Par Marie Dosé, Gérard Tcholakian et Ludovic Rivière, Avocats

Le 20 avril dernier, les professeurs Muriel Ubeda-Saillard et Julian Fernandez publiaient dans le blog du Club des juristes une tribune très critique consacrée à la communication qu’un collectif d’avocats et d’universitaires a présentée le 30 mars 2021 au bureau de la Procureure de la Cour Pénale Internationale (CPI) mettant en exergue l’existence de crimes de guerre perpétrés contre des enfants français et leurs mères au Nord-Est syrien.

Environ 200 enfants français et leurs mères sont détenus depuis deux ans pour certains et plus de trois ans pour d’autres dans des camps insalubres du Rojava, et la France refuse de les rapatrier. Le Comité international des droits de l’enfant, le Comité contre la torture, et la Cour européenne des droits de l’homme ont été saisis de ce dossier, la décision de ne pas rapatrier nos ressortissants étant définie comme un acte de gouvernement insusceptible de recours devant les juridictions internes.  Le 30 mars, un collectif d’avocats et d’universitaires a donc transmis une communication au bureau de la Procureure de la CPI pour dénoncer les crimes de guerre (détention illégale, atteinte à la dignité, traitements inhumains, et privation intentionnelle du droit d’être jugé régulièrement et impartialement) perpétrés contre ces enfants et leurs mères visant explicitement le président de la République, seule autorité susceptible de prendre la décision politique de les rapatrier.

Circonspects tant sur la pertinence que sur l’issue d’une telle transmission, les auteurs reprochent au collectif sa « volonté de mettre à l’index l’Elysée » en usant d’une stratégie du « naming and shaming » et en instrumentalisant la justice internationale.

Pourquoi vouloir réagir à la publication de la tribune de Muriel Ubeda-Saillard et Julian Fernandez ?

Pour une raison de forme tout d’abord. Les lecteurs du Club des juristes sont en droit de connaître les difficultés d’ordre déontologique que cette tribune recèle et qui posent, nécessairement, la question de la bonne foi de ses auteurs.

Cette tribune fait référence au « collectif d’avocats » signataire de cette transmission qui est en réalité un « collectif d’avocats et d’universitaires » composé, en sus de nous trois, de deux doctorantes de l’un des auteurs. En effet, dans le cadre de ce travail, nous avons directement sollicité le concours des professeurs Ubeda-Saillard et Fernandez pour parfaire notre communication alors en cours de rédaction. Nous leur avons ainsi écrit un long courriel en leur expliquant avec précision toutes les actions menées par nos soins depuis des années, et les raisons qui nous conduisaient désormais à travailler sur une communication à l’attention du bureau de la procureure générale de la CPI qui viserait « explicitement la France, et tout particulièrement le président de la République ».

Loin de nous décourager et de nous mettre en garde sur ce qu’ils qualifient aujourd’hui de stratégie du « lawfare », les deux professeurs nous ont remerciés pour la transmission de ce dossier, l’un d’eux saluant par ailleurs « la teneur de (notre) engagement », ont regretté de ne pas avoir assez de disponibilités pour s’y « consacrer pleinement », et nous ont proposé le concours de leurs cliniques de droit respectives. Madame Muriel Ubeda-Saillard a même eu la gentillesse de nous inviter à prendre attache avec l’une de ses doctorantes tout en nous précisant que deux de ses étudiants de Master 2 pouvaient également, dans le cadre d’un stage en notre cabinet, se consacrer pleinement à une « étude approfondie » de ce dossier. Nous les avons remerciés pour leur aide précieuse et avons donc travaillé à cette communication avec deux doctorantes de l’un des auteurs de cette bien étrange tribune.

Mais au-delà de ce conflit de loyauté et d’intérêts, nous avons surtout été surpris par la dimension polémique de cette tribune, qui s’attache à répondre plus aux réactions suscitées par notre communication qu’à son contenu.

Sur quels éléments précis êtes vous en désaccord ?

