Par Raphaël Matta-Duvignau, Maître de conférences en droit public, Université Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines (Paris-Saclay), Laboratoire Versailles Institutions Publiques

Par une ordonnance du 13 juin 2020 (CE, Ligue des droits de l’homme, CGT-Travail et autres, n°440846, 440856, 441015), le Conseil d’État a suspendu l’exécution des dispositions du I de l’article 3 du décret du 31 mai 2020 en tant qu’elles s’appliquent aux manifestations sur la voie publique soumises à l’obligation d’une déclaration préalable en vertu de l’article L.211-1 du code de la sécurité intérieure (ci-après CSI), au motif que l’interdiction des manifestations sur la voie publique mettant en présence de manière simultanée plus de dix personnes présente un caractère général et absolu à l’égard des manifestations sur la voie publique, et est à ce titre disproportionnée aux risques sanitaires désormais encourus et appropriée aux circonstances de temps et de lieu, ainsi que l’imposent les dispositions de l’article L.3131-15 du code de la santé publique. Si elle bénéficie d’un impact symbolique et politique de premier plan, l’ordonnance commentée n’est en réalité, sur le plan juridique, peu surprenante dans la mesure où elle s’inscrit dans une lignée jurisprudentielle ancienne et constante. Toutefois, elle montre un office du juge des référés renouvelé, empreint de pragmatisme et amené à se positionner dans un contexte juridique à la fois ordinaire et inédit.

Prologue

Plusieurs associations et syndicats ont saisi le Conseil d’État d’une procédure de référé-liberté (L.521-2 du Code de justice administrative), visant à obtenir toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle l’administration aurait porté atteinte de manière grave et manifestement illégale : la liberté de manifester sur la voie publique. Plus concrètement, il est demandé au Conseil d’État de suspendre l’exécution du I de l’article 3 du décret n° 2020-663 du 31 mai 2020, aux termes duquel : « Tout rassemblement, réunion ou activité sur la voie publique ou dans un lieu ouvert au public, mettant en présence de manière simultanée plus de dix personnes, est interdit sur l’ensemble du territoire de la République. Lorsqu’il n’est pas interdit par l’effet de ces dispositions, il est organisé dans les conditions de nature à permettre le respect des dispositions de l’article 1er ». Les requérants ont notamment soulevé, d’une part, que l’interdiction générale de tout rassemblement de plus de dix personnes était disproportionnée au regard du risque sanitaire et, d’autre part, que ladite interdiction était mise en œuvre de façon incohérente et que les mesures « barrières » étaient de nature à assurer une conciliation suffisante avec l’objectif de protection de la santé.

Un contexte juridique ordinaire : le droit de manifester sur la voie publique est un droit consacré et protégé, mais limité par les contraintes inhérentes à la protection de l’ordre public

La fondamentalité de ce droit

La protection du droit de manifester est récente, même si son fondement est ancien. Terme demeuré longtemps indéfini juridiquement, une manifestation désigne, selon la chambre criminelle de la Cour de cassation, « tout rassemblement, statique ou mobile, sur la voie publique d’un groupe organisé de personnes aux fins d’exprimer collectivement et publiquement une opinion ou une volonté commune » (Crim. 9 février 2016, n° 14-82234). La notion de manifestation doit être différenciée de celle d’attroupement, qui recèle par définition des risques de troubles à l’ordre public (art. 431-3 du code pénal). Le droit de manifester est juridiquement protégé depuis peu, car ce n’est qu’en 1995 que le Conseil constitutionnel reconnaît, sans mentionner la notion de liberté, la valeur constitutionnelle d’un « droit d’expression collective des idées et des opinions » (Cons. Const., n° 94-352 DC du 18 janvier 1995), dont le fondement n’a été précisé que récemment, à l’occasion de la décision n° 2019-780 DC du 4 avril 2019 relative à la loi visant à renforcer et garantir le maintien de l’ordre public lors des manifestations (dite loi « anti- casseurs ») : le droit de manifester découle ainsi de la liberté d’expression et de communication (art. 11 DDHC). En outre, ce n’est qu’en 2007 que le Conseil d’État reconnaît la « fondamentalité » de ce droit (CE, 5 janv. 2007, Min. de l’Intérieur c/ Solidarité des français). Précisons par ailleurs que la Cour de Strasbourg, au visa de l’article 11 Conv. EDHLF, estime que la liberté de manifester fait partie des valeurs fondamentales dans une société démocratique et que les États ont une obligation positive d’en garantir l’effectivité (CEDH 12 juillet 2005, Guneri et a. c/ Turquie). Le droit de manifester est aussi indirectement défendu à travers le délit d’entrave aux libertés publiques (art. 431-1 du code pénal).

