La neutralité climatique en temps de pandémie
Estelle Brosset, Professeure, Aix Marseille Université, Université de Toulon, Univ Pau & Pays Adour, CNRS, DICE, CERIC, Aix-en-Provence.
Estelle Brosset, Professeure, Aix Marseille Université, Université de Toulon, Université de Pau et des Pays de l’Adour, CNRS, DICE, CERIC, Aix-en-Provence
Le 4 mars dernier, la Commission publiait une proposition de règlement établissant le cadre requis pour parvenir à la neutralité climatique aussi intitulée proposition de « loi européenne sur le climat » (COM (2020) 80 final). Au même moment, en Europe, tous les pays étaient les uns après les autres touchés par la flambée du Covid-19 avec une augmentation continue du nombre de contaminés. Le 9 mars, l’Italie instaurait un régime de « zone protégée » ; le 17 mars, la première réunion des chefs d’État et de gouvernement de l’Union, à ce propos, se tenait.
« En temps » de pandémie, qu’est devenu cet objectif de neutralité climatique ?
Que dit ce texte ?
Cette proposition a pour vocation principale d’énoncer un objectif : l’objectif de neutralité climatique, c’est-à-dire, d’un équilibre entre les émissions et les absorptions des gaz à effet de serre (de tous et pas uniquement le CO2) pour l’ensemble de l’Union. Une échéance, celle de 2050, est également fixée pour satisfaire à un tel objectif. L’objectif en tant que tel n’est pas nouveau. Dans son Greendeal publié le 11 décembre 2019 (Communication de la Commission, Le pacte vert pour l’Europe, COM/2019/640 final), la Commission avait défini une nouvelle stratégie de croissance pour l’Union avec pour but, notamment, que les émissions nettes de gaz à effet de serre deviennent nulles en 2050. Le Parlement européen avait, lui aussi, plaidé en faveur d’un tel objectif (Résolution du Parlement européen du 14 mars 2019– une vision européenne stratégique à long terme pour une économie prospère, moderne, compétitive et neutre pour le climat conformément à l’accord de Paris). Le Conseil européen s’y était également rallié dans ses conclusions du 12 décembre 2019 rendues le lendemain de la publication du Greendeal. Il faut dire qu’une telle perspective n’est ni uniquement européenne ni strictement politique. Le dernier rapport spécial du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat a confirmé que, pour limiter le réchauffement planétaire de 1,5 °C, il fallait parvenir à la neutralité carbone à l’échelle planétaire en 2050 et à la neutralité pour tous les autres gaz à effet de serre plus tard au cours du siècle.
Toutefois, le texte est original en ce que l’objectif est pour le première fois désigné comme un objectif juridiquement contraignant dans l’Union. D’abord, il a vocation à figurer dans un règlement de l’Union (ayant force législative et d’ailleurs il est proposé de le désigner sous le terme de « loi climat »). Ensuite, l’objectif est assorti d’étapes et d’échéances précises. D’ici à septembre 2020, la Commission déterminera l’objectif spécifique pour 2030 qui devra être une réduction de 50 % ou de 55 % par rapport aux niveaux de 1990 (contre 40 % aujourd’hui). Elle proposera, d’ici juin 2021, le réexamen de l’ensemble des textes de l’Union concernés par un tel objectif.
Dans une seconde étape, la Commission présentera « une trajectoire » pour la période 2030-2050 en vue d’atteindre l’objectif de neutralité climatique, trajectoire qui sera, tous les cinq ans, actualisée si nécessaire. Enfin, il est prévu une procédure d’évaluation des progrès accomplis par les Etats par la Commission, au plus tard le 30 septembre 2023, puis tous les cinq ans, en se fondant principalement sur les informations communiquées dans le cadre des plans nationaux en matière d’énergie et de climat prévu par le règlement (UE) 2018/1999 sur la gouvernance de l’Union de l’énergie et de l’action pour le climat. Si, sur la base de l’évaluation, la Commission constate que les progrès accomplis sont insuffisants, elle pourra formuler des recommandations (rendues publiques) aux Etats dont ils devront tenir dûment compte et dans le cas contraire, ils devront se justifier.
Quel est le lien entre ce texte et l’Accord de Paris ?
