La liberté de la presse face aux opérations d’évacuation des campements de migrants
Par Agnès Granchet, Professeure à l'Université Paris 2 Panthéon-Assas.
Par Agnès Granchet, Maître de conférences à l’Université Paris 2 Panthéon-Assas
Par une ordonnance du 3 février 2021, le juge des référés du Conseil d’État qualifie la liberté de la presse de liberté fondamentale susceptible d’être invoquée dans le cadre d’un référé-liberté sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative. Mais il rejette la requête de deux journalistes tendant à ce qu’il soit enjoint aux préfets du Nord et du Pas-de-Calais de les autoriser à accéder aux campements de migrants, situés sur le littoral à proximité de Dunkerque ou de Calais, lors de leur évacuation par les forces de l’ordre.
Quels étaient les arguments avancés par les journalistes à l’appui de leur demande en référé ?
Les journalistes, qui s’étaient vu interdire par les forces de l’ordre à cinq reprises, les 29 et 30 décembre 2020, de pénétrer à l’intérieur des périmètres de sécurité mis en place autour des camps de migrants lors de leurs évacuations, soutenaient qu’ils n’avaient pas été en mesure de couvrir ces opérations de police. Conformément aux exigences posées par l’article L. 521-2 du code de justice administrative relatif au référé-liberté, les requérants invoquaient l’existence d’une situation d’urgence, « une atteinte grave et manifestement illégale » à plusieurs libertés fondamentales et l’absence de justification des interdictions d’accès opposées par les forces de l’ordre, les opérations d’évacuation n’ayant pas révélé « l’existence de dangers ou tensions ».
En ce qui concerne la condition d’urgence, le juge des référés du tribunal administratif de Lille avait considéré, dans une ordonnance du 5 janvier 2021, qu’elle n’était pas remplie. Les évacuations des campements étaient terminées et aucune nouvelle intervention n’était plus envisagée. En appel, les requérants soutenaient que les entraves « systématiquement opposées aux journalistes qui cherchent à couvrir ces opérations de police » caractérisaient la situation d’urgence, requise en matière de référé-liberté pour obtenir le prononcé d’une décision dans un délai de quarante-huit heures.
Quant aux libertés fondamentales auxquelles il aurait été porté « une atteinte grave et manifestement illégale », les journalistes avaient invoqué, devant le tribunal administratif de Lille, la liberté d’expression, le droit à la dignité humaine, l’interdiction de traitements inhumains et dégradants et le droit de tout citoyen à demander des comptes à tout agent public. À l’appui de leur recours devant le Conseil d’État, ils mettaient en avant la liberté de la presse, la liberté d’aller et venir et la liberté individuelle. Estimant que les requérants ne justifient pas « de l’existence d’une atteinte à la liberté d’aller et venir ou à la liberté individuelle qui serait distincte de l’exercice de leur profession », le juge des référés centre son analyse sur l’appréciation des restrictions apportées à la liberté de la presse.
Quel est l’apport essentiel de l’ordonnance rendue ?
L’ordonnance du Conseil d’État reconnaît à la liberté de la presse le caractère de « liberté fondamentale », susceptible, comme telle, d’être invoquée à l’appui d’un référé-liberté. La décision est rendue au visa de différents textes, dont la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. Les interventions volontaires de trois journalistes et du Syndicat national des journalistes sont jugées recevables dans la mesure où ils justifient « d’un intérêt suffisant pour intervenir au soutien de la requête ».
En écho à un principe récurrent dans la jurisprudence constitutionnelle depuis une décision des 10 et 11 octobre 1984, le Conseil d’État commence par relever que « l’exercice de la liberté d’expression est une condition de la démocratie et l’une des garanties du respect des autres droits et libertés ». Il rappelle ensuite le principe déjà posé dans une ordonnance de référé du 17 avril 2012, selon lequel « la liberté d’expression et la liberté de communication des idées et des opinions ont le caractère de libertés fondamentales ». Le juge des référés en déduit que « la liberté de la presse qui en est une des composantes a, de même, le caractère d’une liberté fondamentale ».
En conséquence, les restrictions apportées par les autorités de police administrative à l’exercice de cette liberté fondamentale doivent, conformément aux principes posés dans l’arrêt Benjamin de 1933, être justifiées par « des motifs d’ordre public » et « nécessaires, adaptées et proportionnées » à l’objectif poursuivi.
Pour quels motifs le juge des référés rejette-t-il la demande des journalistes ?
Sans se contenter d’écarter la seule condition d’urgence, le Conseil d’État rejette la demande des journalistes en considérant que les restrictions apportées à l’exercice de leur profession n’ont pas constitué « une atteinte grave et manifestement illégale » à la liberté fondamentale que constitue la liberté de la presse.
Le juge relève d’abord que la mise en place, lors de l’évacuation des camps de migrants, de périmètres de sécurité « consistant à tenir éloignés les tiers dont les journalistes » et « les contrôles d’identité qui les accompagnent » étaient rendus « nécessaires pour des motifs de sécurité ». Selon le Conseil d’État, « ces mesures d’éloignement visent à faciliter l’exécution matérielle de leur mission par les forces de l’ordre, à assurer le respect de la dignité due aux personnes évacuées, et à prévenir les atteintes aux tiers que de telles opérations pourraient engendrer ».
Il est ensuite estimé que l’établissement de périmètres de sécurité n’avait pas eu « pour objet, ou pour effet de priver les journalistes de toute visibilité sur le déroulement des opérations » et donc de faire obstacle à leur couverture des événements. Sans évoquer explicitement l’adaptation et la proportionnalité des restrictions apportées à la liberté de la presse, le juge des référés en conclut que les mesures limitant, pendant les opérations d’évacuation, l’accès des journalistes aux campements de migrants, n’ont pas « excédé ce qui était nécessaire pour assurer la sécurité des opérations ».
À l’heure où la proposition de loi « relative à la sécurité globale », en particulier son article 24, fait craindre aux journalistes le risque d’atteintes à leur liberté d’information sur l’action de la police, l’ordonnance rendue par le Conseil d’État le 3 février 2021 semble avoir une résonance particulière. Tout en qualifiant la liberté de la presse de liberté fondamentale, le juge des référés estime que cette liberté ne garantit pas aux journalistes le droit d’accéder librement aux lieux, tels des campements de migrants en cours d’évacuation, où se déroulent des événements d’actualité. L’obligation imposée aux préfets « de veiller, dans l’organisation de futures opérations, notamment en ce qui concerne la fixation des distances de sécurité », au respect de l’exercice de la liberté de la presse, peut néanmoins laisser espérer, à l’avenir, une meilleure conciliation de cette liberté avec les exigences de l’ordre public.