L’impératif de maintien de l’ordre constitue le seul motif permettant de restreindre ce droit

D’une part, le droit de manifester est soumis à un régime visant à assurer sa conciliation effective avec la nécessité de préserver l’ordre public (sécurité, tranquillité et salubrité publiques, ainsi que le respect de la dignité humaine). Cette limite est notamment posée par l’article L.211-4 CSI. Mais ces restrictions sont soumises à un contrôle minutieux du juge administratif qui, en vertu d’une jurisprudence constante, censure les restrictions disproportionnées, sans limites dans le temps ni dans l’espace, ou sans rapport avec l’ampleur réelle des troubles redoutés. La sauvegarde de l’ordre public trouve des traductions et des applications diverses dans la jurisprudence. D’autre part, le régime juridique en vigueur est un système original de déclaration obligatoire instauré par le décret-loi du 23 octobre 1935, précisé par l’article L.211-1 CSI : ce régime constitue l’instrument censé permettre l’anticipation et la coopération entre les autorités de police et les organisateurs des manifestations afin d’assurer leur caractère pacifique. Si la manifestation est organisée malgré l’absence de déclaration ou malgré une interdiction, s’applique alors l’article 431-9 du code pénal, qui ne vise toutefois que l’organisateur et non les manifestants eux-mêmes. Il reste que le défaut de déclaration préalable n’est pas en lui-même suffisant pour justifier une interdiction : la Cour de Strasbourg (CEDH 17 juillet 2007, Bukta et autres c/ Hongrie) et le Conseil d’État (CE 12 novembre 1997, Association « Communauté tibétaine en État et ses amis ») jugent tous deux que l’interdiction doit nécessairement être justifiée par des risques de troubles à l’ordre public. Précisons enfin que l’article L 211-1 CSI précité prévoit une dérogation à l’obligation de déclaration préalable pour les manifestations conformes aux usages locaux (processions, défilés traditionnels, cérémonies mémorielles, etc.).

Un contexte juridique inédit : l’état d’urgence sanitaire

Il ne nous appartient pas, ici, de reprendre l’historique des différentes mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire, ni d’en procéder à une analyse. Nous préciserons simplement, d’abord, que la loi du 23 mars 2020 prévoit la possibilité de déclarer l’état d’urgence, que cette possibilité est introduite de façon provisoire dans le code de la santé publique jusqu’au 21 avril 2021 et qu’une loi du 11 mai 2020 a prorogé l’état d’urgence sanitaire jusqu’au 10 juillet inclus ; ensuite, que le gouvernement a adopté de nombreux décrets d’application ; qu’enfin, c’est dans ce contexte que le Conseil d’État rend la décision ici commentée. Dans un premier temps, il évoque la situation sanitaire exceptionnelle existant sur le territoire français, tout en rappelant les principales mesures prise depuis la mi-mars pour endiguer la propagation du virus. Faisant ici œuvre de pédagogie, il énumère les principales dispositions des textes adoptés depuis mars 2020 et met en exergue la nécessité pour les autorités compétentes de prendre de mesures contraignantes et imposant ainsi des sujétions afin de faire face à l’épidémie. Dans un second temps, le Conseil insiste sur le fait que, depuis le 11 mai, des mesures de moins en moins contraignantes ont été progressivement prises.

