Investissements directs étrangers : à la (re)découverte du protectionnisme économique ?
Par Sébastien Brameret, Maître de conférences, Université Grenoble Alpes, CRJ EA 1965.
Par Sébastien Brameret, Maître de conférences, Université Grenoble Alpes, CRJ EA 1965.
La pandémie a fourni l’occasion à l’État d’étendre les mesures de protection des investissements directs étrangers (IDE) en France. La crise ne marque pas un tournant dans la protection de ces investissements, dans la mesure où un virage protectionniste avait déjà été pris dès 2019, sous l’impulsion du droit européen.
Comment les investissements directs étrangers sont-ils encadrés ?
Selon l’OCDE, « l’investissement direct est un type d’investissement transnational effectué par le résident d’une économie (« l’investisseur direct ») afin d’établir un intérêt durable dans une entreprise (« l’entreprise d’investissement direct ») qui est résidente d’une autre économie que celle de l’investisseur direct » (Définition de référence de l’OCDE des investissements directs internationaux, 4e éd., 2008, pt 11). Celui-ci prend la forme d’une prise de participation dans le capital de l’entreprise nationale, pouvant éventuellement entraîner une prise de contrôle par l’entreprise étrangère. Le domaine des investissements directs étrangers (ci-après IDE) est sans doute l’un des seuls dans lesquels les autorités politiques comme universitaires s’accordent pour reconnaître la nécessité de mesures limitant certains effets du marché et de la concurrence dans un contexte mondialisé. Il permet un subtil alliage entre libéralisme et interventionnisme, dans un contexte d’approfondissement de la construction européenne.
Le régime juridique des investissements directs étrangers en France a connu de nombreuses réformes depuis les années 1960. Mais l’avancée la plus significative provient sans doute de l’adoption du Règlement européen du 19 mars 2019, établissant un cadre pour le filtrage des investissements directs étrangers dans l’Union (Règl. n° 2019/452). L’esprit de ce dernier peut être résumé par les propos du Président de la Commission, Jean-Claude Juncker, déclarant que « nous ne sommes pas des partisans naïfs du libre-échange. L’Europe défendra toujours ses intérêts stratégiques. C’est la raison pour laquelle nous proposons aujourd’hui un nouveau cadre de l’UE sur l’examen sélectif des investissements » (Discours sur l’état de l’Union 2017, 13 sept. 2017). Pour ce faire, le Règlement tente de trouver un équilibre entre loi du marché et protection des intérêts stratégiques, laissant aux États de larges marges de manœuvre.
Originalité du droit des investissements étrangers, l’évolution vers un renforcement des contrôles publics a été initiée au niveau européen, pour être ensuite reprise par le législateur lors de l’adoption de la loi du 22 mai 2019, relative à la croissance et à la transformation des entreprises (L. n° 2019-486, dite Pacte). Celle-ci apporte une clarification du droit et confirme la volonté de l’État d’approfondir son contrôle sur les investissements étrangers réalisés dans les secteurs considérés comme stratégiques. Après avoir posé le principe selon lequel « les relations financières entre la France et l’étranger sont libres » (article L. 151-1 du code monétaire et financier), les articles L. 151-2 et L. 151-3 du CMF précisent les conditions dans lesquelles certains investissements peuvent être soumis à autorisation préalable par l’exécutif, par voie réglementaire. Sans entrer dans le détail, il faut simplement relever que l’article L. 151-3 soumet à autorisation préalable « les investissements étrangers dans une activité en France qui, même à titre occasionnel, participe à l’exercice de l’autorité publique ou relève (des) activités de nature à porter atteinte à l’ordre public, à la sécurité publique ou aux intérêts de la défense nationale (ou des) activités de recherche, de production ou de commercialisation d’armes, de munitions, de poudres et substances explosives ». L’étendue de ces domaines est précisée par voie réglementaire et codifiée dans une (longue) liste à l’article R. 151-3 du CMF. Le fait que cette liste figure dans la partie réglementaire du code en dit d’ailleurs long sur le rôle central du pouvoir exécutif en matière de protection des IDE.
Quelle conséquence a eu la pandémie sur le droit des investissements directs étrangers ?
