Par Ludovic Malgrain, Avocat associé, et Arthur Merle-Beral, avocat collaborateur, White & Case

A l’heure où des commissions d’enquête parlementaires sur la gestion de la crise du Covid-19 vont être lancées et à mesure que les plaintes contre certains membres de l’exécutif, des responsables de l’Administration ou des chefs d’entreprise se multiplient, le risque que les travaux de ces commissions influencent les poursuites judiciaires qui pourraient être déclenchées ne cesse de croître et ce, au mépris du principe de la séparation des pouvoirs et des droits de la défense.

Rappelons ainsi que l’article 6.I de l’Ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires précise que le but d’une commission d’enquête parlementaire ne peut être que de « recueillir des éléments d’information sur des faits déterminés en vue de soumettre leurs conclusions à l’assemblée qui les a créées » et qu’il « ne peut être créé de commission d’enquête sur des faits ayant donné lieu à des poursuites judiciaires et aussi longtemps que ces poursuites sont en cours. Si une commission a déjà été créée, sa mission prend fin dès l’ouverture d’une information judiciaire relative aux faits sur lesquels elle est chargée d’enquêter. »

Ceci dit, c’est au Parlement lui-même qu’il revient de déterminer si les poursuites judiciaires dont il a connaissance constituent ou non un obstacle à la création d’une commission d’enquête ou à la poursuite de tout ou partie de ses travaux1. Dès lors, il est vraisemblable que les commissions d’enquête parlementaire soient amenées à cohabiter avec des poursuites judiciaires relatives à la gestion de la crise du Covid-19.

A cet égard, au-delà du fait que la caractérisation des éléments constitutifs des infractions des chefs desquelles des plaintes ont été déposées paraît contestable, c’est surtout l’absence d’identité entre les faits sur lesquels les travaux des commissions d’enquête porteront d’une part, et ceux dont seront saisis l’autorité judiciaire2 d’autre part, qui apparaît discutable.

Dans ce contexte, au regard des pouvoirs dont disposent les commissions d’enquête, la cohabitation entre celles-ci et des poursuites judiciaires pourrait porter atteinte aux droits de la défense des personnes mises en cause.

Quels sont les pouvoirs des commissions d’enquête parlementaire ?

Les pouvoirs des commissions d’enquête sont énumérés à l’article 6.II de l’Ordonnance du 17 novembre 1958. Le premier de ces pouvoirs est le droit pour leurs rapporteurs de « se faire communiquer tous documents de service, à l’exception de ceux revêtant un caractère secret et concernant la défense nationale, les affaires étrangères, la sécurité intérieure ou extérieure de l’Etat et sous réserve du respect du principe de la séparation de l’autorité judiciaire et des autres pouvoirs ».

On peut ici craindre un mélange des genres où les rapporteurs agiraient tels des officiers de police judiciaire puisqu’aux termes de l’Ordonnance susvisée, ils peuvent « exercer leur mission sur pièces et sur place » et « tous les renseignements de nature à faciliter cette mission doivent leur être fournis. »

Un contrôle juridictionnel vient certes encadrer ces quasi-perquisitions, mais seulement ex post puisque le refus de communiquer les documents demandés est passible de deux ans d’emprisonnement et de 7 500 euros d’amende.

Si aucune résistance n’est exercée, les documents transmis alimenteront les questions que les commissions d’enquête seront susceptibles de poser lors des auditions qui seront menées.

Ici réside le second pouvoir de ces commissions d’enquête : en effet, « toute personne dont une commission d’enquête a jugé l’audition utile est tenue de déférer à la convocation qui lui est délivrée, elle est entendue sous serment. Elle est, en outre, tenue de déposer, sous réserve des dispositions des articles 226-13 et 226-14 du code pénal. »

Le refus de comparaître, de déposer ou de prêter serment est passible des mêmes peines que le refus de communiquer les documents demandés. En outre, en cas de faux témoignage ou de subornation de témoin, les dispositions des articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal sont applicables.

Ces poursuites sont certes exercées à la requête du président de la commission d’enquête et, en pratique, sont rares. Néanmoins, en cas de refus de coopérer, compte tenu du caractère ultra-médiatique de la gestion de la crise du Covid-19 et des attentes de l’opinion publique renforcées par la problématique de santé publique inhérente à cette crise (souvenons-nous de l’émotion suscitée par les auditions menées par la commission d’enquête relative au « scandale » du lait infantile Lactalis), le risque que le président d’une commission d’enquête initie des poursuites ne peut être ignoré (tel avait notamment été le cas dans le cadre de la commission d’enquête portant sur l’affaire « Benalla »).

Pourtant, le cas échéant, les personnes convoquées par une commission d’enquête seraient juridiquement bien fondées à refuser de répondre en cas de poursuites judiciaires portant sur les mêmes faits et dont ils seraient les cibles.