Une décision conforme à l’esprit du temps sur l’office renouvelé du juge administratif des référés, notamment dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire

La loi du 30 juin 2000 instaurant les référés suspension et liberté joue un rôle majeur dans le renforcement de l’effectivité des décisions de justice en permettant d’apporter des réponses appropriées aux situations d’urgence. Le rôle du juge administratif a progressivement évolué, sous l’influence de la doctrine et du droit européen, pour tenir compte des critiques tenant au caractère platonique du contentieux administratif et insuffisamment protecteur des justiciables. Désormais, le juge administratif s’émancipe du choix longtemps binaire qui s’offrait à lui (rejet de la requête ou annulation/suspension de la décision querellée), allant maintenant plus loin dans l’exercice de son office, au risque, parfois, de faire lui-même le travail de l’administration. Par le truchement de la décision commentée, se confirme l’idée que le juge n’est pas (ou plus ?) un philosophe : il ne peut pas s’enfermer dans un système, c’est un praticien qui n’aborde pas les problèmes théoriques dans l’abstrait, il les évoque à l’occasion de litiges qui lui posent des difficultés très concrètes dans une situation de fait déterminée et qu’il doit résoudre dans des conditions acceptables.
La décision commentée s’inscrit pleinement dans ce mouvement, lequel a été récemment confirmé par une décision Syndicat des jeunes médecins, du 22 mars 2020. Dans cette décision, le Conseil a repris les principes issus de sa jurisprudence classique antérieure et a défini le cadre de son office : il incombe aux autorités de police de prendre les mesures nécessaires (comme le confinement) pour garantir le respect de la vie dans le contexte de la pandémie du Covid-19 ; il peut enjoindre aux autorités de police de prendre de telles mesures dès lors que la carence de l’autorité publique crée un danger caractérisé et imminent pour la vie des personnes. Mais à l’occasion de cette ordonnance, comme le souligne un commentateur autorisé, l’étendue des mesures prescrites est sans commune mesure avec ce qu’il en était jusque-là ; jusque-là, le juge ne pouvait enjoindre en référé-liberté à l’administration de prendre « des mesures d’ordre structurel reposant sur des choix de politique publique » (CE 28 juill. 2017, Section française de l’OIP). Or, dans l’arrêt de mars 2020, le Conseil d’État enjoint au gouvernement de réexaminer et de réévaluer les contours de dérogations à l’obligation de confinement à domicile : « le juge administratif devient donc une sorte d’auxiliaire de la police administrative dont il s’efforce d’améliorer l’efficacité ». Dans sa décision de juin 2020, le Conseil d’État s’insère dans cette lignée jurisprudentielle et rappelle qu’il appartient aux différentes autorités compétentes de prendre, en vue de sauvegarder la santé de la population, toutes dispositions de nature à prévenir ou à limiter les effets de l’épidémie, et que ces mesures peuvent limiter l’exercice des droits et libertés fondamentaux à condition qu’elles respectent les conditions de nécessité, d’adaptation et de proportionnalité par rapport à l’objectif de sauvegarde de la santé publique qu’elles poursuivent. Il souligne par ailleurs, comme il l’avait fait auparavant, les assouplissements qu’il peut appliquer à son office : si les mesures qu’il édicte afin de faire disparaître les effets d’une atteinte aux libertés doivent en principe présenter un caractère provisoire, ce n’est pas le cas lorsque aucune mesure de cette nature n’est susceptible de sauvegarder l’exercice effectif de la liberté fondamentale à laquelle il est porté atteinte.