Dans une période pandémique, la nécessité d’encadrer les IDE peut devenir vitale pour certaines entreprises, soit qu’elles sont jugées stratégiques pour la lutte contre le virus (laboratoires pharmaceutiques par ex.), soit qu’elles sont fragilisées économiquement et encourent d’autant plus les conséquences de la mondialisation. L’équilibre entre ouverture et fermeture des échanges économiques devient alors une question centrale de la gestion de crise. Les autorités étatiques doivent, selon les propos de B. Le Maire, s’assurer que la France « reste ouverte aux investissements étrangers » (18 janv. 2021) tout en s’efforçant de « garantir la protection de nos entreprises stratégiques » (18 déc. 2020), car « certaines entreprises sont vulnérables, certaines technologies sont fragilisées et pourraient être rachetées à bas prix par des compétiteurs étrangers » (29 avr. 2020).
La réponse apportée en matière d’IDE a été double. Au niveau européen, la Commission européenne rappelait, dès le 25 mars 2020, que si « l’Union européenne est ouverte aux investissements étrangers », les États membres peuvent « faire, dès à présent, pleinement usage de leurs mécanismes de filtrage des investissements directs étrangers, de manière à tenir dûment compte des risques représentés pour les infrastructures critiques de soins de santé, la fourniture d’intrants critiques et d’autres secteurs essentiels » (Comm. UE, n° 2020/C 99 I/01). Répondant à l’invitation, les pouvoirs publics français ont rapidement pris deux séries de mesures, tendant à compléter (davantage qu’à réformer) les contrôles nationaux des IDE. D’une part, l’arrêté du 27 avril 2020 étend la liste des « activités de recherche et développement portant sur des technologies critiques » au sens de l’article R. 151-3, III, 1° du CMF, en y ajoutant « les biotechnologies ». Celles-ci viennent ainsi s’ajouter aux domaines déjà protégés depuis l’arrêté du 31 décembre 2019 : « la cybersécurité ; l’intelligence artificielle ; la robotique ; la fabrication additive ; les semi-conducteurs ; les technologies quantiques ; le stockage d’énergie ». D’autre part, le ministre a également abaissé temporairement le seuil de prise de participation dans des entreprises sensibles nécessitant une autorisation préalable. Celui-ci est, en temps normal, fixé à 25 % par l’article R. 151-2 du CMF. Selon l’article 1er du décret du 22 juillet 2020, « constitue un investissement, au sens de l’article L. 151-3 du code monétaire et financier, le fait, pour un investisseur mentionné au I de l’article R. 151-1 du même code, de franchir, directement ou indirectement, seul ou de concert, le seuil de 10 % de détention des droits de vote d’une société de droit français dont les actions sont admises aux négociations sur un marché́ réglementé » (D. n° 2020-892). Initialement prévue jusqu’au 31 décembre 2020, cette dérogation a été prorogée jusqu’au 31 décembre 2021 (D. n° 2020-1729).
Quelles est la portée de ces évolutions ?
La cohérence des mesures adoptées depuis mars 2020, tant à l’échelon national qu’européen, tend à montrer que le droit des IDE est parvenu à une certaine maturité. Les actions menées par la France depuis le début de la pandémie viennent renforcer un arsenal juridique qui a connu des transformations importantes depuis l’adoption du Règlement du 19 mars 2019. Il n’y a donc clairement pas de révolution en la matière, mais un approfondissement du mouvement plus ancien de développement d’un protectionnisme européen, qui dénote avec l’orientation généralement plus libérale des économies occidentales et de la construction européenne. La question reste posée de savoir s’il s’agit d’un îlot de résistance de l’État contre la mondialisation, ou au contraire de la réaction à certaines de ses dérives, prélude à un retour de la puissance publique (nationale ou européenne), davantage régulatrice des échanges économiques. Il semble que, de ce point de vue, du moins, l’idée (salutaire) d’un interventionnisme public européen fasse son chemin.
[vcex_button url= »https://www.leclubdesjuristes.com/newsletter/ » title= »Abonnement à la newsletter » style= »flat » align= »center » color= »black » size= »medium » target= » rel= »none »]En savoir plus…[/vcex_button]