Écrire que « dans les quelques 200 ou 300 enfants et femmes encore présents sur place », on compte « nombre de radicalisés, moins de repentis que de déçus pour reprendre la formule de François Molins » est révélateur du prisme éminemment politique de ce texte que le quai d’Orsay aurait pu signer les yeux fermés. Ces enfants de moins de six ans (puisque les deux tiers de ces deux cents enfants prisonniers ont moins de six ans), arrivés dans les camps du Nord-est syrien à l’âge de quelques mois, deux ans ou trois ans, seraient donc « plus déçus » de l’État islamique que « repentis », et toujours aussi « radicalisés » qu’en arrivant ou en naissant en Syrie ? De tels propos, mêlant des enfants et des adultes, faisant porter sur des enfants la faute de leurs parents pour mieux instrumentaliser les déclarations tenues par l’ancien procureur de la République dans un tout autre contexte, doivent être dénoncés. Rappelons que la déclaration de François Molins date du mois de novembre 2017, soit bien avant la chute du dernier bastion de l’État islamique, à une période où une poignée d’enfants seulement se trouvait dans les camps qui nous occupent.

D’autres pays étrangers ont rapatrié tous leurs ressortissants ou s’apprêtent à le faire

Il est par ailleurs hasardeux d’affirmer que « le collectif à l’origine de la communication plaide pour un rapatriement massif à l’instar de qui ferait ailleurs (sic) – en réalité presque nulle part ». Les États-Unis, la Russie, le Kosovo, l’Ukraine, la Bosnie, l’Albanie, l’Ouzbékistan et le Kazakhstan ont rapatrié tous leurs ressortissants ou sont en train de le faire. En Europe, la Finlande, l’Allemagne et l’Italie ont d’ores et déjà rapatrié des mères et leurs enfants, et la Belgique et la Finlande ont officialisé leur décision de rapatrier tous les enfants et leurs mères détenus dans ces camps. Ce « presque nulle part » résonne donc étrangement, sachant que plus d’un millier d’enfants et des centaines d’adultes étrangers prisonniers ont été rapatriés en trois ans. Parmi eux, 35 enfants français seulement.

Par ailleurs, le rapatriement dépend exclusivement de la volonté politique des autorités françaises. En effet, dans un communiqué du 18 mars 2021, les autorités du Rojava ont clairement affirmé qu’elles ne pouvaient pas juger les mères de ces enfants, qu’elles n’avaient aucune preuve contre elles et que celles-ci devaient être rapatriées avec leurs enfants contrairement au vœu de certains États qui souhaiteraient les séparer. Les termes exacts du communiqué de l’AANES sont les suivants : “(…) the number of repatriation cases is still low. As for women and their children, we, from the very beginning, have followed and abided by the relevant laws that do not permit separating the mothers from their children, except in some very special humanitarian cases, and at the request of some mothers after getting their written consent. We have called on the international community on several occasions to repatriate women who were victims of ISIS and who we do not have any proof against. The response was insufficient, and some countries insisted to repatriate the children without the mothers. (…) We reiterate that our appeals did not receive the necessary response, and there is an exacerbation of the situation, especially in the camps, which creates huge difficulties for us”.

Le rapatriement de ces enfants et de leurs mères ne dépend donc pas du bon vouloir de l’AANES, qui exhorte au contraire les États étrangers à les rapatrier depuis plus de deux ans, mais bien de la seule volonté politique des autorités concernées.

« Rien ne justifie le maintien des enfants et de leurs mères dans les camps du Nord-est syrien »

Justifier ou expliquer le refus de rapatrier ces enfants et leurs mères « par la volonté que les crimes commis soient jugés au plus près des lieux où ils se sont déroulés et des victimes, de manière à assurer une meilleure disponibilité des éléments de preuve ainsi que le sentiment que justice a été rendue » n’a aucun sens. Quelle justice ? Quelles preuves ? Quelles victimes représentées dans quels procès ? L’AANES l’a récemment encore réaffirmé : elle ne peut ni ne veut juger ces femmes contre lesquelles elle n’a aucun élément de preuve. Et puis, surtout, comment envisager qu’une administration autoproclamée qui n’est et ne sera jamais un État souverain puisse judiciariser nos ressortissants ? Il n’existe aucune perspective de jugement de ces femmes au Nord-est syrien, ni par l’AANES, ni par une juridiction internationale ad hoc.

