Jacques Commaille, Professeur des universités émérite à l’École Normale Supérieure de Paris-Saclay

Les travaux de Jacques Commaille relèvent principalement d’une sociologie politique du droit comme contribution à une théorie générale de la régulation sociale et politique des sociétés contemporaines. Parmi ses ouvrages récents : À quoi nous sert le droit ?, Gallimard, Folio Essais, 2015 ; Les métamorphoses de la régulation politique (co-dir. avec Bruno Jobert), LGDJ-Lextenso éditions, coll. « Droit et Société Classics », 2019.

L’épidémie du Covid-19 ne bouleverse pas seulement nos univers quotidiens. En tant qu’intellectuels, elle nous incite à repenser le monde, à faire le point sur le sens de ce que nous faisons, sur la pertinence de la connaissance que nous produisons. C’est ainsi que les travaux que je mène actuellement sur les façons de penser le droit se sont brutalement télescopés avec une nouvelle réalité, celle de la fragilité du monde, celle de notre vulnérabilité, qu’annonçait déjà le réchauffement climatique et que confirme l’épidémie du Covid-19.

À partir d’un double ancrage : celui de la sociologie générale et de la science politique ; celui d’une entrée dans l’univers du droit par une collaboration avec l’une de ses grandes figures, Jean Carbonnier, je me suis engagé depuis de nombreuses années sur la question du droit, non pas en soi mais comme entrée privilégiée pour l’étude des régimes de régulation sociale et politique des sociétés contemporaines. J’ai ainsi entrepris d’observer les transformations dans les savoirs sur le droit, dans les façons de penser le droit. Pour mieux comprendre le sens de ces transformations, j’ai procédé à une comparaison avec les façons de penser la « Nature » et celles de penser la « Culture » (en l’occurrence le social et le politique). J’en suis ainsi venu au constat que l’exceptionnalité du droit dans la régulation des sociétés tient à la nature même de ses fonctions mais pas aux façons de le penser. En effet, à l’issue de cette comparaison, j’observe une forte convergence entre ces trois façons de penser (le « Droit » la « Nature » et la « Culture ») et leurs transformations dans la période contemporaine. Ces trois façons de penser, ces trois types de savoir ont tous connu, même si c’est suivant des temporalités différentes : d’abord le temps des certitudes, pour certains celui de la « modernité », puis le temps des incertitudes, pour certains celui du « postmodernisme ».

Un régime de connaissance aveuglé par les certitudes ?

Dans le temps des certitudes, les façons de penser le « Droit », l’influence du religieux n’est jamais loin. Comme l’univers de la « Nature », comme celui de la « Culture », la représentation sociale du droit (du « Droit »), telle qu’elle est promue dans les façons dont on le pense, reste inspirée par l’idée de transcendance. La « Science » prétend incarner une « Certitude transcendante » comme l’affirme Bruno Latour. La « Société » ne s’inscrit pas dans un processus de sécularisation mais fait l’objet, comme le considère Émile Durkheim, d’un déplacement de l’objet du culte où la République se substitue à Dieu. Le droit (le « Droit ») se situe dans la même logique, Dans le registre savant qui lui est consacré, la pensée sur le droit emprunte à la religion la notion de « dogme », suggérant, comme une évidence, que ce qui est énoncé ne peut pas être discuté.

Les façons de penser le « Droit » comme celles de penser la « Science », comme celles de penser la « Société », trouvent finalement leur légitimité dans le recours à une rationalité mythifiée, à une « Raison » ou à une « méta-Raison », dont il est souvent difficile de distinguer en quoi celles-ci relèvent de considérations métaphysiques ou d’une simple spéculation plutôt que d’une connaissance fondée empiriquement suivant des exigences propres à une véritable…raison. Un tel positionnement inscrit les façons de penser le « Droit » dans une vision du monde analogue à celle intégrée également par les autres savoirs : une vision pyramidale, hiérarchisée de la régulation du monde autorisant le recours à l’argument d’autorité auto-justifiée, comme l’illustre une certaine théorie du droit lorsque la référence y est faite aux soi-disant « fondements anthropologiques » ou quand est proclamée la conviction que le droit est à lui-même sa propre explication.

