La mer de Chine méridionale : mer chinoise ou mer internationale ?
Par Philippe Delebecque, Professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Membre de l’Académie de Marine.
Par Philippe Delebecque, Professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Membre de l’Académie de Marine
Le Figaro a récemment rendu compte du conflit potentiel dans la mer de Chine entre les États-Unis et la Chine elle-même. Le sujet est brûlant d’actualité. D’un côté, la Chine, de l’autre les États Unis, et derrière eux, notamment, les Philippines : « une armada de plus de deux cents navires chinois auraient pris position dans l’archipel des Spratleys, le 7 mars ». D’où une réaction des Philippines dénonçant « une nouvelle violation de la seconde puissance mondiale dans leur ZEE ». Les enjeux économiques, stratégiques et politiques du conflit sont considérables. La libre circulation des navires, l’exploitation de la mer et l’accès à certaines zones, notamment celles de Taïwan, sont en cause.
Quels éléments expliquent les tensions actuelles entre la Chine et les États-Unis ?
Une première question a trait à la protection de la mer territoriale qui est, comme on le sait, une zone où la souveraineté de l’État côtier s’exerce pleinement (cf. art. 2, Convention de Montego Bay de 1982). Elle s’étend, au maximum, sur 12 milles marins à partir de la ligne de base (cf. laisse de basse mer le long de la côte). L’État riverain y exerce les pouvoirs les plus larges. De même a-t-il le droit exclusif d’exploiter le sous-sol marin. La souveraineté de l’État côtier est toutefois soumise à une limite, en ce sens, qu’il doit respecter le droit de passage inoffensif des navires étrangers (art. 17 CMB). Or, les États-Unis conduisent des exercices de liberté de navigation dits Fonops (Freedom of Navigation Operations) souvent périlleux pour mettre à l’épreuve ce droit de passage inoffensif. Les navires américains se confrontent ainsi aux autorités chinoises.
La seconde question, au regard du conflit potentiel entre la Chine et les États-Unis, porte sur la délimitation des frontières maritimes. La CMB donne un certain nombre de définitions. L’article 121-1 nous dit qu’une île – naturelle – est, quelle que soit sa dimension, « une étendue naturelle de terre entourée d’eau qui reste découverte à marée haute », ce qui la distingue du « haut-fond découvrant » qui est une élévation naturelle de terrain qui est entourée par la mer, découverte à marée basse et recouverte à marée haute (art. 13). Cette distinction se comprend, mais soulève déjà la question délicate, car commandant des délimitations de frontières, des marées hautes et des marées basses.
Ajoutons que si une île est située dans la mer territoriale d’un État côtier, sa laisse de basse mer peut être prise en compte pour tracer des lignes de base de ladite mer territoriale, ce qui élargit d’autant cette mer. Il en va de même d’un haut-fond découvrant (art. 13), du moins pour le premier d’entre eux se situant dans la mer territoriale. On le voit, les îles et les hauts-fonds découvrant ont déjà un rôle déterminant dans la délimitation des zones de souveraineté.
S’agissant de la délimitation de la ZEE et du Plateau continental, la situation juridique n’est pas la même : si les hauts-fonds n’ouvrent aucun droit, ce n’est pas le cas des îles. L’article 121 CMB prévoit en effet qu’au-delà de la mer territoriale, la zone contiguë, la ZEE et le plateau continental d’une île sont déterminés « conformément aux dispositions de la Convention applicables aux autres territoires terrestres ». On mesure donc l’importance des îles dans la détermination des espaces maritimes. Encore faut-il cependant qu’il s’agisse bien d’îles, car « les rochers qui ne se prêtent pas à l’habitation humaine ou à une vie économique propre n’ont pas de ZEE ni de plateau continental » (art. 121-3). D’où le caractère capital de cette seconde distinction qui a donné lieu à la fameuse sentence arbitrale du 12.07.2016 (v. J.-P. Pancracio, La sentence Chine Philippines, DMF 2017, 971 ; P.M. Eisemann, « Qu’est-ce qu’un rocher au sens de la convention de Montego Bay de 1982 ? Observations sur la sentence arbitrale du 12 juillet 2016 relative à la mer de Chine méridionale », RGDIP, 2020, p. 7). Cette sentence, en refusant de reconnaître le statut d’île aux îlots des Spartleys, a été accueillie avec la plus grande satisfaction par les États-Unis, mais a suscité un grand émoi en Chine où les autorités publiques ont déclaré n’être pas tenues par une telle sentence. Le conflit entre les deux plus grandes puissances mondiales s’est ainsi exacerbé.
Les Fonops (Freedom of navigation operations) dans la mer de Chine méridionale sont-elles légitimes ?
La mer territoriale est un espace sur lequel la souveraineté de l’État côtier s’exerce, avec certaines limites toutefois, dont celle liée au droit de passage inoffensif. Ce concept renvoie au droit d’un navire, de commerce, de pêche, de plaisance ou même de guerre, de traverser les eaux territoriales d’un État étranger. La CMB définit largement le libre passage. Le passage est le fait de traverser les eaux territoriales pour se rendre dans un autre port. Le passage doit être continu et rapide.
Le passage doit, en outre, être inoffensif. Les textes ont une acceptation étroite du passage inoffensif et retiennent donc une définition large du passage non inoffensif. La CMB mentionne les actes qu’il faut considérer comme n’étant pas inoffensifs. Il s’agit notamment : des manœuvres militaires, des actes de pollution graves et délibérés, des activités de pêche, … et, enfin, de « toute autre activité sans rapport direct avec le passage ».
