Les délais de prescription face à l’urgence sanitaire
Par Julie Klein, professeur de droit à l'Université de Rouen-Normandie.
Par Julie Klein, professeur de droit à l’Université de Rouen-Normandie
Afin de faire face aux conséquences, notamment de nature administrative ou juridictionnelle, de la propagation de l’épidémie de covid-19 et des mesures prises pour limiter cette propagation, la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 a autorisé le gouvernement à prendre par ordonnance toute mesure d’adaptation, d’interruption ou de report du terme des délais en cours (art. 11), au premier rang desquels les délais de prescription. Les ordonnances du 25 mars 2020 renferment en conséquence plusieurs mesures d’aménagement des délais de prescription.
Quelles sont les mesures adoptées pour faire échec à l’expiration des délais de prescription en période d’état d’urgence sanitaire ?
On dispose classiquement de plusieurs instruments pour contrôler le cours d’un délai de prescription. Il est possible de l’interrompre (l’interruption efface le délai de prescription acquis. Elle fait courir un nouveau délai de même durée que l’ancien), de le suspendre (la suspension de la prescription en arrête temporairement le cours sans effacer le délai déjà couru), ou encore, de manière plus subtile, d’autoriser un relevé de prescription ou de forclusion, qui permet au créancier confronté à un obstacle insurmontable à l’exercice de l’action et ayant adopté une attitude diligente une fois l’obstacle levé d’agir après l’expiration du délai de prescription.
Dans les ordonnances du 25 mars 2020, le gouvernement a emprunté à ces trois techniques, en en faisant un usage différent en matière pénale et en matière civile.
En matière pénale, l’Ordonnance n° 2020-303 du 25 mars 2020 portant adaptation de règles de procédure pénale prévoit, en son article 3, que « les délais de prescription de l’action publique et de prescription de la peine sont suspendus à compter du 12 mars 2020 jusqu’au terme prévu à l’article 2 », c’est-à-dire jusqu’à l’expiration d’un délai d’un mois à compter de la date de cessation de l’état d’urgence sanitaire.
C’est un mécanisme classique de suspension de la prescription qui est ici prévu, et qui s’applique indistinctement à tous les délais de prescription de l’action publique et de la peine : peu importe que le délai soit à peine entamé ou presque arrivé à expiration le 12 mars 2020, l’effet est le même : il sera suspendu, et le délai utile pour agir allongé de la durée de la période d’urgence sanitaire.
La technique a le mérite de la simplicité, mais l’inconvénient d’avoir un effet un peu grossier : est-il véritablement justifié qu’un délai de prescription qui vient tout juste de commencer à courir, et qui n’a pas vocation à expirer avant de nombreuses années soit d’ores et déjà rallongé de quelques mois ?
En matière civile, l’Ordonnance n° 2020-306 du 25 mars 2020 relative à la prorogation des délais échus pendant la période d’urgence sanitaire et à l’adaptation des procédures pendant cette même période adopte une stratégie différente.
Son article 2 précise que « tout acte, recours, action en justice, formalité, inscription, déclaration, notification ou publication prescrit par la loi ou le règlement à peine de nullité, sanction, caducité, forclusion, prescription, inopposabilité, irrecevabilité, péremption, désistement d’office, application d’un régime particulier, non avenu ou déchéance d’un droit quelconque et qui aurait dû être accompli pendant la période mentionnée à l’article 1er sera réputé avoir été fait à temps s’il a été effectué dans un délai qui ne peut excéder, à compter de la fin de cette période, le délai légalement imparti pour agir, dans la limite de deux mois ».
L’article a un champ d’application très vaste, en ce qu’il vise une multiplicité de délais et non les seuls délais de prescription, ce qui permettra d’éviter tout débat portant sur la qualification des délais en cause.
En revanche, il ne vise que les actes qui auraient dus, pour échapper à la prescription, être accomplis pendant la période mentionnée à l’article 1er de l’Ordonnance c’est-à-dire concrètement les seuls délais de prescription « qui ont expiré ou qui expirent entre le 12 mars 2020 et l’expiration d’un délai d’un mois à compter de la date de cessation de l’état d’urgence sanitaire ».
Ainsi, à rebours de ce qui est prévu en matière pénale, toutes les prescriptions en cours ne sont pas visées par la mesure : seuls les délais de prescription s’achevant entre le 12 mars 2020 et l’expiration d’un délai d’un mois à compter de la sortie de l’état d’urgence sanitaire relèvent de l’article 2 de l’Ordonnance. C’est dire que tous les délais de prescription en cours qui n’ont vocation à expirer qu’après cette date butoir ne sont pas concernés.
En ce sens, la règle proposée emprunte à la logique de l’adage Contra non valentem, et repose sur un mécanisme de relevé de prescription, plus subtil qu’une véritable suspension : seuls ceux qui ne disposeraient pas d’un véritable délai utile pour agir une fois l’obstacle levé parce que le délai aurait expiré pendant l’état d’urgence sanitaire ou expirerait pendant le mois suivant la sortie de l’état d’urgence sanitaire pourraient se prévaloir des dispositions de l’Ordonnance.
