Par Xavier Dupré de Boulois, professeur à l’université Paris 1 Panthéon- Sorbonne

Signification de la « co-construction »

Approuver le principe de la mise en place d’un régime d’exception sur mesure pour lutter contre les crises sanitaires du type de la pandémie actuelle ne conduit pas à donner un blanc-seing au législateur. Au regard des modalités d’adoption de la loi de manière générale et de la place centrale pour ne pas dire première, du Gouvernement dans son élaboration, en particulier dans le contexte de la crise de la covid-19, il est bien évident que le régime de l’EUS issu de la loi du 23 mars 2020 a d’abord été pensé pour faciliter l’action publique et permettre la mise en œuvre d’une politique publique de lutte contre la pandémie. Les considérations d’efficacité opérationnelle ont dominé la prise en compte de la garantie des droits et libertés fondamentaux. C’est ici qu’intervient la nécessité de la « co-construction » de ce régime juridique. Elle s’entend d’un processus qui associe les différents acteurs du droit dans la définition d’un équilibre entre les nécessités de l’action publique et la protection des droits des personnes. Il n’est pas seulement question des autorités normatives (gouvernement et le législateur) mais aussi des juridictions, des autorités indépendantes (Défenseur des droits, CNCDH) et des acteurs sociaux (autorités indépendantes, associations, etc.) qui, chacun dans leur rôle et les responsabilités qui l’accompagnent, participent à l’élaboration du droit dans un régime démocratique.

Le précédant de la loi du 3 avril 1955. – De ce point de vue, l’expérience de la période d’état d’urgence 2015-2017 illustre bien ce processus de « co-construction » d’un régime d’exception. Jusqu’en 2015, la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 n’avait été substantiellement retouchée qu’en ce qui concerne les modalités du déclenchement et de la fin de l’état d’urgence et ce dès 1960 (Ord. n° 60-372, 15 avr. 1960). En novembre 2015, la loi de 1955 reste donc encore très sommaire comme l’attestent ses dispositions qui déterminent les mesures susceptibles d’intervenir sur son fonde- ment. La plus emblématique est son article 11 qui permet de conférer aux autorités administratives le pouvoir d’ordonner des perquisitions à domicile de jour et de nuit et de prendre des mesures pour assurer le contrôle de la presse écrite et radiophonique et des représentations cinématographiques et artistiques. Il ne définit ni les motifs pouvant justifier l’édiction de telles mesures, ni leur procédure d’adoption ni les garanties accordées aux personnes visées. La séquence 2015-2017 a donc conduit à une redéfinition importante du régime de l’état d’urgence au terme d’un processus de « co-construction ». La loi de 1955 a été modifiée à quatre reprises (L. n° 2015-1501, 20 nov. 2015 ; L. n° 2016-987, 21 juill. 2016 ; L. n° 2016-1767, 19 déc. 2016 ; L. n° 2017-1154, 11 juill. 2017). Ces modifications ont souvent été inspirées voire imposées par différentes décisions de justice. Les dispositions de la loi de 1955 ont fait l’objet de pas moins de neuf questions prioritaires de constitutionnalité (QPC) entre décembre 2015 et janvier 2018 à l’initiative le plus souvent d’associations ou d’avocats. Plusieurs décisions d’abrogation ont conduit le législateur à renforcer l’encadrement de l’action des autorités publiques et les garanties accordées aux personnes dans le cadre de l’état d’urgence. Ainsi initialement, son article 6 relatif aux résidences ne comportait que 4 alinéas, il en comprend désormais 16. Un sain embonpoint a aussi gagné la disposition relative aux perquisitions administratives (art. 11) qui est passée d’un seul à 21 alinéas !

Et maintenant l’État d’urgence sanitaire

Le régime de l’EUS a aussi vocation à s’inscrire dans un tel processus. Dans un premier temps, il a pu être contrarié par l’absence de saisine initiale du Conseil constitutionnel au sujet de la loi du 23 mars 2020. Il aurait pu l’être a fortiori en raison de l’intervention de la loi organique n° 2020- 365 du 30 mars 2020 qui a suspendu les délais dans lesquels le Conseil d’État et la Cour de cassation doivent se prononcer sur le renvoi d’une QPC au Conseil constitutionnel et celui dans lequel ce dernier doit statuer sur une telle question. Pour autant, les différents acteurs sociaux (ex. : Réseau de veille sur l’état d’urgence sanitaire, « Note d’alerte sur une nouvelle banalisation des atteintes aux droits et libertés », 29 avr. 2020) ainsi que diverses autorités publiques indé- pendantes au niveau européen ou français (par ex., la CNCDH, Avis Etat d’urgence sanitaire et Etat de droit, 28 avr. 2020) n’ont pas manqué de pointer les faiblesses et les carences de ce régime juridique. Ils n’ont pas été sans influence sur l’élaboration de la loi n° 2020-546 du 11 mai 2020 prorogeant l’état d’urgence sanitaire et complétant ses dispositions. Les dispositions du Code de la santé publique qui régissent les mesures de mise en quarantaine ou de placement à l’isolement de personnes en sont la meilleure illustration. Jusque-là, elles étaient pour le moins sommaires. Elles comportent désormais une quinzaine d’alinéas répartis sur deux articles qui régissent leurs motifs, leurs modalités, leur durée et leur contrôle judiciaire (CSP, art. L. 3131-15, II et art. L. 3131-17, II). Le Conseil constitutionnel a en sus formulé une réserve d’interprétation afin d’imposer l’intervention du juge des libertés et de la détention pour autoriser la prolongation des mesures de mise en quarantaine ou de placement en isolement imposant à l’intéressé de demeurer à son domicile ou dans son lieu d’hébergement pendant une plage horaire de plus de douze heures par jour (Cons. const., n° 2020-800 DC, 11 mai 2020, § 43). Et pour faire bonne mesure, il a censuré une disposition transitoire de la loi qui avait pour effet de laisser subsister le régime juridique antérieur des mesures de mise en quarantaine et de placement à l’isolement tant que n’était pas intervenu le décret d’application des nouvelles dispositions et au plus tard jusqu’au 1er juin 2020 (§§ 83-87).

« Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage »

La décision du Conseil constitutionnel ne constitue probablement qu’une étape dans la construction du régime de l’état d’urgence sanitaire. Il a vocation à s’enrichir à l’avenir de nouveaux alinéas qui pourraient utilement renforcer l’encadrement de l’action des pouvoirs publics en période de catastrophe sanitaire. Les « portes étroites » déposées au Conseil constitutionnel par plusieurs associations à l’occasion de sa décision n° 2020-800 DC suggèrent des évolutions à travers les griefs d’inconstitutionnalité qu’elles ont avancés en vain. On pense par exemple aux dispositions (CSP, art. L. 3131-15, 5° et 6°) qui autorisent le premier ministre à limiter ou interdire les rassemblements et les réunions (« porte étroite » déposée par l’ADELICO, la LDH, le SAF et le SM). Le processus de « co-construction » de la loi inhérent au fonctionnement d’un régime démocratique est donc appelé à se poursuivre.

 

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