Le rapatriement des citoyens européens lors de la crise du coronavirus : défi relevé pour l’Union ?
Par Anastasia Iliopoulou-Penot, professeur à l’Université Paris Est Créteil, Co-responsable du Master Droit européen.
Par Anastasia Iliopoulou-Penot, professeur à l’Université Paris Est Créteil
Co-responsable du Master Droit européen
La pandémie de COVID 19 est venue s’ajouter à une série de crises de dimension internationale qui ont rendu nécessaire le rapatriement des citoyens de l’Union en difficulté hors sol européen. A cause de la fermeture des frontières et de l’annulation des vols, beaucoup de ces citoyens se sont trouvés bloqués dans des pays tiers où leur Etat d’origine ne dispose pas de représentation diplomatique et consulaire (l’ensemble des Etats membres de l’Union sont représentés uniquement dans trois pays tiers : les Etats Unis, la Chine et la Russie). L’aide à ces citoyens a été qualifiée de « priorité absolue » par le Haut représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité de l’Union, Josep Borell, conformément à l’objectif de l’Union consistant à contribuer à la protection de ses citoyens dans le monde (article 3, paragraphe 5, TUE). Leur rapatriement a pu avoir lieu grâce à l’exercice d’un droit, peu connu, attaché à la citoyenneté de l’Union, et grâce au bon fonctionnement d’un dispositif européen, qui implique une intervention de l’Union dans un domaine traditionnellement réservé aux Etats.
Le droit à une protection consulaire des citoyens européens non représentés
Les articles 20, paragraphe 2, point c) et 23, paragraphe 1er, TFUE ainsi que l’article 46 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union consacrent la portée extra-territoriale de la citoyenneté européenne : il s’agit du droit de tout citoyen européen de « bénéficier, sur le territoire d’un pays tiers, où l’Etat dont il est ressortissant n’est pas représenté, de la protection de la part des autorités diplomatiques et consulaires de tout Etat membre, dans les mêmes conditions que les nationaux de cet Etat ». Ainsi les garanties offertes par le « statut fondamental » des ressortissants des Etats membres (leitmotiv de la jurisprudence de la Cour de justice depuis CJCE, 20 septembre 2001, Grzelczyk, aff. C 184/99, point 31) ne s’arrêtent pas aux frontières de l’Union.
Si les Etats demeurent les acteurs principaux de l’assistance consulaire, depuis le traité de Lisbonne, l’Union dispose du titre et des moyens pour intervenir en la matière. En effet, son Haut représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité s’appuie désormais sur le Service Européen pour l’Action Extérieure (article 27, paragraphe 3 TUE ; décision 2010/427/UE du Conseil du 26 juillet 2010, fixant l’organisation et le fonctionnement du Service Européen pour l’Action Extérieure, JO L 201, du 3 août 2010, p. 30). Première forme d’un corps diplomatique européen, ce Service se compose d’une administration centrale et d’un réseau étendu des délégations de l’Union (plus de 140) dans le monde.
En vertu de l’article 35 alinéa 3 TUE, ces délégations contribuent, en étroite collaboration avec les missions diplomatiques et consulaires des Etats membres, à la mise en œuvre du droit de protection des citoyens de l’Union sur le territoire des pays tiers ainsi que des mesures adoptées en la matière. La mesure la plus importante est la directive 2015/637/UE du Conseil, du 20 avril 2015, établissant les mesures de coordination et de coopération nécessaires pour faciliter la protection consulaire des citoyens de l’Union non représentés dans des pays tiers et abrogeant la décision 95/553/CE (JO L 106, du 24 avril 2015, p. 1), qui a vu le jour après quatre ans d’âpres négociations.
Le dispositif européen relatif au rapatriement en situation d’urgence
Le rapatriement en situation d’urgence (comme la fourniture de titres de voyage provisoires) est l’une de formes d’assistance consulaire entrant dans le champ matériel de la directive 2015/637/UE (article 9). Quant au domaine personnel de cette assistance, il inclut, d’une part, les citoyens non-représentés et d’autre part, les membres de leur famille, ressortissants de pays tiers (article 5 de la directive). Les citoyens non représentés sont définis comme les ressortissants d’un Etat membre qui ne dispose pas d’une ambassade ou d’un consulat établi de façon permanente dans le pays tiers ou qui ne dispose pas dans ce pays d’une ambassade, d’un consulat ou d’un consul honoraire en mesure d’assurer une protection consulaire effective dans une situation donnée (article 6 de la directive ; le considérant 8 ajoute que la proximité et l’accessibilité des ambassades et des consulats doivent être prises en compte). Même si cela n’est pas prévu par la directive de 2015, une aide au rapatriement a également été apportée, lors de la crise du COVID 19, aux ressortissants des pays qui entretiennent des liens forts avec l’Union, comme la Suisse, la Norvège, la Serbie, la Turquie et, désormais, le Royaume-Uni.
Le mécanisme de gestion de crise, mis en place par la directive de 2015 (article 13), repose sur le rôle de direction et de coordination des mesures d’assistance consulaire des citoyens européens non représentés, exercé par un Etat membre représenté dans le pays tiers, dit Etat pilote (considérant 8). Une procédure simplifiée adaptée aux situations de crise permet à l’Etat pilote d’obtenir le remboursement des frais encourus pour le rapatriement (article 15 de la directive). L’Etat pilote coopère avec la délégation de l’Union présente dans le pays tiers et peut demander l’appui des équipes d’intervention européennes (lesquelles comprennent des experts consulaires, originaires notamment des Etats membres non représentés).
