La taxe carbone aux frontières : l’Hydre européenne
Par Sylvie Schmitt, Maître de conférences HDR, CDPC J.C. Escarras, Aix Marseille Univ., Univ. Pau & Pays d’Adour, UMR-CNRS 7318, Université de Toulon.
Par Sylvie Schmitt, Maître de conférences HDR, CDPC J.C. Escarras, Aix Marseille Univ., Univ. Pau & Pays d’Adour, UMR-CNRS 7318, Université de Toulon
Vous souvenez-vous de l’Hydre de Lerne, ce serpent à plusieurs têtes qui soufflait une haleine toxique ? Hercule avait fini par le tuer en cautérisant les plaies chaque fois qu’il coupait une tête, de façon à les empêcher de repousser.
Ce n’est pas pour son haleine toxique que l’image de l’Hydre est convoquée ici, malgré la similaire dangerosité des gaz à effet de serre. Ni pour sa lointaine parenté avec un autre serpent terrifiant, le Léviathan, bien que l’ombre de ce dernier suive discrètement l’évolution d’une Europe en quête de ressources propres. L’Hydre, toujours plus vivante depuis son trépas officiel à Lerne, a été cherchée au fond de sa grotte pour symboliser la taxe carbone aux frontières. Car ce qui frappe d’emblée, lorsqu’on analyse la taxe, c’est la pluralité de ses fonctions, comme autant de têtes qui s’agitent chacune de leur côté sans qu’on sache de quelle manière les coordonner. Est-ce une ressource destinée à financer le plan de relance de l’Union européenne, une imposition environnementale ou encore un instrument de régulation commerciale ? Les trois ensemble en vérité.
Une ressource pérenne pour financer le plan de relance européen ?
Face à la crise du Covid et sous la pression de la France et de l’Allemagne, le Conseil de l’Union européenne a adopté en juillet 2020 un plan de relance comprenant 750 milliards d’euros. Une partie de cette somme doit fournir aux États-membres des subventions pour les aider à supporter la crise.
Le plan de relance est financé grâce à l’emprunt, qu’il faudra ensuite rembourser et là, se pose un problème de taille : l’Union européenne ne dispose pas de ressources suffisantes pour le remboursement. Il lui faut des ressources supplémentaires en plus de celles, traditionnelles, qui proviennent des contributions des États-membres. C’est peut-être aussi l’occasion – la crise en est toujours une – de faire une réforme de fond en se dotant enfin de ressources propres. L’Europe propose ainsi l’institution de plusieurs impositions : la taxe GAFAM (depuis le départ du président Trump, les Américains semblent plus disposer à l’accepter), la taxe sur les transactions financières (une vieille lune française, imaginée pendant la crise de 2008), la taxe sur les plastiques non-recyclés et la taxe carbone aux frontières, officiellement dénommée « mécanisme d’ajustement carbone aux frontières » (décision 2020/2053 du Conseil du 14 décembre 2020). De toutes ces impositions, seule la taxe sur les plastiques non-recyclés est entrée en application. Quant à la taxe carbone aux frontières, elle devrait devenir effective en 2023. Son instauration a été confirmée par une résolution du Parlement européen du 10 mars 2021. Il est prévu que la taxe frappe les exportations de pays « moins ambitieux » sur le plan climatique. La Commission européenne se prononcera sur la résolution en juin prochain.
Les matières imposées, le plastique non-recyclé, les services numériques et le carbone, possèdent un potentiel économique élevé. Elles représentent les richesses d’aujourd’hui et de demain, le carbone notamment, cette forme de pollution considérée pendant longtemps comme gratuite du fait de son invisibilité. Arthur Cecil Pigou s’étonnait pourtant, en 1920, que le smog toxique provoqué à Londres par les cheminées ne fût pas taxé. Le premier théoricien de la fiscalité environnementale avait compris bien avant les autorités européennes l’importance d’imposer la pollution atmosphérique. L’Union européenne est désormais convaincue de l’intérêt d’une taxe carbone, un siècle après Pigou. Il faut dire que le projet de taxe est très alléchant, avec 5 à 14 milliards de recettes fiscales en perspective (selon les estimations de la Commission européenne). De quoi pouvoir payer une partie substantielle de l’emprunt Covid.
L’institution de la taxe carbone aux frontières serait donc justifiée par les besoins en ressources propres de l’Europe, mais pas seulement. A cette première cause s’en ajoute une deuxième, la protection de l’environnement.
Un moyen de lutter contre la surproduction de carbone ?
L’Europe paraît s’être convertie à la fiscalité environnementale, du moins en partie. Si elle est prête à adopter une taxe carbone, elle n’en fera pas pour autant une véritable taxe pigouvienne. Il lui manque un attribut déterminant, le signal-prix.
