Le Conseil constitutionnel sème le désordre dans le statut des ordonnances non ratifiées
Par Bertrand Mathieu, Professeur agrégé des facultés de droit, expert du Club des juristes.
Par Bertrand Mathieu, Professeur agrégé des facultés de droit, expert du Club des juristes
Par sa décision n° 2020-843 QPC du 28 mai 2020, le Conseil constitutionnel opère un brutal revirement de jurisprudence sur le statut des ordonnances non ratifiées dont on comprend mal, si ce n’est sur un plan stratégique, la raison d’être. En toute hypothèse, il introduit du désordre dans les relations institutionnelles et de l’insécurité dans les contentieux relatifs à ces ordonnances.
Un revirement de jurisprudence brutal et inattendu
Dans le commentaire de la décision 2011-219 QPC, publié sur le site du Conseil, il était rappelé que « il est de jurisprudence constante que, tant qu’elle n’a pas été ratifiée, une ordonnance a le caractère d’un acte réglementaire » et que ses dispositions « ne constituent pas des dispositions législatives au sens de l’article 66-1 de la Constitution ». Par un coup de baguette magique, le Conseil constitutionnel transforme, dans sa décision du 28 mai 2020, la nature et le régime de ces mêmes ordonnances en jugeant que des ordonnances non ratifiées doivent, à l’expiration du délai d’habilitation, être « regardées comme des dispositions législatives » au sens de l’article 66-1 de la Constitution. Ce revirement de jurisprudence, assumé comme tel par le commentaire publié par le Conseil constitutionnel sur son site ne fait l’objet d’aucune justification. Il remet en cause une analyse doctrinale et jurisprudentielle largement admise depuis le début de la Ve République. Ainsi le Conseil d’État avait pu juger « qu’il résulte de ces dispositions {article 38 de la Constitution} , ainsi d’ailleurs que des débats tant du comité consultatif constitutionnel que du Conseil d’État lors de l’élaboration de la Constitution, que les ordonnances prises dans le cadre de l’article 38 ont, alors même qu’elles interviennent dans une matière ressortissant en vertu de l’article 34 ou d’autres dispositions constitutionnelles au domaine de la loi, le caractère d’actes administratifs ; qu’à ce titre, leur légalité peut être contestée aussi bien par la voie d’un recours pour excès de pouvoir formé conformément aux principes généraux du droit que par la voie de l’exception à l’occasion de la contestation de décisions administratives ultérieures ayant pour fondement une ordonnance » (CE 8 décembre 2000, n° 199072).
La lecture du « mode d’emploi » de ce « fait du juge », figurant dans le commentaire de la décision publiée sur le site du Conseil ne facilite pas les choses : « le Conseil constitutionnel s’est, pour l’avenir, reconnu compètent pour contrôler, par la voie de la QPC, la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit des dispositions d’une ordonnance non ratifiée, à la double condition que ces dispositions interviennent dans des matières du domaine législatif et que le délai d’habilitation fixé par le Parlement ait expiré. Cette évolution ne remet naturellement pas en cause les autres voies de recours permettant de contester ces dispositions, au regard d’autres motifs que leur conformité aux droits et libertés constitutionnellement garantis ».
Pour examiner, de manière très sommaire, les incidences de cette décision, il convient de se placer tant du point de vue du justiciable que de celui des institutions.
Un revirement source d’insécurité juridique pour les justiciables
Imaginons la situation du justiciable souhaitant contester les dispositions d’une ordonnance non ratifiée. Il devra d’abord, mais ce n’est pas le plus difficile, vérifier que le délai d’habilitation est expiré. Ensuite il devra s’assurer si la disposition qu’il conteste relève, ou non, du domaine de la loi. Certes l’on peut compter sur la vigilance des sections administratives du Conseil d’État pour vérifier que des dispositions relevant du domaine réglementaire ne se soient pas glissées dans l’ordonnance, mais la question pourrait se poser. Ensuite la question est de savoir quel est le moyen soulevé. Si, par exemple, est invoqué le non-respect de la loi d’habilitation, le Conseil d’État sera compétent, il en sera de même s’il s’agit de la violation d’une règle constitutionnelle qui ne constitue pas un droit ou une liberté. En revanche, s’il s’agit d’une atteinte à un droit ou à une liberté au sens de l’article 66-1C, le Conseil constitutionnel sera compétent mais il devra être saisi à l’occasion d’un litige par la voie d’une QPC. Il ne pourra pas l’être directement selon une procédure équivalente à celle du recours pour excès de pouvoir. Il n’est pas évident que le justiciable soit gagnant en termes d’efficacité et de sécurité juridique.
Un revirement qui bouscule les rapports institutionnels
Cette nouvelle jurisprudence modifie les rapports entre le gouvernement et le parlement. De ce point de vue, elle s’inscrit à rebours de la révision constitutionnelle de 2008 qui, dans un contexte visant à revaloriser le Parlement, avait explicitement exclu la possibilité d’une ratification implicite des ordonnances. Elle fait prévaloir ainsi une conception, en l’occurrence, exclusivement matérielle de la loi qui fait litière de la disposition selon laquelle la loi est votée par le Parlement (art. 24C). Par ailleurs, c’est la répartition des compétences contentieuses entre le Conseil d’État et le Conseil constitutionnel qui est modifiée, par le seul fait de la transformation de la nature des actes concernés. Ce transfert de compétence, au profit du Conseil constitutionnel, s’opère dans des conditions qui, comme on l’a vu, conduisent à une complexité renforcée. En effet, le chemin est à moitié parcouru : si les ordonnances non ratifiées sont des textes législatifs, on comprend mal que le juge administratif puisse juger de leur validité (sauf au regard de dispositions supranationales). Le Conseil constitutionnel s’approprie ainsi une partie du contentieux sans se substituer entièrement au juge administratif faute de pouvoir assurer un entier contrôle.
Interrogations sur les motifs et les conséquences
Reste à s’interroger sur les motifs d’un tel chamboulement qui ne relève pas d’une logique juridique évidente. Face au développement du recours à la procédure des ordonnances, notamment dans le cadre de la législation sur l’urgence sanitaire, et au faible nombre de lois de ratification effectivement votées, on peut imaginer que le Conseil constitutionnel a souhaité reprendre la main, face à un Conseil d’État en première ligne. À supposer que tel soit le cas, ce serait tout au plus une explication, à défaut d’être une justification.
Les solutions visant à surmonter les désordres que ce revirement de jurisprudence engendrent appelleront une régulation du contentieux qui ne pourra résulter que d’une harmonisation des jurisprudences administratives et constitutionnelles. Beau cas d’école du « dialogue » des juges !