Et quel regard portez-vous sur la possibilité de juger les ressortissants français en Irak ?

Le recours à la justice irakienne serait donc l’un des moyens d’obtenir « une meilleure disponibilité des éléments de preuve ainsi que le sentiment que justice a été rendue » ? Vraiment ? On ne peut décemment pas cautionner la judiciarisation des Français condamnés à mort après quelques minutes d’un simulacre de procès, non pas pour avoir combattu mais pour avoir appartenu à Daech.  Pas de défense, pas de contradictoire, pas de victimes, pas de débat, pas de dossiers d’instruction : juste la définition même du procès inéquitable. Ces Français, transférés de Syrie en Irak à la demande de la France et au mépris de toutes les règles du droit international, pourrissent depuis bientôt deux ans dans des mouroirs en attendant leur exécution ou la tenue d’une « audience » tout aussi inéquitable devant la cour d’appel de Bagdad, si tant est que leur appel soit réellement enregistré.

Par ailleurs, la judiciarisation de Français en Irak n’est plus ni envisagée ni envisageable. En avril 2019, les autorités irakiennes avaient fait savoir qu’elles accepteraient de juger l’ensemble des djihadistes étrangers prisonniers en Syrie contre 2 millions de dollars par personne, à la charge des pays d’origine. Mais lorsque le ministre des Affaires étrangères s’est précipité en Irak en pleine offensive turque quelques mois plus tard pour tenter de négocier la judiciarisation de nos ressortissants, le chef de la diplomatie irakienne l’a éconduit en signifiant au ministre français que son pays n’était pas un « dépotoir à djihadistes ». Fin de l’histoire donc : pas de procès en Irak (pays dans lequel, au demeurant, la grande majorité des femmes prisonnières en Syrie n’a jamais mis les pieds), pas de perspective de jugement au Nord-est syrien, pas de tribunal pénal international ad hoc.

Un impératif de sécurité nationale pour le moins questionnable

Soutenir encore que le refus de rapatrier des autorités françaises répond à « des impératifs de sécurité nationale, dont l’Exécutif est aussi comptable » est en totale contradiction avec ce qu’expliquent les plus grands spécialistes en la matière. Rappelons simplement les déclarations de Monsieur David De Pas, coordonnateur des juges antiterroristes français : « J’entends que l’on puisse avoir des appréhensions, mais comment se protéger si on ne les a pas sous la main. La meilleure méthode, c’est de les juger et de les contrôler. Et si dans quinze, vingt, trente ans, ces personnes constituent encore une menace en sortant de prison (…) elles resteront sous le contrôle des services de renseignement et de justice ». Et de conclure : « je me sentirais coupable de ne pas l’avoir dit ». Le directeur du Centre d’Analyse du Terrorisme, Monsieur Jean-Claude Brisard, n’en finit plus d’appeler à la responsabilité des États européens en pointant le danger pour notre sécurité de laisser nos ressortissants en zone de guerre, sans perspective de jugement.

Tous les experts assènent que l’impératif de sécurité nationale commande justement de rapatrier nos ressortissants. L’ancien Premier ministre Edouard Philippe a lui-même invoqué cet impératif sécuritaire en janvier 2019 : « Est-ce qu’on préfère qu’ils soient dispersés, qu’ils rejoignent les rangs de Daech ou qu’ils partent dans un autre pays pour continuer à fomenter de tels actes ? ». Et l’ancienne garde des Sceaux de surenchérir à la même date : « Nous avons fait un choix qui est celui de la préférence du contrôle et donc du rapatriement en France ». Hayat Boumédienne, principale accusée du procès des attentats de janvier 2015, s’est évadée du camp Al Hol en octobre 2019 et a rejoint Al Qaeda en Syrie, comme beaucoup d’autres. D’un côté ces risques de dispersion et ces évasions qui viennent grossir les rangs des groupes terroristes là où les attentats de 2015 ont été fomentés, de l’autre une judiciarisation en France qui punit le seul fait d’avoir rejoint l’État islamique d’une peine pouvant aller jusqu’à 30 ans de réclusion criminelle.

