour les « organes constitutionnels » de la République fédérale, au nom de leur mission de « défendre la démocratie », de prendre toutes mesures propres à s’opposer à des décisions prises par des institutions européennes qu’ils considèrent comme allant au-delà des compétences conférées à celles-ci par les traités, ne peut qu’ouvrir la voie à des prétentions de même nature, sur d’autres sujets que la politique monétaire de la BCE, par d’autres États membres et leurs propres juridictions suprêmes leur permettant soit de faire prévaloir leur propre unilatéralisme, soit de faire contrepoids à ce qui pourrait être une stratégie unilatérale allemande. C’est pour prévenir ce risque qu’a été posé le principe du rôle exclusif de la CJUE pour l’interprétation du droit de l’Union, y compris le droit primaire constitué par les traités, principe que la Cour a entendu rappeler solennellement par un communiqué dès le 8 mai.

Cependant, aussi discutable que puisse être l’argumentation juridique, économique et financière développée par le tribunal, on ne saurait nier la pertinence de certaines questions importantes que soulève sa décision. On se limitera ici à en évoquer quatre.

  • L’un des points délicats de la mise au point du cadre de la future relation entre le Royaume-Uni et l’UE concerne précisément le rôle exclusif de la CJUE dans l’interprétation du droit de l’UE, en ce que ce dernier continuerait à régir certains des aspects de la relation entre les deux parties. Il risque d’être encore plus difficile d’imposer cette exclusivité aux Britanniques, alors qu’y échapper était l’une des revendications essentielles du Brexit.
  • La bonne marche de l’UE repose en réalité sur l’intégration harmonieuse des ordres juridiques nationaux et européen, qui doit se traduire notamment par une coopération active entre la juridiction européenne et les juridictions nationales. Malgré une très grande réussite dans ce domaine, qui assure le bon fonctionnement quotidien du marché intérieur, la CJUE a pu être tenté de faire prévaloir un principe de primauté sur une logique coopérative, en particulier vis-à-vis des juridictions suprêmes nationales. Un infléchissement de son attitude serait sans doute bénéfique, y compris dans l’intérêt de la bonne application du droit de l’Union.
  • En exigeant que la politique monétaire soit analysée à l’aune de ses implications économiques, sociales, budgétaires et financières, la décision peut se prêter à une lecture remettant paradoxalement en cause l’approche strictement monétariste, ayant la stabilité des prix pour objectif exclusif, de interventions de la BCE prônée traditionnellement par l’Allemagne.
  • L’argumentation développée par le tribunal de Karlsruhe repose, en définitive sur un principe simple : la souveraineté appartient aux États ; elle ne se divise pas ; l’Union européen ne saurait détenir une souveraineté qui lui serait propre, et qui serait même appelée à se développer au nom d’une vision téléologique fondée sur une intégration européenne de plus en plus poussée ; elle ne détient que les compétences que les États consentent à lui déléguer, y compris le partage et la gestion par des institutions communes d’éléments appartenant aux souverainetés nationales. Le devoir des États, estime le tribunal, vis-à-vis de leurs peuples et de leur ordre constitutionnel propre, est d’éviter que la créature – l’Union – n’échappe à ses créateurs, les « maîtres du traité ».

Force est d’admettre que la réalité politique et juridique de l’Europe est plus proche de cette analyse que de la vision que peuvent en avoir les esprits fédéralistes et intégrationnistes. Mais cela n’interdit nullement une politique ambitieuse d’affirmation européenne, qui serait beaucoup plus déterminée et vigoureuse dans tous les domaines où les circonstances et l’état du monde le commandent désormais. Mais ce ne pourra être que par le choix démocratique et souverain des États membres réunis, et non par l’expression d’une improbable « souveraineté européenne ».

 

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