Une décision emprunte de pragmatisme

Le pragmatisme se manifeste d’abord par le fait que le Conseil d’État se repose ici, pour se prononcer, sur les résultats de l’expertise scientifique et médicale. La Haute assemblée prend ainsi appuis sur les recommandations du Haut Conseil de la santé publique, pour qui aucune restriction de principe, autre que celle du respect des mesures « barrières », n’est posée à la liberté d’aller et venir sur la voie publique. De même, le conseil scientifique mis en place depuis le début de l’état d’urgence sanitaire précise que les indicateurs épidémiologiques se situent sur l’ensemble du territoire à un niveau bas et ne témoignent pas d’une reprise de l’épidémie.
Le pragmatisme se manifeste ensuite par l’appréciation factuelle et conjoncturelle de ces rassemblements sur la voie publique. En effet, le Conseil souligne que si l’organisation de telles manifestations dans des conditions de nature à permettre le respect de ces « mesures barrières » présente une complexité particulière, compte tenu de la difficulté d’en contrôler les accès ou la participation, des déplacements ou mouvements de foule auxquelles elles peuvent donner lieu, une telle organisation ne serait pas impossible en toute circonstance, sur l’ensemble du territoire de la République et pour toute manifestation, quelle qu’en soit la forme.
Le pragmatisme se manifeste aussi par le fait que le juge doive assurer la conciliation entre plusieurs libertés. Il est en effet significatif de remarquer, dans le contexte des manifestations qui se sont dernièrement écoulées, que le Conseil d’État a jugé que le droit d’expression collective des idées et des opinions, dont la liberté de manifester fait partie, est une condition de la démocratie et l’une des garanties du respect d’autres libertés fondamentales. Ainsi, restreindre la liberté de manifester porterait également atteinte, par exemple à la liberté syndicale, dont on connaît le statut et la valeur juridique. Quand on réalise que parmi les requérants se trouvent des syndicats, on comprend aisément le cheminement intellectuel qui découle de ce raisonnement. Dans ce contexte de forte défiance envers le Gouvernement et, de manière générale, envers les autorités, restreindre l’exercice de la liberté syndicale serait perçu comme un signal fort de défiance.
Le pragmatisme se manifeste enfin par le rappel du droit applicable et laisse ainsi une marge de manœuvre aux autorités compétentes. D’une part, il rappelle que toute manifestation sur la voie publique demeure soumise à l’obligation d’une déclaration préalable (cf. supra). D’autre part, et c’est le plus important ici, il rappelle que les autres dispositifs de l’article 3 du décret du 31 mai 2020 (points II à V) permettent aux autorités publiques de prendre les mesures nécessaires si les conditions sanitaires n’étaient pas réunies. La Haute Assemblée précise en effet que sauf circonstances particulières, l’interdiction des manifestations sur la voie publique n’est justifiée par les risques sanitaires que lorsque les « mesures barrières » ne peuvent être respectées ou que l’événement risque de réunir plus de 5 000 personnes ce qui laisse, en réalité, une très large marge de manœuvre aux autorités compétentes. Une sorte de « en même temps » dont les applications pratiques et concrètes ne seront pas sans soulever de difficultés.

Épilogue

Cette décision se fonde donc sur les principes démocratiques contemporains : le droit de manifester est préservé et il est impossible de le restreindre de manière générale et absolue. Par cette décision, le Conseil d’État s’inscrit dans le mouvement déjà observé d’hyper-subjectivisation des droits : par un esprit un brin démagogique de notre part, on pourrait affirmer que la liberté de manifester de quelques-uns, fussent-ils des milliers, primerait sur le droit à la vie et à la santé de plusieurs millions. Mais il n’en est rien car, en réalité, cette décision confirme, si besoin était, pour le juge administratif, un ancrage dans le réel, conjugué à l’esprit pragmatique du temps. En mettant les droits et la garantie des droits de l’administré au cœur de son office, le juge renforce l’attention portée à leurs intérêts.
Cela étant, les requérants, qui ont remporté cette bataille contentieuse, fondée sur les principes, risquent d’être rapidement confrontés à la dure réalité du terrain : comment assurer et organiser sereinement, dans le contexte sanitaire que nous connaissons, des rassemblements de plusieurs milliers de personnes en respectant les mesures dites de distanciation sociale ? C’est un savant équilibre des différents intérêts qu’il conviendra de trouver et nul doute que le juge administratif sera, de nouveau, amené à se prononcer sur nombre de cas d’espèces.

 

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