« En refusant de rapatrier ces ressortissants sous le prétexte le plus fallacieux qui soit, celui d’un impératif de sécurité nationale, la France participe à l’insécurité de cette zone et à la fabrication des attentats de demain en toute connaissance de cause »

Quelle est la portée de la décision du Comité international des droits de l’enfant qui a considéré votre saisine recevable il y a quelques mois déjà ?

La portée de cette décision est considérable, puisqu’elle balaye d’un revers de main la position de la France qui pensait pouvoir échapper à sa mise en cause en assurant qu’elle n’avait ni autorité ni capacité d’action sur ses enfants. La France choisit les enfants qu’elle sauve « au cas par cas », organise en janvier 2019 une vaste opération de rapatriements de tous ses ressortissants avant de faire marche arrière, rapatrie de toute urgence une petite fille mourante en pleine crise sanitaire internationale, mais n’aurait pas de capacité d’action sur ces camps ?

C’est évidemment en raison du contexte éminemment particulier de la communication que le Comité onusien a considéré à juste titre « qu’en tant qu’État de nationalité des enfants détenus dans ces camps, l’État partie a la capacité et le pouvoir de protéger les droits des enfants en question, en prenant des mesures pour rapatrier les enfants ou d’autres mesures consulaires. Ce contexte comprend les relations de l’État avec les autorités kurdes, la volonté de ces dernières de coopérer et le fait que, depuis mars 2019, l’État partie a déjà rapatrié au moins 17 enfants français qui étaient détenus dans des camps dans le Kurdistan syrien, ce qui montre qu’il a la capacité de procéder à de tels rapatriements, ce qui démontre la capacité et le pouvoir de l’État partie de rapatrier ces enfants ».

S’agissant du bien fondé de notre communication, selon les règles du droit international humanitaire, constituent des crimes de guerre au sens de l’article 8 du Statut de Rome : la détention illégale, les traitements inhumains, l’atteinte à la dignité, et la privation intentionnelle du droit d’être jugé équitablement et impartialement. En l’espèce, force est de constater que ces crimes de guerre sont constitués. Ces enfants et leurs mères sont détenus sans droit ni titre et donc illégalement, ils subissent des traitements inhumains qui sont renseignés depuis des années par de nombreux rapports d’observateurs et d’ONG, l’atteinte à leur dignité ne fait non plus aucun doute, et les femmes, toutes sous le coup d’une information judiciaire en France et d’un mandat d’arrêt international français, sont privées du droit d’être jugées équitablement et impartialement.

Le niveau de la preuve requis est celui dit de la « preuve raisonnable »

S’agissant enfin de la transmission de notre communication au bureau de la procureure générale de la CPI, il convient de rappeler qu’au stade de l’examen préliminaire, le niveau de la preuve requis est celui dit de la « preuve raisonnable » entendue comme « une justification rationnelle ou raisonnable de croire qu’un crime de la compétence de la Cour a été ou est en voie d’être commis ». (ICC-01/09-19-Corr-tFRA § 35).