Un tel régime de connaissance commun promeut l’évidence d’un principe de binarité suivant lequel le monde est divisé entre les « sachants » (les « clercs) et les « profanes ». Comme en écho à l’invocation de la « science pure » attachée à l’observation de la « Nature », issue d’une production immanente, la prétention à une « théorie pure du droit » est assumée, plus généralement, celle de la pureté nécessaire de savoirs sur le droit qui devraient se garder, au nom du souci de préservation de la force spécifique du « Droit », dans sa réalité et dans les façons dont il est pensé, de prendre en compte ce qui vient du « Social ». Il s’agit là, comme pour les savoirs sur la « Nature », de se défier d’une contamination par le « Social » et par ce que pourraient dire les savoirs qui lui sont consacrés.

Un des traits les plus forts de ce régime général de connaissance, c’est un positionnement en surplomb, incompatible avec l’idée de contingence, justifiant par conséquent le refus d’être situé. Paradoxalement, les savoirs sur la « Culture » (le social et le politique), en énonçant des macro-théories sur les transformations des sociétés qui prétendent épuiser le sens du social et de ses transformations en rejetant toute réserve inspirée par le constat de la complexité du monde et qui affaiblirait la certitude de l’inéluctable, s’inscrivent dans la même logique.

Un régime de connaissance en mutation ?

Comme le soulignait le sociologue américain Immanuel Wallerstein parlant du devenir des sociétés contemporaines et des défis auxquels elles sont confrontées : « nous avons atteint la fin des certitudes ». Là encore, les façons de penser le droit, loin d’être spécifiques, s’alignent sur les façons de penser la « Nature », de penser la « Culture ». Ces façons de penser s’inscrivent dans un processus de désenchantement correspondant à la disparition ou à l’affaiblissement de tout ce qui concourait à donner une importance majeure à la représentation transcendantale du monde. L’heure est venue de la contestation d’une dictature de la « Raison ». La raison est démythifiée, elle devient relative. Il est désormais assumé qu’elle soit située, qu’elle dépende de contextes.

Dans le domaine du droit comme dans celui de la « Nature » ou de la « Culture », il est maintenant reconnu que la parole de celui qui prétend énoncer la « Vérité » puisse dépendre du lieu d’où il parle et des valeurs qui fondent son action. Les façons de penser le droit ne peuvent plus prétendre faire œuvre législative, comme ce fut le cas pour un Code civil portant l’ambition d’être la « Constitution sociale de la France », en occupant une position en surplomb par rapport ce qui aurait pu être dit à partir des façons de penser la société. Comme les façons de penser la « Nature » ne sauraient plus être en état d’apesanteur ni de surplomb par rapport à l’existence de contextes sociaux, culturels, économiques et politiques qui lui sont constitutifs, comme observer la « Nature », observer la « Culture » dans ses déclinaisons sociales et politiques ne peuvent découler désormais d’une explication causale globale autarciquement produite, les façons de penser le droit peuvent de moins en moins ignorer la complexité des sociétés, les stratégies multiples qui s’y développent issues des individus, des groupes sociaux, des institutions dans les sphères sociales, économiques, politiques, d’où s’affirment de plus en plus les aspirations à être acteurs de son destin.

Les façons de penser le droit comme celles de penser la « Nature » ou la « Culture » ne peuvent plus relever des grandes théories englobantes ou des méta-récits. Elles sont aussi dans l’obligation, comme le dit l’historien des sciences et des savoirs, Dominique Pestre, de passer « à l’étude de la complexité des actes humains en situation ».

Un régime de connaissance à refonder ?

L’ampleur des mutations des savoirs est telle qu’elle suggère que l’enjeu n’est finalement pas un enjeu de la connaissance pour la connaissance. La prise de conscience des incertitudes concernant la maîtrise du monde physique et social nous incite plus que jamais à nous demander comment « faire société » dans ce monde incertain et comment le travail de connaissance peut y contribuer. Une telle interrogation vaut bien entendu particulièrement pour ce qui concerne les façons de penser le droit, cet exceptionnel moyen au cœur de la régulation sociale et politique des sociétés.