L’Etat pilote peut également solliciter le soutien d’instruments européens, tels que les structures de gestion de crise du Service européen pour l’action extérieure ainsi que le mécanisme de protection civile (Décision n °1313/2013/UE du Parlement européen et du Conseil, du 17 décembre 2013, relative au mécanisme de protection civile de l’Union Texte présentant de l’intérêt pour l’EEE, JO L 347, du 20 décembre 2013, p. 924 ; décision n°2019/420/UE du Parlement européen et du Conseil, du 13 mars 2019 modifiant la décision n° 1313/2013/UE relative au mécanisme de protection civile de l’Union, JO L 771, du 20 mars 2019, p. 1). Ce mécanisme a pour cœur opérationnel le Centre de coordination de la réaction d’urgence, capable de mobiliser des ressources humaines et matérielles importantes. Dans le cadre de l’assistance fournie par le Mécanisme de protection civile de l’Union, un soutien financier peut être sollicité par les Etats assurant la protection consulaire, afin d’alléger la charge pesant sur eux.
Lors de la crise du COVID 19, dans la grande majorité des cas, le rapatriement des citoyens européens se trouvant en difficulté hors sol européen, a eu lieu par des vols commerciaux réguliers ou par des vols organisés par le gouvernement d’un Etat membre. Lorsque cela n’a pas été possible, l’activation du mécanisme de protection civile a permis la coordination et le co-financement à hauteur de 75% des moyens de transport spéciaux utilisés dans les opérations de rapatriement. Dans beaucoup de cas, détaillés sur le site du Service Européen pour l’Action Extérieure (« Good stories on consular support for EU citizens stranded abroad »), une coopération étroite entre les services consulaires des Etats et les délégations de l’Union ainsi qu’une mobilisation des ressources nationales et européennes a permis de mener à bien le rapatriement des citoyens de l’Union, incluant les non représentés. A titre d’exemple, en Inde, plusieurs vols allemands ont rapatrié des ressortissants allemands ainsi que, grâce au rôle essentiel de coordination assurée par la délégation de l’Union, un nombre important d’autres citoyens européens.
L’Allemagne a fonctionné comme Etat pilote en Thaïlande, ayant organisé la grande majorité des vols de rapatriement des touristes européens, avec le soutien du mécanisme européen de protection civile. En Argentine, au Guatemala et au Nicaragua, la France a assuré la direction des opérations de rapatriement, en coopération étroite avec d’autres pays européens (notamment l’Allemagne) et avec le soutien des délégations de l’Union et du mécanisme européen de protection civile. Ce mécanisme a aussi été activé pour le rapatriement des citoyens européens à bord des deux bateaux de croisière, Diamond Princess à Yokohama et Grand Princess en Californie. Par ailleurs, les délégations européennes ont été en contact continu avec les autorités locales afin d’assurer que des liaisons aériennes et maritimes resteraient ouvertes le plus longtemps possible. C’était la délégation européenne au Maroc qui a convaincu les autorités locales à autoriser des départs du port de Tanger vers Sète et a fait des arrangements logistiques avec un ferry pour deux trajets, transportant des touristes et des camping-cars.
Enseignements et perspectives
Lors de la crise du coronavirus, le dispositif européen relatif à la protection consulaire, notamment en situation d’urgence, a fait ses preuves. Coopérant étroitement avec ses Etats membres, l’Union a su intervenir utilement pour assurer la prise en charge de ses citoyens non-représentés qui devaient être rapatriés. La valeur ajoutée de l’action européenne, dorénavant prouvée, couplée à l’absence de l’opposition du gouvernement britannique (qui était hostile à toute intervention européenne en matière d’aide consulaire lors des négociations qui ont mené à l’adoption de la directive 2015), pourrait dans un avenir proche, ouvrir la voie à une révision du dispositif de 2015 qui reconnaitrait un rôle plus important au Service Européen pour l’Action Extérieure (siège et délégations de l’Union), notamment en situation de crise. Une européanisation plus marquée de la protection consulaire pourrait alors voir le jour en dépit du caractère politiquement sensible et hautement symbolique de la matière pour les Etats et leurs opinions publiques. Il n’est pas fortuit, à cet égard, que l’action européenne en faveur du rapatriement des citoyens européens non représentés soit restée peu (voire aucunement) visible et reconnue au sein des Etats membres.
Par ailleurs, le développement d’une capacité de réaction hors sol européen en situation d’urgence consolide l’identité de l’Union dans les pays tiers et contribue à sa réputation en tant qu’acteur global cohérent. Même s’il s’agit d’un rôle de soutien, de complément de l’action étatique, l’Union constitue désormais un nouvel acteur de la protection consulaire, un défenseur international de ses citoyens se trouvant en détresse. En secourant ses citoyens en difficulté lors de la crise du COVID 19, l’Union se montre fidèle à la vocation, voire la raison d’être qu’une série d’acteurs politiques lui prête depuis quelques années : la protection. La réalisation de ce nouveau telos, susceptible de contribuer à une plus grande identification du citoyen à la construction européenne, doit néanmoins se vérifier désormais dans la formulation des politiques internes de l’Union. La récession économique provoquée par la pandémie, son incidence sur l’emploi et ses répercussions sociales constituent des épreuves qui testeront la capacité de l’Union de protéger ses citoyens vulnérables sur son propre territoire. Si la solidarité européenne a pu se manifester avec succès hors espace européen, il lui reste à faire ses preuves au sein de cet espace. Un premier pas franchi dans cette direction est l’adoption en cours d’un instrument de soutien temporaire à l’atténuation des risques de chômage en situation d’urgence (dit SURE-Support to mitigate Unemployment Risks in an Emergency ; proposition de Règlement du Conseil, présentée par la Commission le 2 avril 2020, COM (2020) 139 final). D’autres devront suivre.
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