De surcroît, si nous considérons que les crimes visés présentent un caractère de gravité suffisant pour justifier l’engagement des poursuites, nous rappelons que c’est au bureau de la Procureure, et non aux signataires de la communication transmise, de déterminer la gravité de chaque affaire susceptible de découler d’une enquête relative à la situation dénoncée. La chambre d’appel s’est par ailleurs opposée à une interprétation trop restrictive de la gravité qui nuirait au rôle dissuasif de la Cour, rejetant une évaluation de la gravité sur la base exclusive de motifs trop formalistes. Et il n’est pas raisonnable de considérer que le caractère de gravité exigé ne serait pas suffisant dans la mesure où  « 35 enfants ont déjà été rapatriés, ce qui montre que les autorités françaises apprécient chaque situation individuelle in concreto et n’opposent pas un refus généralisé de principe ». Vraiment ? Le 11 mars dernier, Monsieur Laurent Nunez affirmait pourtant que la « doctrine française n’avait pas changé » en ces termes : « il n’est pas prévu de les (les enfants) faire revenir en France ». Ce qui, à notre humble avis, ressemble fort à un « refus généralisé de principe ». Nul ne sait sur quels critères sont décidés ces rapatriements in concreto : comment peut-on encore légitimer ce fait du prince totalement obscur qui échappe à toute transparence ? Pour être en contact avec ces familles depuis des années, nous connaissons l’histoire et la situation de ces enfants et demeurons pourtant incapables de définir ce qui, in concreto, a justifié le rapatriement de certains d’entre eux et l’abandon des autres à leur triste sort. La France les sauve in extremis lorsqu’ils sont à l’agonie ou lorsque des journalistes ou des avocats les acculent, à force de pressions, à agir. Mais pour le reste, quel enfant mérite d’être sauvé et quel autre de périr in concreto, et donc pour de vrai ? Chaque enfant n’est-il pas, en soi, un cas humanitaire ?

Rappelons qu’une vingtaine d’experts indépendants des droits de l’homme auprès des Nations Unies ont appelé le 8 février 2021 à une action immédiate pour « prévenir des dommages irréparables aux personnes en situation vulnérable qui y sont détenues » et relevaient qu’« un nombre indéterminé de personnes sont déjà mortes à cause de leurs conditions de détention ». Madame Fionnuala Ní Aoláin, Rapporteuse spéciale sur la promotion et la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans la lutte antiterroriste, a déclaré que « l’existence de ces camps entache la conscience de l’humanité ». Dans son rapport du 17 février 2021 intitulé Europe’s Guantanamo, l’ONG Rights and Security International (RSI) décrit ainsi l’état de santé des enfants : « De jeunes enfants présentant des éruptions cutanées, aux membres squelettiques et au ventre ballonné fouillant dans des tas d’immondices nauséabonds sous un soleil de plomb où étaient étendus sur le sol d’une tente, le corps recouvert de poussières et de mouches. Des enfants meurent de diarrhée aiguë et d’infections similaires à la grippe ».

Il semble donc établi que ces crimes revêtent un caractère de gravité suffisant au regard de l’article 17-1 d. du Statut de Rome, étant précisé qu’un crime contre le patrimoine culturel de l’humanité a été considéré comme suffisamment grave par le bureau du Procureur puis la Cour pénale internationale, malgré l’absence de victime physique.

Affirmer que l’AANES obéit aux ordres de la France ne relève-t-il pas d’un postulat ?

Nous nous sommes rendus à deux reprises au Kurdistan irakien et au Rojava, et c’est bien la France qui nous a empêchés de rentrer dans ces camps, comme elle a empêché des grands-parents français arrivés jusqu’aux grilles du camp Roj d’embrasser leurs petits-enfants. Nous l’avons vécu, éprouvé et documenté. Les quatre députés et eurodéputés français qui nous ont accompagnés peuvent également en témoigner.  Dans un rapport du 4 mars 2021 présenté devant le Conseil des droits de l’homme des Nations-Unis (« Détention arbitraire Syrie : le rapatriement reste le seul moyen conforme au droit international de remplir les obligations des Etats »), Madame Fionnuala Ní Aoláin a ouvertement dénoncé la posture des pays européens laissant croire qu’ils ne pourraient rapatrier leurs ressortissants faute d’accès consulaire ou d’influence suffisante sur la zone en ces termes :  « nous savons dans la pratique que beaucoup de ces États sont en contact direct avec les autorités du camp. Nous le savons parce que des informations importantes et bien attestées indiquent que les services de sécurité de ces États sont présents dans les camps et ont engagé des négociations et des discussions (…)  Donc il semble que si vous pouvez être suffisamment présent pour vous engager avec un acteur non étatique dans le cadre du secteur de la sécurité, il semble tout aussi évident que vous devriez être présent d’une autre manière, c’est-à-dire de manière à sécuriser vos citoyens ».