Si l’État côtier constate des faits et actes non inoffensifs, les autorités compétentes peuvent alors intimer au navire contrevenant de quitter la zone. Elles peuvent aussi exercer un droit de visite à bord, dérouter le navire étranger vers l’un des ports de l’État riverain pour faciliter une enquête et exercer le cas échéant des poursuites. Ce qui, toutefois, ne sera pas possible si le navire contrevenant est un navire de guerre. Le régime applicable au navire en transit dans les eaux territoriales n’est pas celui qui est reconnu en haute mer : il ne bénéfice pas du principe de la liberté de navigation et doit respecter la réglementation de l’État riverain. Quant à l’État riverain, il ne doit pas stopper le navire en libre passage pour exercer sa juridiction pénale, sauf si une infraction pénale a été commise et cause un trouble à l’ordre public dans les eaux territoriales.
En l’état de ces dispositions, on peut s’interroger sur la légalité des Fonops qui sont lancées, notamment par les États-Unis, pour mettre à l’épreuve l’État côtier et vérifier s’il respecte le droit de passage inoffensif des navires étrangers. Ce qui suscite des réserves bien légitimes lorsque ces opérations se traduisent par des traversées de navires de guerre dans les eaux territoriales. Les arguments pour et les arguments contre se disputent, mais il n’est pas certain que l’on puisse laisser à un État le soin de confier à ses navires ou aux navires sous sa coupe, le rôle de gendarme. Les navires, spécialement de guerre, doivent être utilisés avant tout pour protéger l’État du pavillon dont ils relèvent. C’est sans doute l’idée de la CMB qui considère comme offensif « toute activité sans rapport direct avec le passage ».
Les îlots de la mer de Chine méridionale peuvent-ils ouvrir droit à une ZEE ?
Le 12 juillet 2016, le Tribunal arbitral constitué en application de l’Annexe VII de la CMB a, sous l’égide de la CPA, rendu sa sentence dans l’affaire opposant la République des Philippines à la République populaire de Chine relativement à la revendication de certains îlots (Spratleys). La sentence a commencé par définir la notion de « rocher » au sens de la CMB, en observant qu’il fallait ne pas tenir compte de ses dimensions ni de sa géologie, et qu’il fallait par conséquent raisonner comme en matière d’île (cf. « étendue naturelle de terre entourée d’eau », sans autre précision). Rapprochement discutable, car un rocher est avant tout, nous semble-t-il, composé de roches.
Il faut en outre rappeler qu’un rocher exclut toute extension de souveraineté, fût-elle finalisée comme pour ce qui relève de la ZEE et du plateau continental (zones de souveraineté finalisée), si et seulement s’il ne se prête pas à une habitation humaine ou à une vie économique propre (art. 121-3). Dès lors, si un rocher abrite un habitat ou permet une activité économique, il ouvre droit à une ZEE et à un plateau continental. D’où la question de savoir ce qu’il faut entendre par « habitation humaine » et « vie économique propre », les deux notions étant sans doute distinctes. Pour les arbitres, ces concepts doivent se comprendre au regard des conditions permettant à l’habitation humaine ou à la vie économique de se développer de manière permanente selon des standards minimums. L’habitation humaine renvoie à une installation pour un temps indéfini d’une communauté humaine capable de se nourrir et de s’abriter sur l’île sans aide extérieure, tandis que la vie économique propre s’entend d’une vie économique indépendante de l’extérieur. Par conséquent, une île « serving purely as an object for extractive activities, without the involvement of a local population » n’ouvrirait droit à aucune ZEE ni plateau continental.
L’analyse n’est pas convaincante. Il est permis de penser qu’une habitation humaine ne postule pas nécessairement l’existence d’une communauté et ne s’accompagne pas nécessairement d’une vie locale. De même, une activité économique peut se concevoir avec le soutien d’une aide extérieure. Les notions d’habitation humaine et de vie économique ne doivent pas être comprises à l’aune des seules données des pays dits développés et encore moins des seuls pays occidentaux. On ne peut donc s’empêcher de penser que dans leur sentence, les arbitres ont voulu promouvoir une certaine thèse qui conduit à limiter les souverainetés des États sur leurs territoires marins. Or, cette thèse n’est pas celle des rédacteurs de la CMB qui est avant tout un texte de compromis.
À titre complémentaire et dans le cas particulier de la France, ses possessions ultra marines sont nombreuses (Tromelin, Clipperton, etc.). Ne s’agit-il pas d’îlots épars qui, sans être de simples rochers, n’ont pas d’habitats locaux qui leur soient propres ? Doit-on se résoudre à ce que ces territoires n’ouvrent plus droit à une ZEE ? La question est posée. En attendant, c’est la Marine nationale chinoise qui se développe. Dans la mer de Chine méridionale, la marine chinoise est maintenant dans une position avantageuse, car ses navires s’y concentrent. La « bataille » avec les États-Unis se joue même jusque dans les abysses. Avec la France, les données ne sont pas les mêmes. Pour autant, notre Marine nationale ne saurait rester en retrait. Sans s’impliquer dans le conflit, elle doit être présente, montrer ses capacités et contribuer à la résolution progressive des difficultés par une politique reposant sur la défense des principes inscrits dans la CMB.