Le choix de la facilité pourrait être fait. Il serait inspiré, par exemple, par une vision « décliniste » du devenir des sociétés justifiant de considérer qu’il conviendrait d’opérer un retour au temps des certitudes et à celui des utopies scientistes par la restauration d’un autoritarisme politique s’appuyant sur un droit dogmatique au sens le plus originel et le plus étroit du terme. Cette régression pourrait également prendre une autre forme : celle de l’imposition croissante d’une normativité bureaucratique et technique portant la double menace d’une euphémisation du politique jusqu’à son effacement apparent et d’une désappropriation des acteurs sociaux, y compris des professionnels du droit, à la suite de l’avènement de cette normativité gestionnaire et technique inscrite dans ce que Pierre Rosanvallon qualifiait de processus de rationalisation pour l’opposer au processus de démocratisation.

L’emprise croissante des normes techniques, des instruments actuariels ou encore celle d’une « justice algorithmique » ou d’une « gouvernance par les nombres » en seraient les prémices justifiant la prophétie de Michel Foucault : « Et si le juridisme universel de la société moderne semble fixer les limites à l’exercice des pouvoirs, son panoptisme partout répandu y fait fonctionner, au rebours du droit, une machine à la fois immense et minuscule qui soutient, renforce, multiplie la dissymétrie des pouvoirs, et rend vaines les limites qu’on lui a tracées ».

Les voies que nous choisissons d’esquisser pour les façons de penser le droit et leur devenir sont toutes autres. Il s’agit d’abord de prêter plus attention à ce qui vient de la société et qui peut avoir rapport au droit. Comme des illustrations parmi beaucoup d’autres, c’est la voie que nous invite à emprunter la micro-histoire, l’ethnographie ou un courant de recherche américain comme celui du « legal consciousness studies », c’est-à-dire des approches de recherche mettant en valeur la richesse de la vie du droit au cœur même de l’effervescence des sociétés, à partir des multiples façons dont les citoyens se l’approprient ou même le mythifient justement.

Une telle perspective bottom up ne s’oppose pas à la finalité du droit qui est aussi de construire des « Références » pour la structuration des sociétés. Bien au contraire, elle est susceptible de la renouveler. L’enjeu est en effet désormais de penser la légalité, non plus comme instituée « d’en haut » mais comme résultant aussi d’une implication citoyenne, de conférer à cette légalité une nouvelle universalité qui ne soit pas occidentalo-centrée mais prenne en compte la diversité des cultures et celle des catégories de penser le monde, comme le temps, la propriété, la terre, etc. au fondement de catégories du droit (on notera ici combien ces transformations dans les façons de penser le droit, là aussi, montrent un extraordinaire parallélisme avec celles des façons de penser la « Nature » où il peut être question de « co-production » comme la qualifie Sheila Jasanoff, une des figures du « Science and Technologies Studies ». Là aussi « le partage des savoirs » aurait à voir avec l’État de droit comme le considère la philosophe Cynthia Fleury).

Dans ces nouvelles perspectives que nous ne pouvons ici qu’esquisser, il est significatif, en référence à ce qui est en jeu quand il est question de la nouvelle exigence de « faire société » que puisse être proposé, comme c’est le cas au sein des milieux de la théorie du droit au Québec, ainsi qu’en témoigne un de ses plus éminents représentants, Jean-Guy Belley, de substituer au rapport « droit et société », celui de « droit et communauté », soit : en quoi le droit devrait être repensé non pas seulement en fonction de ce que fait la société mais de ce qu’elle devrait être, ceci pour retrouver, sous des formes nouvelles, certaines des vertus de ce que la modernité nous a fait perdre.

Repenser les façons de penser le droit dans ce monde bouleversé qui nous éprouve particulièrement en ce moment, c’est finalement assumer l’exigence d’inscrire celles-ci dans une nouvelle vision politique au sens le plus noble. Comme l’écrivait superbement Étienne Tassin dans son ouvrage Un monde commun. Pour une cosmo-politique des conflits (Seuil, 2003) : « Le monde (…) appelle une cosmopolitique qui se déploie au sein de chaque État par la reformulation des rapports que la chose publique doit entretenir avec les différentes communautés culturelles, religieuses, éthiques ou sexuelles, qui composent la société politique ».

 

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