Quels sont les risques pour les droits de la défense ?

Répondre – sous serment – aux questions posées par les parlementaires pourrait avoir d’importantes conséquences sur les poursuites judiciaires en cours car les personnes auditionnées pourraient ainsi être amenées à s’impliquer pénalement d’autant plus naïvement que les travaux des commissions auxquelles elles concourent n’ont pas pour objet de désigner des coupables. Surtout, les faits pénalement répréhensibles qu’elles révèleraient alimenteraient les poursuites judiciaires puisqu’en principe, les auditions auxquelles procèdent les commissions d’enquête sont publiques.

En effet, dans ce cas, enquêteurs, magistrats, et avocats de parties civiles ne manqueront pas d’exploiter dans le cadre des procédures judiciaires les propos tenus par les personnes auditionnées dans le cadre des commissions d’enquête.

Or, l’absence de garde-fous juridictionnels permettant de contrôler l’utilisation d’extraits d’une procédure menée par le pouvoir législatif dans le cadre d’une procédure pénale est très contestable au regard du respect des droits de la défense.

Ceci est d’autant plus dommageable que les personnes auditionnées ayant prêté serment devant les commissions d’enquête, il sera considéré qu’elles ont dit la vérité et elles ne pourront donc plus revenir sur la teneur de leur propos recueillis dans le cadre d’une procédure qui n’aura pas été contradictoire.

L’obligation ainsi faite de déposer devant une commission d’enquête constitue dès lors une « coercition ». C’est ce qu’a justement considéré la CEDH dans son arrêt Corbet c. France en 2015, en constatant que « l’utilisation dans la procédure pénale dirigée contre les requérants des déclarations qu’ils ont faites sous cette contrainte devant la commission parlementaire d’enquête pose donc une question quant au respect de leurs droits de se taire et de ne pas contribuer à leur propre incrimination » et en concluant que « l’impossibilité pour les personnes appelées à comparaitre devant une telle commission d’invoquer le respect de ces droits pour éviter de répondre à des questions qui pourraient les conduire à s’auto-incriminer est en soi problématique au regard de l’article 6 § 1 de la Convention. »3

Sur ce point, selon la CEDH, « pour rechercher si une procédure a anéanti la substance même du droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination », il faut examiner « la nature et le degré de la coercition, l’existence de garanties appropriées dans la procédure et l’utilisation qui est faite des éléments ainsi obtenus. »4

A cet égard, il est difficile de ne pas considérer que la menace d’une sanction pénale en cas de refus de déposer ou de prêter serment ne viderait pas de leur substance le droit de se taire et de ne pas s’auto-incriminer.

Comment garantir le respect des droits de la défense ?

Les commissions d’enquête relatives à la gestion de la crise du Covid-19 ne doivent pas influencer les procédures judiciaires au détriment du principe de la séparation des pouvoirs et des droits de la défense.

Afin de garantir l’imperméabilité entre ces procédures tout en permettant au pouvoir législatif de tirer les leçons de la gestion de cette crise, il nous semble dès lors indispensable que les commissions d’enquête à venir fassent exception à la publicité des auditions qu’elles mèneront comme l’article 6.IV de l’Ordonnance du 17 novembre 1958 les y autorise.

Dans l’hypothèse où ces commissions n’adopteraient pas le régime du « secret » ab initio, les personnes auditionnées et qui pourraient être visées en parallèle par des poursuites judiciaires auront tout intérêt à en solliciter l’application afin de pouvoir être entendues à huis-clos.

En tout état de cause, les acteurs de la gestion de la crise du Covid-19 doivent veiller à ce que leurs déclarations publiques ne puissent pas, par la suite, avoir des conséquences en terme d’imputation de responsabilité pénale.

 

[1] « Les commissions d’enquête parlementaires sous la Cinquième République » par Élisabeth Vallet paru dans la Revue française de droit constitutionnel 2003/2 (n° 54), pages 249 à 278.

[2] S’agissant de membres de l’exécutif, la commission d’instruction de la CJR sera le cas échéant chargée de procéder à tous les actes qu’elle juge utiles à la manifestation de la vérité selon les règles édictées par le code de procédure pénale.

[3] CEDH, 19 mars 2015, Corbet c. France, § 33. En l’espèce, la CEDH avait néanmoins conclu que « Les requérants n’ayant pas établi que l’utilisation, dans la procédure pénale dont ils étaient l’objet, des déclarations qu’ils avaient faites devant la commission d’enquête de l’Assemblée nationale, a eu un impact sur le verdict de culpabilité ou les peines prononcées, cette partie de la requête est manifestement mal fondée » (§38).

[4] CEDH, 10 mars 2009, Bykov c. Russie, §92.

 

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