Les liens entre ce texte et l’Accord de Paris sont évidents. Le texte a en effet vocation à assurer la participation de l’Union (responsable de 10 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre) à la réalisation de l’objectif fixé par l’Accord que l’Union a conclu (décision (UE) 2016/1841 du Conseil du 5 octobre 2016 relative à la conclusion, au nom de l’Union européenne, de l’accord de Paris). Or, si l’Union, entre 1990 et 2018, a réduit de 23 % ses émissions, les projections en l’état actuel du droit évoquent une réduction autour de 60 % d’ici 2050 ce qui n’est pas suffisant pour atteindre les objectifs de températures fixés par l’Accord. D’ailleurs dès le lendemain (le 5 mars), le Conseil a, au nom de l’Union et de ses États membres, transmis sa stratégie à la convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC), ainsi que le prévoit l’Accord de Paris. On remarquera que le calendrier du texte est aligné sur les délais fixés dans l’Accord (la Commission réexamine au plus tard six mois après chaque bilan mondial prévu par l’Accord de Paris la trajectoire qu’elle s’est fixée). Le processus retenu (plans nationaux intégrés- évaluation-recommandation) est, au-delà de son rythme, également très proche de ce que prévoit l’Accord (contribution nationalement déterminée- évaluation- bilan mondial).
Quelle mise en œuvre du texte ?
D’abord, il convient de rappeler, si besoin était, qu’il s’agit pour l’heure uniquement d’une proposition de la Commission et que, donc, la « loi climat » ne pourra entrer en vigueur que lorsqu’elle aura été votée dans les mêmes termes, par le Parlement et le Conseil. Notons également que, à la suite de l’adoption de ce texte, il reviendra à la Commission de déterminer les objectifs intermédiaires, soit la trajectoire à suivre pour atteindre la neutralité climatique et ce, si les choses restent comme proposé par la Commission, par voie d’actes délégués. Un acte délégué est, selon l’article 290 TFUE, un acte qui ne porte pas sur les éléments essentiels d’un acte législatif (mais qui le complète) et qui, pour cette raison, est adopté par la Commission, à condition que ni le Parlement européen ni le Conseil n’ait exprimé d’objection dans un délai de deux mois (renouvelable une fois) à compter de la notification de cet acte.
Rappelons enfin que la Commission a proposé la création d’un Fonds pour une transition juste (de 100 milliards d’euros d’investissement) qui a vocation à soutenir les États membres en vue d’atteindre cet objectif, en particulier ceux pour lesquels la poursuite d’un tel objectif entraînera des effets sociaux et économiques importants (parce que par exemple, ils dépendent fortement des combustibles fossiles ou encore parce qu’ils ont sur le territoire des industries à forte intensité de gaz à effet de serre) (COM 2020 (22) du 14 janvier 2020).
Quelles sont les faiblesses du texte ?
À peine dévoilé, même si la pandémie en a balayé le souvenir, le texte a été critiqué. Les premières ont été adressées le jour même de la publication de la proposition par Greta Thunberg accueillie à l’occasion par la Commission. Il faut dire que le texte de la proposition comporte plusieurs faiblesses. La première série de faiblesses concerne l’objectif même de neutralité en 2050. D’abord, l’objectif doit « passer » la procédure législative. Or, le contexte n’est pas simple, notamment du côté des Etats. En effet, si le Conseil européen a annoncé être parvenu à un accord en décembre dernier, l’accord est un peu particulier car la Pologne s’y est opposée (« un État membre, à ce stade, ne peut s’engager à mettre en œuvre cet objectif en ce qui le concerne, et le Conseil européen reviendra sur ce point en juin 2020 »). Quelques mois plus tôt, c’était aussi le cas de la Hongrie, la République tchèque et l’Estonie. Le débat au Conseil devrait donc être complexe. Ensuite, en lui-même, l’objectif n’est pas exempt de questions. Pourquoi 2050 ? Pourquoi un tel objectif uniquement pour l’Union et aucun objectif de neutralité au niveau des États membres ? Le Parlement s’apprête d’ailleurs à discuter sur ce point (Projet de rapport de la Commission de l’environnement, de la santé publique et de la sécurité alimentaire, 4 mai 2020).
D’autres faiblesses concernent les moyens d’y parvenir. Le texte prévoit certes un calendrier, mais qui reste lâche (aucune étape entre 2030 et 2050 n’est identifiée) et surtout les objectifs intermédiaires ne sont pas tranchés. La proposition évoque une réduction entre 50 et 55 % pour 2030, mais le Parlement s’apprête à discuter d’une réduction de 65 % et évoque déjà pour après 2030 un objectif de l’ordre de 80 à 85 % par rapport aux niveaux de 1990. Le choix d’énoncer ces objectifs intermédiaires dans un acte délégué peut également être critiqué. Et pour cause, il réduit la capacité du Parlement et du Conseil qui n’ont plus la possibilité, comme dans la procédure législative, d’amender le texte, mais uniquement de l’approuver ou de le rejeter, et ce dans un délai court. Des critiques peuvent aussi être formulées à propos de la procédure d’évaluation des progrès accomplis par les Etats. Cette procédure est censée déboucher sur des recommandations de la Commission. Certes, surtout lorsqu’on a en tête les recommandations dans le cadre du Semestre européen, on peut espérer (ou craindre, c’est le cas du Sénat français : résolution du Sénat sur la (non) conformité au principe de subsidiarité de la proposition du 22 mai 2020) qu’elles soient suivies d’effets politiques concrets. Reste qu’il ne s’agit que de recommandations qui ne sont donc pas juridiquement contraignantes pour les Etats.
