Fonctionnement des juridictions familiales à l’ère du covid-19 : la France doit rattraper son retard digital !
Par Rahima Nato Kalfane et Helen O’neil, Avocats - bwg associés.
Par Rahima Nato Kalfane et Helen O’neil, Avocats – bwg associés
1. Comment le système judiciaire français s’est-il adapté à la crise sanitaire ?
En France, depuis le 16 mars dernier, les juridictions ont fermé leurs portes et mis en œuvre des « plans de continuité d’activité » (PCA), n’assurant que le traitement des contentieux dits « essentiels ».
En matière civile et particulièrement s’agissant des litiges familiaux, les contentieux dits essentiels concernent principalement les violences intrafamiliales, les enlèvements internationaux d’enfants, ou encore les contentieux funéraires.
En pratique toutefois, cette notion est susceptible d’interprétations hétérogènes, ce qui a pu entraîner une certaine confusion entre contentieux essentiels et urgents, mais aussi une priorité accordée au contentieux pénal au détriment du civil, qui représente pourtant un plus grand nombre d’affaires1.
En résumé, le choix a donc été de mettre un terme à toutes les activités « non essentielles » des juridictions, en ne traitant qu’un faible nombre de contentieux et en renvoyant (sine die) massivement les audiences à une date ultérieure, qui doit encore être déterminée.
En outre, alors même que l’introduction d’instances dématérialisée devrait être la règle depuis janvier 2020, de nombreuses juridictions (notamment à Paris) ne sont pas encore équipées. Par conséquent, il est bien souvent impossible d’introduire de nouvelles procédures. Les juridictions sont en outre très inégalement dotées en matériel de visioconférence et quand elles le sont, les dispositifs ne sont pas toujours très performants.
Sur le plan technique, les modalités procédurales ont été adaptées par deux ordonnances prises le 25 mars 2020 qui instaurent pour la première des règles procédurales d’exception en matière civile (ordonnance n°2020-304) et pour la seconde une prorogation des délais de procédure (ordonnance n°2020-306). Ces deux ordonnances ont vocation à s’appliquer durant « la période juridiquement protégée » courant du 12 mars 2020 jusqu’à l’expiration d’un délai d’un mois à compter de la date de cessation de l’état d’urgence sanitaire2.
Récemment, les juridictions ont anticipé la reprise de leurs activités en perspective du déconfinement et se sont emparées de certains nouveaux mécanismes, et notamment de la « procédure sans audience » (art. 8 de l’ordonnance n°2020-304). Elles ont ainsi invité les parties représentées ou assistées d’un avocat et qui l’accepteraient à passer par ce type de procédure, le but étant de traiter les affaires dont les audiences n’ont pas pu avoir lieu durant le confinement et celles prévues durant la période de l’Etat d’urgence sanitaire.
D’autres possibilités, et notamment le recours à des audiences en visioconférence voire par téléphone (art. 7 de l’ordonnance n°2020-304) sont quant à elles sous employées pour le moment.
Cela s’explique aisément par ce qu’a qualifié la Garde des Sceaux elle-même de « dette technologique très importante » du système judiciaire français.
2. Quelles sont les difficultés pratiques rencontrées par les auxiliaires de justice en France ?
Si les juridictions ont fermé leur portes, les magistrats, globalement bien équipés pour travailler à domicile, ont pu continuer à travailler à distance.
Ils rencontrent toutefois une difficulté de taille, révélant d’ailleurs le sous-équipement technologique des juridictions françaises, à savoir l’absence d’un accès sécurisé à distance à leur environnement numérique, les obligeant à travailler sur le stock de dossiers papiers qu’ils auront pu prendre chez eux la veille du confinement annoncé.
Les agents de greffe sont quant à eux largement sous-équipés en matériel informatique et ne disposent pas d’accès à distance aux applications indispensables au traitement des dossiers civils.
Par conséquent, outre l’impossibilité d’accéder aux juridictions, les avocats ont eu à déplorer l’absence de toute information sur le traitement de leurs dossiers, hors « contentieux essentiels ».
En effet, alors même que le RPVA3 (système de communication électronique) existe depuis plusieurs années déjà, les magistrats comme les greffiers n’ont pas bénéficié d’un accès à distance sécurisé au réseau, provoquant une rupture brutale de la communication entre juridictions et avocats.
Par conséquent, les messages RPVA adressés par les avocats aux juridictions, laissés longtemps sans réponse, commencent tout juste à être traités (depuis le 27 avril dernier), et souvent par des messages automatiques non individualisés.
Cette défaillance relève malheureusement très certainement d’un manque de moyens et témoigne de ce que le service public de la Justice, au même titre que celui de la Santé et de l’Éducation, a depuis trop longtemps été négligé, le privant de sa capacité à faire face à une crise d’ampleur comme celle que l’on connaît actuellement.
3. Les enjeux du déconfinement
Le déconfinement annoncé au 11 mai prochain invite l’ensemble des acteurs du service public de la justice à s’interroger sur la reprise du traitement des contentieux post-confinement.
Dans le contexte d’une crise sanitaire qui risque très probablement de s’inscrire dans la durée, il n’est pas envisageable que la suspension massive de l’activité des tribunaux et même parfois du droit d’accéder à un juge, se poursuive sur le long terme.
De la même manière, il ne faudrait pas que les facilitées procédurales d’exception liées à l’état d’urgence sanitaire conduisent à modifier durablement le droit commun, au risque de provoquer une atteinte disproportionnée aux droits et libertés fondamentaux, et notamment le droit au procès équitable4.
En plus des contraintes matérielles auxquelles les autorités vont devoir répondre afin que les juridictions puissent accueillir du public dans des conditions sanitaires acceptables, la crise sanitaire appelle également à remédier au sous-équipement dont souffre le système judiciaire français.
On constate en effet que les juridictions qui étaient déjà dotées d’équipements technologiques performants, comme celles par exemple du Royaume-Uni ou de Singapour, résistent mieux à la crise et en ressentiront certainement les effets moins longtemps.
Une modernisation du système juridictionnel français passe nécessairement par la mobilisation de moyens importants afin notamment de le doter d’équipements efficaces pour faire face aux besoins du télétravail mais aussi de matériels de visioconférence présentant des garanties suffisantes en terme de respect du contradictoire, des droits de la défense, et de confidentialité des échanges.
De tels investissements seraient certes coûteux, mais indispensables pour répondre d’une part à la crise actuelle, mais également à l’impératif, qui lui n’est malheureusement pas nouveau, de faire enfin pleinement entrer notre système juridictionnel dans le 21e siècle…
[1] Mission de suivi sénatoriale de la loi d’urgence pour faire face à l’épidémie de Covid-19, « Covid-19 : Deuxième rapport d’étape sur la mise en œuvre de l’état d’urgence sanitaire », 29 avril 2020.
[2] Cette date est à ce jour incertaine. Fixée initialement au 24 mai 2020, il est probable que l’état d’urgence sanitaire soit prorogé pour une durée de deux mois à compter de cette date, soit jusqu’au 24 juillet prochain. Il est toutefois possible qu’en conséquence, la date d’application de ces ordonnances soit dé corrélée de la date de fin de l’état d’urgence.
[3] Réseau privé virtuel des avocats.
[4] Cf. Commission nationale consultative des droits de l’homme, avis du 28 avril 2020.
Lire aussi : « Tour d’horizon du fonctionnement des juridictions familiales à l’ère du covid-19 »
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