Les remèdes prévus par l’article 2 sont alors atypiques. Le système adopté est ici plus complexe, empruntant à la fois au mécanisme de l’interruption et à celui du relevé de prescription. Ainsi, pour tous les délais inférieurs à deux mois, l’entrée dans l’urgence sanitaire sera regardée comme ayant un effet interruptif de prescription, de sorte la sortie de l’état d’urgence sanitaire fera courir, un mois après cette sortie, un nouveau délai de la même durée que l’ancien.
Pour tous les délais supérieurs à deux mois – la quasi-totalité des délais de prescription – l’état d’urgence sanitaire opère en revanche comme une véritable cause de relevé de prescription en autorisant seulement les titulaires de droit à agir valablement dans un délai de trois mois à compter de la sortie de l’état d’urgence sanitaire (deux mois à compter de la date butoir fixée par l’article 1er de l’Ordonnance, elle-même fixée à l’expiration d’un délai d’un mois à compter de la date de cessation de l’état d’urgence sanitaire déclaré).
Plus complexe dans sa mise en œuvre, le mécanisme retenu réussit toutefois un arbitrage heureux entre la protection des droits des créanciers touchés par la crise sanitaire, et ceux des débiteurs à l’encontre desquels le délai de prescription ne sera pas exagérément allongé.
De telle mesures étaient-elles nécessaires ?
En théorie, on peut considérer que l’on dispose déjà, dans le droit positif, d’un arsenal de dispositions qui auraient pu être mobilisées pour pallier les difficultés soulevées par l’expiration de délais de prescription pendant la période d’urgence sanitaire.
En effet, tant le Code civil que le Code de procédure pénale ont intégré, depuis les réformes successives du droit de la prescription opérées en ces matières, des dispositions de nature à permettre de neutraliser le cours de la prescription dans des circonstances exceptionnelles, en particulier lorsqu’elles caractérisent un événement de force majeure.
L’article 2234 du Code civil, dans sa rédaction issue de la loi n°2008-561 du 17 juin 2008, prévoit ainsi que « la prescription ne court pas ou est suspendue contre celui qui est dans l’impossibilité d’agir par suite d’un empêchement résultant de la loi, de la convention ou de la force majeure », tandis que l’article 9-3 du Code de procédure pénale, tel qu’il résulte de la loi n°2017-242 du 27 février 2017, admet que « tout obstacle de droit, prévu par la loi, ou tout obstacle de fait insurmontable et assimilable à la force majeure, qui rend impossible la mise en mouvement ou l’exercice de l’action publique, suspend la prescription ».
Toutefois l’invocation de ces articles supposait de pouvoir caractériser les conséquences de la crise sanitaire, économique et sociale provoquée par l’épidémie de Coronavirus comme un événement de force majeure, qualification qui est loin d’être acquise.
Aussi, par mesure de sécurité juridique, le Gouvernement est intervenu pour neutraliser le cours de ces délais pendant la période d’urgence sanitaire.
Ces mesures témoignent cependant par effet retour du faible intérêt pratique de ces dispositions générales d’exception. Alors qu’il est admis que ces règles, inspirées de l’adage Contra non valentem, n’ont vocation à être invoquées que dans des hypothèses extrêmes – guerres, catastrophes naturelles, absence de juridiction compétente – on observe que, lorsqu’une situation de nature à justifier le déclenchement de ces règles survient, ces dernières sont en pratique évincées par l’intervention de lois spéciales qui évitent aux parties de devoir les solliciter en préjugeant de l’appréciation de leur situation.
L’adoption de telles mesures visant à neutraliser les délais de prescription en raison de circonstances exceptionnelles est-elle inédite ?
Même s’ils sont rares, il existe des précédents. On peut citer par exemple la loi du 14 juillet 1915 (1ère guerre mondiale), l’ordonnance du 29 juin 1962 (guerre d’Algérie), ou encore la loi du 31 juillet 1968 (événements de mai 1968). Toutefois, on remarquera que ces hypothèses ont toutes en commun de concerner des conflits et non des catastrophes naturelles ou sanitaires.
Mais la nécessité de prendre de telles mesures semble cette fois s’être imposée au-delà de nos frontières. Le gouvernement français n’a pas été le seul à adopter des dispositions relatives aux délais de prescription pour faire face à l’épidémie de Covid 19 et aux conséquences qui en résultent. Ainsi, parmi d’autres, l’Italie a également opté pour la suspension de certains délais, de même que l’Ontario qui a adopté, sur le fondement de l’article 7.1 de l’Emergency Management and Civil Protection Act, un décret suspendant les délais de prescription et de procédure à effet rétroactif au 16 mars 2020. Aux États-Unis, un juge de l’État de Louisiane a de son côté suspendu tous les délais de prescription jusqu’au 13 avril 2020.
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