Et la pandémie actuelle, quel impact ?
L’impact immédiat de la pandémie Covid-19 sur le texte n’est guère positif. La lutte contre cette pandémie a en effet mécaniquement supplanté, pendant ces trois derniers mois, tout autre sujet, dont celui-là. La procédure législative n’a pas véritablement commencé, un projet de rapport de la Commission de l’environnement, de la santé publique et de la sécurité alimentaire du Parlement a seulement été publié. En plus, la Commission a déjà envisagé, eu égard au report de la COP26, de repousser elle aussi la date à laquelle elle devrait proposer de nouveaux objectifs pour 2030. L’impact n’est d’ailleurs pas uniquement mécanique, mais également politique. Les pressions pour revoir l’objectif, pour le rendre plus flexible voire pour « l’oublier » (demande du premier ministre tchèque) sont en effet notables. Plus généralement, il est probable que la situation économique prochaine des Etats et l’augmentation probable de leurs dettes pèsent sur leurs moyens (et donc sur leur volonté) pour progresser vers la neutralité climatique.
Pourtant, la Commission garde le cap et vient de rappeler fermement que le plan de relance européenne devra respecter un tel objectif (Voir Communication de la Commission, L’heure de l’Europe : réparer les dommages et préparer l’avenir pour la prochaine génération, 27 mai 2020, COM (2020) 456 final). Elle propose d’ailleurs, dans ce cadre, de renforcer le Fonds pour une transition juste à hauteur de 40 milliards d’euros, afin d’aider les États membres à accélérer leur transition vers la neutralité climatique. Elle pourrait être aidée, dans cette perspective, par certains effets (malheureusement ou heureusement) positifs de la flambée du Covid-19. Même si les conséquences de la pandémie sont bien différentes de celles attendues du dérèglement climatique (« Le virus est brutal, il s’attaque aux humains, il est relativement égalitaire ; le changement climatique est une catastrophe au ralenti qui s’attaque d’abord aux non-humains et aux plus pauvres. L’épidémie est temporaire, quand les perturbations du climat sont quasi éternelles », J-B. Fressoz, Libération, 23 mars 2020), dans les deux cas, il est question d’un phénomène d’ordre vital qui concerne l’humanité dans son ensemble, sans considération de frontière.
Au-delà, de façon concrète, cette pandémie n’est pas sans lien avec la question du climat. Le dérèglement climatique entraîne en effet une destruction de la biodiversité qui, conjugué à une hyperurbanisation, a clairement abouti à répandre des maladies infectieuses plus largement. Il semblerait également que les effets de la contraction du coronavirus soient aggravés par la dégradation de l’environnement (y compris au plan climatique), plus précisément par la pollution de l’air. « La récente pandémie de COVID-19 n’a fait que souligner combien il est urgent de protéger et de restaurer la nature. Cette pandémie nous fait prendre conscience des liens qui existent entre notre santé et celle des écosystèmes » (COM (2020) 456 final). Last but not least, depuis le début de la pandémie, les émissions de CO2 ont, du fait de l’arrêt forcé d’un grand nombre d’activités industrielles ainsi que du trafic, notamment aérien, nettement baissé. Certes, la baisse n’est pas structurelle et sans doute temporaire ; certes, elle n’est finalement pas si importante (8 à 10 % des émissions mondiales) eu égard au caractère exceptionnel de la pandémie et des mesures qu’elle a impliquées. Il n’en demeure pas moins que cette décrue témoigne de ce qu’une réduction substantielle des émissions est possible à condition « d’expérimenter des modes d’organisation innovants » (C. De Perthuis, The Conversation, 15 avril 2020). Or, la crise du coronavirus a confirmé que, en quelques jours seulement, des mesures radicales pouvaient être prises, des financements massifs pouvaient être mobilisés, bref a eu « le mérite de montrer que la primauté du politique était possible en dépit de toutes les barrières que mettaient les engagements juridiques et les prétendus impératifs économiques. Pourquoi ce qui a été possible un jour ne le serait-il pas en temps ordinaire ? » (A. Garapon, « Un moment d’exception », Esprit, 2020/5 (Mai), p. 87-92).
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