Les taxes environnementales se reconnaissent par la présence, dans leur assiette, d’un élément lié à l’environnement. On peut y inclure par exemple, selon cette définition, la taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques (frappant les carburants). Les taxes pigouviennes, dites également « écotaxes », se distinguent des autres taxes environnementales en ce qu’elles visent à modifier les comportements des consommateurs grâce à un prix intégrant à leur juste valeur les externalités négatives (c’est-à-dire les effets négatifs sur l’environnement). C’est ce que l’on appelle le « signal-prix ». Son succès présuppose la disparition même de la taxe pigouvienne, devenue sans objet une fois que la source de pollution taxée a été jugulée par la pression fiscale. A l’inverse, les taxes environnementales à vocation budgétaire présentent des taux faibles ou moyens, suivant le principe bien compris des pouvoirs publics qu’il ne faut pas tuer la poule aux œufs d’or (principe également connu sous le nom de « courbe de Laffer »). Elles sont donc conçues pour durer.
La taxe carbone aux frontières est certainement une taxe environnementale du fait de son assiette, mais c’est aussi une imposition budgétaire dans la mesure où elle doit devenir une ressource pérenne de l’Europe. Bien sûr, les partisans de la taxe mettent en avant les changements de comportement attendus des producteurs et des États tiers : le paiement de la taxe poussera les fabricants à s’orienter vers des technologies vertes ; les États tiers préféreront instaurer leur propre taxe plutôt que de voir leurs exportations soumises à une taxe étrangère et, de cette manière, ils élèveront leur niveau d’exigences dans la lutte contre le réchauffement climatique ; les fabricants européens éviteront de délocaliser leurs productions dans les tristes « paradis polluants » (expression désignant les États pauvres submergés par les poubelles des États riches). Tous ces bienfaits attendus par l’instauration de la taxe ne peuvent faire oublier la simple logique de la politique fiscale européenne : soit l’Europe a intégré l’idée que la taxe carbone disparaîtra après avoir incité les États tiers à modifier leurs comportements, auquel cas il s’agit d’une véritable taxe pigouvienne ; soit l’Europe a admis que cette taxe ne modifiera pas grand-chose, en raison d’un prix « ajusté ». Elle resterait alors une simple imposition environnementale à vocation budgétaire, l’expression pérenne de l’impuissance européenne à lutter contre le réchauffement climatique.
Un ajustement au prix du carbone ?
De fait, comment peut-on espérer qu’une imposition soit incitative si elle ne possède pas un signal-prix significatif et si, de surcroît, sa nature fiscale est gommée ? A l’appellation connue de « taxe carbone », l’Union européenne a préféré celle, plus ambiguë, de « mécanisme d’ajustement carbone aux frontières ». Il fallait probablement édulcorer tout ce qui pouvait évoquer, de près ou de loin, les droits de douanes, autrement dit le protectionnisme. Curieux cependant que l’Europe ait choisi le mot « ajustement » signifiant l’adaptation à une situation, à un comportement, comme si c’était au pouvoir fiscal de s’adapter au marché, ce qui est l’exact inverse du rôle attribué aux taxes environnementales ou, du moins, aux taxes pigouviennes.
L’ajustement carbone devrait permettre d’assurer la même tarification entre les produits importés et les produits des entreprises européennes soumises au système d’échange de quotas d’émissions de carbone (le SEQE), soit un coût de 30 à 40 € la tonne. Le tarif reste modeste, du fait de la gratuité de l’attribution des quotas, bien éloigné par exemple des 100 € la tonne de CO2, prévus d’ici 2030 pour la taxe carbone française (loi n° 2015-992 du 17 août 2015 relative à la transition énergétique pour la croissance verte, art. 1er). Ce coût limité du carbone en Europe explique peut-être une « fuite carbone » (i.e. la délocalisation des entreprises européennes dans les paradis polluants) très relative.
L’instauration de la taxe carbone risque de provoquer une guerre commerciale avec les pays jugés peu protecteurs du climat. L’Europe se trouve dans la situation où elle est obligée de rester prudente pour ne pas heurter ses partenaires commerciaux les plus importants, en premier lieu les États-Unis. Quant à la Chine, elle a déjà instauré sa propre taxe carbone sur ses exportations, coupant de cette manière la possibilité pour d’autres États de les imposer – conformément au principe de l’interdiction d’une double imposition. Au final, la taxe pourrait peser principalement sur les produits des pays émergents.
Ce mixage entre préoccupations commerciale, environnementale et budgétaire produit un objet fiscal indéterminé qui tient en équilibre ses trois finalités. La première ménage le libre-échange, la deuxième légitime politiquement la taxe, la troisième assure le financement de l’Europe. Si on tentait d’occulter une de ces fonctions, elle resurgirait aussitôt. Mais en multipliant les finalités, l’Europe produit aussi une taxe qui n’en est pas une, qui dénature la fiscalité environnementale et qui donne valeur marchande à la pollution.
De quoi s’interroger sur l’opportunité de remplacer l’Hydre vénéneuse par une inoffensive poule budgétaire.
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