Par Basile Ader, Ancien vice-bâtonnier de Paris, associé chez August Debouzy

 

Le fait que, dans la décision « Balance ton porc », il soit question d’un message sur les réseaux sociaux explique-t-il la clémence de la Cour d’appel ?

C’était une décision très attendue, comme l’était celle du tribunal, à l’aune de l’écho réservé à la dénonciation qu’avait faite sur twitter Sandra Muller des faits litigieux, après qu’elle ait annoncé la création du #Metoo français, avec le choix fort d’utiliser le mot « porc » qu’il faut « balancer ». Cette décision était attendue précisément parce que le message avait été diffusé sur twitter. Il est en effet très utile d’avoir l’arbitrage du juge en cette matière, pour savoir où mettre le curseur.

En l’occurrence, l’arbitrage devait être fait entre « l’intérêt général » de libérer la parole des femmes agressées sexuellement ou harcelées, et celui, aussi primordial, de protéger la réputation des personnes qui peuvent voir leur vie bouleversée par une dénonciation publique de nature diffamatoire. Le fait que cette affaire soit jugée pour un message portant sur des faits de nature privée, vieux de 5 ans, sur twitter – réseau par essence réducteur et donc souvent violent et polémique – au surplus par une professionnelle de l’information, et ce, à l’égard d’une personne qui ne peut être considérée comme une « personnalité publique » au sens ou l’entend la jurisprudence, était au centre des débats.

La question du support choisie par Sandra Muller pour initier un mouvement de libération de la parole des femmes agressées avec le choix de cet évènement qui était, par nature, du domaine de l’intime au sens de la vie privée, devait donc être appréhendé en tant que tel par le juge, sans pour autant emporter une particulière clémence. Il lui appartenait juste d’en mesurer toute la portée et la signification.

Précisément, le fait que cette dénonciation procédait d’un « débat d’intérêt général », qu’elle entendait justement initier, justifiait-il pour le juge tous les excès ?

En réalité l’appréciation de « l’intérêt général », à l’aune des preuves apportées par le diffamateur de la vérité de ce qu’il a dit, permet souvent au juge de trancher dans un sens ou dans un autre (et l’infirmation du jugement de la 17ème par la Cour d’appel en est d’ailleurs la démonstration). Le juge doit simplement, lorsqu’il s’est forgé une conviction sur la nécessité ou non de réprimer la diffamation qui lui est soumise, de le faire avec les outils que lui offre la loi sur la presse et la jurisprudence. Il doit d’abord dire si c’est diffamatoire, puis si les faits sont rigoureusement conformes à la vérité qu’il appartient au diffamateur de prouver, pour enfin s’intéresser à la bonne foi de ce dernier. C’est alors que le juge a toute latitude de dire blanc ou noir. Aux critères traditionnels (intérêt légitime de l’information, absence d’animosité du diffamateur à l’endroit du diffamé, prudence dans l’expression et enquête sérieuse) se sont substituées aujourd’hui les deux conditions tirées de la jurisprudence de la CEDH, que sont « l’intérêt général » de l’information et « la base factuelle suffisante » de celle-ci. L’intérêt général de l’information était en l’espèce incontestable. C’était donc sur le terrain de la base factuelle qu’il appartenait au juge de se prononcer. Mais pour cela, il fallait restituer au message toute sa portée, c’est à dire la manière dont il avait été reçu.

La Cour rappelle dans ses motifs que « l’internaute » (formule au demeurant assez désuète s’agissant des abonnés ou utilisateurs de réseaux sociaux) était à même d’apprécier le sens du message dans toute sa signification. En l’espèce, si le demandeur ne contestait par l’existence du message litigieux, (pour lequel, rappelait-il, il s’était aussitôt excusé auprès de l’intéressée) il n’admettait pas qu’il puisse être considéré comme une forme de harcèlement ou d’agression, mais seulement comme « une drague lourde » et même une « goujaterie ». Le tribunal en avait tiré la conclusion qu’il appartenait à Sandra Muller, pour établir ladite base factuelle, de prouver que ce qu’elle entendait dénoncer était bien, si ce n’est un viol, au moins un harcèlement de « prédateur sexuel » supposant une répétition qui fait fi de l’absence de consentement, et non pas seulement une invitation grasse et vulgaire, comme le reconnaissait le demandeur. La Cour a une autre appréciation, qui me parait personnellement contestable, estimant que le mot harcèlement aurait nécessairement été entendu par « l’internaute » dans son sens commun et non pas juridique, comme pouvant englober aussi « une drague lourde et goujate ».

Doit-on redouter les conséquences de cet arrêt ?

Je disais pour commencer que cette décision judiciaire était attendue. Il faut, à présent attendre de voir ce qu’en dira la Cour de cassation, puisque cette affaire y sera sans doute portée, et qu’elle dise le fin mot de l’histoire. Mais il est clair que les juges doivent être très soucieux de distinguer, au cas par cas, ce qui ressortit à une légitime dénonciation d’un fait exact et qui mérite d’être connu comme étant symptomatique de ce contre quoi il faut lutter pour permettre aux femmes qui en sont les victimes de le faire savoir, de ce qui n’est que « délation » de faits anciens qui n’auraient pas toutes ces caractéristiques. Il me parait important aussi que, dans le contexte particulier de dénonciations publiques sur les réseaux sociaux de la part de personnes qui y sont très suivies pour y avoir de nombreux abonnés, les juges retiennent leur nécessaire responsabilité pour les conséquences que pourrait avoir la diffusion de leurs messages dans la vie des personnes visées, qui peuvent être très cruelles, comme ce fut, de fait, le cas en l’espèce.

Je terminerai en rappelant une phrase du président Monfort appelant les juges en cette matière à prendre d’infinies précautions, car tracer les limites de la liberté d’expression, c’est comme, disait-il, « entrer dans un magasin de porcelaine », on ne peut jamais le faire à l’emporte-pièce.

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