Nous, avocats, avons accès à de nombreux dossiers d’instruction et enquêtes préliminaires dans lesquels le travail de renseignement français réalisé dans les camps Roj et Al Hol est mis en exergue. Et la présence des services de sécurité français dans les camps du Nord-Est de la Syrie, qui mènent des opérations de renseignement et soutiennent les FDS sans pour autant porter assistance ni sécuriser les ressortissants français présents sur place, est particulièrement choquante. La France est en capacité de choisir les enfants qu’elle rapatrie, d’interdire l’accès de ces camps aux avocats, aux parlementaires,  aux familles, et est informée de tout ce qui se passe en leur sein : l’AANES obéit effectivement aux ordres de la France.

Quelle autorité décide ou non du rapatriement des ressortissants français dans cette situation ?

Nous avons été reçus à l’Elysée à plusieurs reprises sur cette question, et il nous a été expressément indiqué que la décision de rapatrier ou non nos ressortissants appartenait, en toute logique, au président de la République. Nous avons d’ailleurs été invités à ne plus renseigner le quai d’Orsay sur ce dossier mais l’Elysée. Et nous avons d’ailleurs pris soin, deux semaines avant la transmission de notre communication au bureau de la procureure de la CPI, d’informer l’Elysée de notre démarche. Les dernières déclarations officielles rappelant que la position française restée inchangée sont celles de Monsieur Laurent Nunez, directement rattaché au président de la République. La décision de ne pas rapatrier ces enfants et leurs mères est donc celle du chef de l’État, également chef des armées. Et nous n’avons jamais écrit que celui-ci serait directement « responsable des conditions de vie dans les camps, des éventuelles situations de torture et mauvais traitements qui y sont infligés, ou de l’absence de procès au plan local ». Mais en décidant d’abandonner ces femmes et ces enfants à leur sort malgré les exhortations des autorités qui les détiennent, le président de la République est susceptible de se rendre complice de leur détention illégale, des traitements inhumains qu’ils subissent et de l’atteinte à leur dignité. Il prive également ces femmes de leur droit à être jugées en France, seul pays où elles peuvent être valablement poursuivies et où elles sont toutes judiciarisées.

Nous n’instrumentalisons ni la justice internationale ni la Cour pénale internationale : nous ne sommes pas des militants mais des auxiliaires de justice et nous usons des instruments de droit qui sont à notre disposition. Notre dessein n’est ni de « rendre service à la justice internationale » ni de la desservir, mais de la saisir de ce qui relève exactement de sa compétence et est susceptible de constituer des crimes de guerre puisqu’à ce stade, il doit être simplement vérifié que la cour n’est pas manifestement incompétente.

En 2016, plusieurs États africains se sont retirés du Statut de Rome, reprochant au Tribunal de la Haye, censé être universel, de ne juger que des dirigeants africains. La nécessité de « désafricaniser » la Cour pénale internationale est une « condition sine qua non pour rétablir sa crédibilité » avait alors assuré le philosophe internationaliste Jean-Baptiste Jeangène Vilmer. C’est parce que la France a été l’un des États « porteurs » de cette juridiction internationale et qu’elle a adhéré pleinement au Statut de Rome que notre rôle, et plus encore notre devoir, est d’utiliser toutes les voies de droit que les représentants de l’État nous ont ouvertes par l’adhésion de la France à ce Statut. Cette adhésion oblige la France, le chef de l’État, et nous oblige, nous aussi, en tant qu’avocats.